« Il n’y a pas de réfugiés en Libye »
Le cas de la Libye est complexe. Il n’y a pas de réfugiés en Libye au sens où le pays n’a jamais ratifié les conventions de Genève et ne délivre pas de statut aux demandeurs d’asile. En 2009, Mohamed Bashir Al Shabbani, directeur de l’Office de l’immigration au Comité populaire général de la Sécurité publique, a d’ailleurs déclaré qu’il « n’y a pas de réfugié en Libye », mais seulement « des gens qui s’introduisent illégalement dans le pays ».
Mais, si on ne prend en compte que la première définition, la plupart des étrangers qui se trouvent sur le territoire libyen méritent d’être considérés comme des réfugiés car les migrants y sont exposés à des formes de violences et persécutions spécifiques et ne peuvent prétendre à aucune protection de la part de l’État libyen.
Les organisations internationales et ONG sont ainsi nombreuses à dénoncer les politiques européennes en matière de contrôle des flux migratoires. La coopération avec la Libye, pour qu’elle surveille sa frontière méditerranéenne et accepte les expulsions et retours forcés de migrants sur son sol, tandis qu’elle ne garantit pas la protection des droits humains des migrants et demandeurs d’asile, est vivement critiquée.
Typologie et évolution des flux migratoires en Libye
La typologie des étrangers sur le sol libyen s’explique par les différents mouvements migratoires qui ont traversé le territoire au cours des dernières décennies. Sous Kadhafi, beaucoup de migrants originaires de Tunisie, d’Égypte et des réfugiés palestiniens se sont installés en Libye. Depuis la chute du régime, un grand nombre ont fui la guerre civile et se sont réfugiés ailleurs.
Au cours des années 1990, le dictateur a également encouragé l’afflux massif de migrants originaires d’Afrique subsaharienne (Nigeria, Mali, Sénégal) afin de pallier les besoins de main-d’œuvre. La Libye était réputée être un eldorado économique, et donc une terre de destination. Cette période a été suivie de plusieurs vagues d’expulsions, mais beaucoup de ces migrants sont tout de même restés sur le territoire libyen.
Depuis la chute de Kadhafi, les migrants et réfugiés en Libye sont originaires de la Corne de l’Afrique (Somalie, Éthiopie, Érythrée) et toujours d’Afrique subsaharienne (Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Nigeria, Mali, Soudan). La Lybie est aussi un pays de transit pour les migrants originaires du Maghreb (Tunisie, Maroc). Enfin, il y a des ressortissants d’États situés à l’est de la Méditerranée comme la Syrie, le Pakistan ou le Bangladesh. Au total, le pays compte une vingtaine de nationalités.
Une part considérable des migrants qui se trouvent en Libye pourrait légitimement prétendre au droit d’asile de l’autre côté de la Méditerranée. En Italie, par exemple, le taux d’acceptation du droit d’asile pour les Érythréens et les Somaliens est de 84 et 97 %, tandis qu’il est d’environ 25 à 30 % pour les Nigérians, les Sénégalais, les Maliens et les Pakistanais.
La condition des migrants et réfugiés sous Kadhafi
Aujourd’hui, plusieurs centaines de milliers d’étrangers sont retenus de force sur le territoire libyen et, pour nombre d’entre eux, la fuite est la seule alternative pour préserver leur vie. Sous Kadhafi, la Libye était un pays de départ et de transit mais aussi d’immigration. Beaucoup de personnes originaires des pays d’Afrique subsaharienne émigraient vers la Libye pour y trouver un emploi. C’était une terre qui attirait les migrants économiques et les étrangers constituaient la moitié de la population active dans les années 1980. Pourtant, la politique migratoire du « Guide » était loin d’assurer des conditions favorables pour les migrants.
Kadhafi rêvait d’une union africaine, les « États-Unis d’Afrique », et souhaitait l’abolition des frontières sur le continent pour garantir la liberté totale de circulation des hommes. Cette situation a changé à la fin du régime, Kadhafi durcissant les conditions d’entrée en Libye dès 2005 dans le cadre d’une nouvelle politique de lutte contre l’immigration clandestine et le terrorisme. Les frontières libyennes demeuraient cependant nettement plus franchissables à l’époque, tandis que les politiques d’externalisation des frontières de l’Europe entravent aujourd’hui la liberté de mouvements des populations africaines à l’intérieur du continent africain.
