Ces militaires qui ont défilé devant lui le 19 septembre pour son investiture, le nouveau président malien Ibrahim Boubacar Keïta les a à l’oeil. Il a leur confiance, mais sait ce dont ils sont capables. Il sait aussi qu’il est urgent de changer de méthode. Un article publié dans J.A. n° 2750.
“Culturellement, les militaires ont besoin d’être commandés, et bien commandés. C’est lorsque ce commandement devient évanescent que les problèmes commencent.” Les mots du ministre malien de la Défense, Soumeylou Boubèye Maïga, traduisent la nouvelle donne incarnée par Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) face à des militaires devenus, au Mali, l’objet de toutes les préoccupations. Un chef, un vrai, qui saura prendre les bonnes décisions même dans la tempête : c’est justement l’image que le nouveau président s’est construite tout au long de la campagne électorale. Mais Boubèye Maïga aurait pu ajouter que l’une des qualités premières d’un bon général est de savoir faire confiance à ses subordonnés.
Pour mener à bien la renaissance de l’armée malienne, IBK compte avant tout sur son ministre, un homme très au fait des questions militaires (il a déjà été ministre de la Défense sous Alpha Oumar Konaré et a dirigé la Sécurité d’État dans les années 1990) et qui jouit, dans les rangs, d’une bonne réputation. Un homme qui a su gagner la confiance du nouveau président, même s’il n’est pas membre de son parti : durant la campagne électorale, il fut un “conseiller spécial” très influent.
“Boubèye n’est pas un ministre fantoche, estime un autre membre majeur du nouveau gouvernement. Il joue un vrai rôle. S’il propose, le président le suivra.” Un officier, influent à Bamako, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’IBK “ne se mêlera pas directement aux discussions avec les militaires” et que Boubèye “a déjà pris les choses en main”.
Des promotions symboliques
Pour l’heure, il n’y a rien eu de très concret, si ce n’est quelques réunions au cours desquelles le ministre a tenu à rassurer la hiérarchie militaire sur ses intentions tout en martelant la priorité du président, qui veut une armée capable d’assurer au plus vite la sécurité des Maliens. “Il a fait part de sa vision pour refonder l’outil de défense et renforcer les capacités des unités sur le terrain. Son discours a reçu un bon écho”, souffle une source militaire. “Durant la transition, il y avait plusieurs pôles de décision et d’autorité, indique Boubèye Maïga. Cette époque est révolue.”
Il y a eu aussi une poignée de promotions à caractère symbolique. Le 14 août, trois semaines avant de passer la main, le gouvernement de transition avait récompensé deux putschistes de premier plan (le capitaine Amadou Haya Sanogo et le colonel Moussa Sinko Coulibaly) et un seul héros de guerre (le colonel Didier Dacko) en les faisant généraux. Lors du premier Conseil des ministres, le 18 septembre, le gouvernement a tenu à rétablir l’équilibre : deux chefs de guerre, des hommes qui ont fait leurs preuves ces derniers mois dans le Nord (mais qui traînent aussi une réputation sulfureuse du fait qu’ils ont longtemps dirigé des unités comparables à des milices), les colonels-majors El Hadj Ag Gamou et Mohamed Abderahmane Ould Meydou, ont été inscrits au tableau d’avancement au grade de général de brigade. Quatre autres officiers, dont certains sont proches de l’ex-junte (notamment l’actuel ministre de la Sécurité, le colonel Sada Samaké), ont été promus le même jour au grade de général. Des promotions facilitées par les nombreux départs à la retraite enregistrés en deux ans parmi les officiers. “Ces départs règlent en partie une question lancinante depuis des années : que faire des éléments incompétents de cette armée qui semblaient irrécupérables ?” note un officier qui a été l’un des cadres de l’ex-junte.
IBK, apprécié par l’armée
IBK arrive donc au bon moment. “L’armée se relève à peine. La débandade de 2012 l’a marquée à jamais, mais l’intervention française lui a redonné le moral. Elle a retrouvé le terrain, gagné des batailles. Elle a confiance et conscience d’avoir failli dans le passé. Si on ne change pas les choses aujourd’hui, on ne le fera jamais”, note un militaire français en mission à Bamako. Le président dispose en outre d’un atout essentiel : sa popularité au sein des casernes.
