Voici une sélection qui prouve le contraire, tant les écrivains de cette rentrée y ont déjoué les clichés et le piège des bons sentiments.
« Regarder le sujet de l’immigration en face », c’était la promesse d’Emmanuel Macron à la mi-septembre. Les écrivains, eux, n’ont pas attendu si longtemps pour aborder le sujet, auquel les Nations unies offrent une journée : le 18 décembre ; on dira que littérature n’est pas politique, mais quand la fiction décortique la réalité, sonde les vécus singuliers, elle peut a minima ouvrir les yeux de ceux qui ne voient que ce qu’on leur montre, ou que ce qu’ils veulent voir. La littérature interroge – de quoi modifier les perspectives ? – là où, ailleurs, amalgames et idées reçues vont bon train.
Quand les Italiens rêvaient de la Tunisie
Ne serait-ce qu’en remontant le temps : « J’ai voulu donner vie à une histoire d’émigration intemporelle à travers une famille emblématique, la mienne », dit Françoise Gallo à propos de son premier roman, La Fortuna (éd. Liana Levi), qui retrace le parcours de ses ancêtres partis de Sicile pour la Tunisie, où l’autrice a vu le jour. À la fin du XIXe, ils furent nombreux, ces Italiens, à fuir la pauvreté et les maladies, et à venir s’installer dans le quartier de la Goulette autour de Tunis. Peu connue, cette migration des Européens vers l’Afrique du Nord est ici incarnée par le magnifique personnage d’une enfant abandonnée, Giuseppa, qui a grandi dans un orphelinat et reçoit de sa mère anonyme une somme coquette pour son éducation. De là à la surnommer La Fortuna, il n’y a qu’un pas franchi par les religieuses. Et comme elle va s’y accrocher, à sa chance, Giuseppa, épousant le beau Francesco envers et contre la famille de son amoureux, comme elle est volontaire et battante. Quand un coup du sort plonge le couple et ses quatre enfants dans la misère lui vient le rêve de rejoindre la Tunisie, leur « petite Amérique. » Et c’est depuis l’embarcation bondée sur laquelle ils sont montés à Porto Empedocle vers Tunis que la narratrice de ce court roman raconte, d’une voix belle, claire, limpide, sa foi en la vie. Raconter, car, dit-elle, « si la mort nous guette sur la mer africaine, qui comprendra pourquoi j’ai voulu partir » ?
Et pourquoi ses parents, à lui, ont quitté le Maroc dans les années soixante pour la France, interroge le narrateur du premier roman d’Olivier Dorchamps. Ce fils d’immigrés, devant accompagner, depuis la banlieue parisienne, le cercueil de son père jusqu’au pays natal, nous invite à suivre sa quête sur les deux rives, retracée d’une écriture concrète et juste, et qui porte le beau titre de « Ceux que je suis » (éd. Finitude).
Dans Rouge impératrice (éd. Grasset), Léonora Miano, elle, projette dans le futur un continent africain où s’étiolent des descendants d’immigrés français venus trouver là, cent ans plus tôt, un refuge, quand leur propre pays leur paraissait menacé par l’invasion de migrants africains. Mais voilà, les « sinistrés » sont vus sous le regard plein d’empathie de Boya, la superbe héroïne en rouge, et le roman (d’amour, surtout) évite le piège du manichéisme.
Chaque migrant cache un parcours différent
Car les écrivains, eux, regardent à l’intérieur des êtres. Qu’arrive-t-il à une Française « moyenne » quand le bateau de croisière sur lequel elle vogue avec ses enfants prend des réfugiés à bord ? Dans La Mer à l’envers (éd. P.O.L), Marie Darrieussecq regarde Rose se débattre dans ses problèmes de conscience avec un humour salutaire et, surtout, dresse le portrait tout en nuances d’un jeune Nigérien venu tenter sa chance en Europe.
Chaque migrant cache un parcours différent. C’est ce que prouve à sa façon Louis-Philippe Dalembert dans Mur Méditerranée (éd. Sabine Wespieser) : voisinant dans une embarcation en route vers Lampedusa, voici Chochana venue du Nigeria, Semhar, Érythréenne, et Dima d’Alep. Mais cette bourgeoise syrienne qui a fui son pays en guerre avec son mari et leurs filles admet mal de se retrouver (même si ce n’est pas dans la cale) dans le même « bateau » que ces subsahariennes…
On ne mélange pas migrantes et migrantes ? Voilà qui n’est pas langue de bois ! Et il suffit de suivre le parcours du « Nafar » – « sans droits », « migrant », en arabe – qui s’apprête à prendre la mer pour fuir le non-avenir de son pays meurtri pour savoir à quel point un Syrien qui s’embarque, en l’occurrence celui que décrit avec empathie Mathilde Chapuis dans Nafar (éd. Liana Levi), est différent d’un autre… Comme en écho, le texte que publie la Syrienne Samar Yazbek dans le collectif Méditerranée. Amère frontière (éd. Actes Sud) dit la solitude de l’étrangère loin de son pays.
Tant de trajectoires se lisent sous le seul vocable de migrations… Circulations qui remontent à l’aube de l’humanité ! Plus près de nous, il faudra attendre début février pour lire le roman qu’un Camerounais de 15 ans qui a tout bravé pour migrer en Europe et son hébergeur français ont écrit ensemble : Boza (éd. Philippe Rey). Il témoignera de ce qui n’est pas tout à fait un vain mot dans l’Hexagone : voir Hospitalité en France, un des recueils coordonnés par l’anthropologue Michel Agier, paru dans la collection « Bibliothèque des frontières » aux éditions bien nommées du Passager clandestin.
Le Point