En réalité, loin d’être les bienvenus sur le territoire libyen, les migrants originaires d’Afrique subsaharienne étaient surtout utilisés comme une arme diplomatique par le régime. Ils servaient à la fois de main-d’œuvre bon marché et d’outil de négociation. Khadafi utilisait la présence d’étrangers sur son territoire pour faire pression sur les États européens en utilisant la menace de « l’invasion ».
Si la présence de migrants est utile au régime, la tolérance de ce dernier à leur encontre est très limitée : les migrants africains sont victimes de discriminations et de brimades, comme c’est le cas lors des émeutes xénophobes de septembre 2000 qui ont fait entre 130 et 500 morts. Le régime a multiplié les mesures d’expulsion des étrangers sur son territoire à chaque fois que cette manne de main-d’œuvre n’était plus nécessaire.
Le régime de Kadhafi ne faisait pas la distinction entre « migrants volontaires » et prétendants au statut de réfugiés. Aucune procédure de demande d’asile n’était prévue alors que le territoire servait de refuge pour les personnes fuyant les conflits en Cisjordanie, en Somalie, en Érythrée et au Soudan. Ces différentes nationalités étaient donc exposées aux mêmes mesures d’expulsion, même lorsqu’il s’agissait de les renvoyer dans un pays en guerre. En 2007, lorsque l’État a déclaré que l’accès des immigrés aux services publics n’était plus autorisé, cela a touché également les réfugiés qui sont par définition dans une situation d’extrême précarité et dont la responsabilité de la communauté internationale est de leur fournir une protection.
Tous les signes tendent aussi à montrer que les réseaux de traite des migrants se sont développés sous Kadhafi. Human Right Watch a conduit une enquête durant l’été 2009 au cours de laquelle tous les migrants interrogés dénoncent les liens étroits entre réseaux de trafiquants et autorités officielles largement corrompues (policiers, militaires). Les prises d’otages en échange de rançons et les marchés d’esclaves étaient déjà documentés pendant l’ère Khadafi.
Enfin, les pratiques de Khadafi ont encouragé la xénophobie chez les ex-groupes rebelles. Peu confiant envers son armée nationale, il recrutait en effet des mercenaires dans les pays d’Afrique subsaharienne (Tchad, Soudan, Niger). Aujourd’hui, ces derniers sont soupçonnés d’être d’anciens soldats du régime et sont persécutés pour ce motif.
Finalement, sous Kadhafi comme aujourd’hui, la protection des réfugiés est seulement assurée par la présence d’organisations internationales comme l’UNHCR, dont la présence est « tolérée » mais qui n’a pas de mandat officiel. Le « Guide » ira jusqu’à expulser l’UNHCR de son territoire en juin 2010. Les acteurs non gouvernementaux tentent de délivrer des soins, une aide alimentaire et une protection contre les expulsions forcées dans un climat d’insécurité. Or, leur champ d’action est très restreint. Leur accès dans les centres de détention des étrangers a toujours été extrêmement limité et contrôlé.
La protection des migrants et réfugiés d’Afrique subsaharienne contre les pratiques xénophobes
Le chaos libyen affecte l’ensemble de la population sur le territoire. Les nationaux libyens ne sont pas épargnés par les violences et les conditions de vie difficiles. La situation de détresse a néanmoins tendance à accentuer les logiques intracommunautaires et, par extension, la xénophobie. La guerre accentue les divisions et des groupes s’arrogent le pouvoir en s’appuyant sur l’exploitation d’autres groupes. Force est de constater que les violences ciblent particulièrement les migrants d’Afrique subsaharienne, bien que certains d’entre eux figurent parmi les trafiquants. Les affaires de vente d’esclaves ont provoqué un élan d’indignation parmi les États membres et les populations de l’Union africaine en ravivant la mémoire des traites négrières. Le Président de l’Union Africaine, Alpha Condé, avait alors déclaré « L’Union Africaine condamne de façon la plus totale et la plus nette [ce qui se passe en Libye]. C’est quelque chose qui me révolte, qui révolte tout Africain et à plus forte raison le Président de l’Union Africaine ».
De nombreux acteurs dénoncent et alertent sur cette situation qui risque à terme d’entraver le processus de reconstruction de l’État libyen en menaçant la paix civile et les droits des minorités ethniques et culturelles dans le pays.