Au Mali, nul n’ignore qu’il était le candidat de l’armée. Son score à Kati (près de 60 % dès le premier tour, 89 % au second), le fief de l’ex-junte, l’a confirmé. Cela lui a d’ailleurs valu, durant la transition, la réputation d’être un pro-putschistes non assumé. Au lendemain du coup d’État, tandis que de nombreux ténors de la vie politique ont subi des agressions physiques ou ont vu leur domicile pillé par les militaires, IBK – pour lequel le désormais général Sanogo a la plus grande estime – s’en est sorti indemne. Un an plus tard, à la veille de l’ouverture de la campagne électorale, son équipe évoquait des sondages officieux lui donnant 67 % d’intentions de vote parmi les “corps habillés”. “Il a toujours suscité un grand respect dans l’armée”, précise l’un de ses proches, pour qui cet engouement est dû “à son charisme et à son autorité naturelle”, mais aussi à un épisode ancien, que les militaires n’ont pas oublié. Lorsqu’il a été nommé Premier ministre par Konaré, en 1994, l’une des premières décisions d’IBK a été de rendre visite aux soldats dans les casernes. “Il s’est ému en constatant les conditions de vie des militaires”, rappelle la même source. Quelques mois plus tard, il faisait voter la première loi de programmation militaire du Mali. Il faut croire que celle-ci n’a pas servi à grand-chose, car près de vingt ans plus tard le voilà confronté aux mêmes problèmes (manque de moyens, formation déficiente, matériel archaïque), mais en pire…
Sous ses ordres, le chef de l’État dispose d’une armée dont la déconfiture face aux rebelles et aux islamistes du Nord, en 2012, a révélé l’état de décomposition avancée. Boubèye Maïga l’avait lui-même qualifiée de “groupement de fonctionnaires, pas de combattants”, tandis qu’un officier français l’avait comparée à “une brocante”. “Chez les militaires maliens avec qui je me suis entretenue, une boutade revenait souvent, résume Lori-Anne Théroux-Bénoni, chercheuse principale au bureau de l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Dakar : “Quand des hommes sont entrés dans l’armée pour boire le thé, on ne peut pas leur demander d’aller au combat.””
“Si tu es mort pour le Mali, tu es mort pour rien”
“L’armée qui s’est effondrée face aux groupes armés était gangrenée par le népotisme et la corruption, elle disposait d’équipements disparates, manquait de munitions et de moyens de transmission, tout en souffrant d’un manque évident de formation”, constate Bérangère Rouppert, du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), à Bruxelles. Au lendemain de la première offensive éclair des rebelles touaregs, début 2012, un dicton en bambara reflétait l’état d’esprit de cette soldatesque, où “des généraux sans troupes” (selon les mots d’un homme politique malien) se montraient plus soucieux de faire fructifier leurs trafics que des conditions matérielles auxquelles leurs hommes étaient confrontés : “Ni i sara Malikola, i sara fou.” “Si tu es mort pour le Mali, alors tu es mort pour rien.”
Aujourd’hui, la donne a changé. “Les soldats n’ont plus envie d’être la risée de la communauté internationale et la honte de leurs compatriotes, indique un officier. Ils sont prêts à se reprendre en main.” Surtout, le gouvernement dispose de l’appui de la communauté internationale, et notamment de l’Union européenne, pour réformer l’armée. Et d’une idée précise de ce qu’il faut faire. “Comme pour le reste de l’administration, l’une des priorités consiste à assainir la gestion des ressources financières”, confie Boubèye Maïga. Au nombre des urgences, le nouveau ministre évoque la nécessité d’une “éthique de l’engagement militaire et de la loyauté envers l’État”, “la qualité du recrutement” et la mise en oeuvre d’un “commandement dicté par l’aptitude, les compétences et le mérite”. Une révolution, en somme.
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Par Mehdi Ba et Rémi Carayol, envoyés spéciaux
Source: Jeune Afrique