La Syrie peut-elle devenir un terrain d’affrontement direct entre les Etats-Unis et l’Iran, voire la Russie? Deux événements inédits survenus dimanche pourraient le laisser craindre.
L’armée américaine a abattu un avion du régime syrien à proximité de Raqqa. Le même jour, Téhéran a lancé des missiles de moyenne portée contre le territoire syrien, une première en 30 ans.
Le chasseur syrien abattu avait attaqué, selon le Centcom (le commandement américain qui dirige les opérations de la coalition contre le groupe État islamique -EI), des combattants anti-Daech soutenus par Washington. Les faits se sont produits non loin de Raqqa, fief syrien de l’EI que ces soldats, les Forces démocratiques syriennes (FDS), appuyés par l’aviation américaine, tentent de déloger.
Course de vitesse entre les deux blocs
L’armée syrienne a déclaré que l’avion abattu, “menait une mission contre le groupe terroriste Etat islamique”, ce que dément la coalition selon qui le village de Ja’Din visé par les Syriens est aux mains des FDS et non de l’EI.
De son côté, la Russie a réagi ce lundi par un avertissement: tous les avions de la coalition volant à l’ouest de l’Euphrate seront désormais “considérés comme des cibles” par la défense anti-aérienne et l’aviation russes. Moscou accuse Washington de n’avoir pas “prévenu” l’armée russe qu’elle allait abattre l’avion de son allié syrien.
Pourtant, hormis les frappes américaines menées contre une base syrienne après l’attaque chimique de Khan Cheikhoun, en avril, les Etats-Unis s’étaient contentés jusque-là de menacer le régime syrien. Mais la course de vitesse engagée entre les deux blocs et l’évolution rapide du champ de bataille syrien explique cette escalade.
Damas se sent en position de force
Les FDS, milices sous tutelle kurde, ont largement étendu le territoire sous leur contrôle dans le nord-est de la Syrie, au cours de l’année écoulée. Alors qu’une sorte de pacte de non-agression existait depuis le début de la guerre entre le régime de Bachar el-Assad, très affaibli, et les Kurdes, les frictions augmentent depuis que Damas a repris du poil de la bête grâce au soutien russo-iranien.
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Après avoir repris Alep et consolidé ses positions dans l’ouest du pays, il s’est lancé dans la reconquête de l’Est. Si l’armée syrienne semble avoir été prise de vitesse pour la reconquête de Raqqa par les FDS et la coalition occidentale, elle prépare une autre offensive, celle de la région pétrolière de Deir Ezzor, au sud de Raqqa, toujours aux mains de l’EI. Progressant rapidement, elle est arrivée ces derniers jours à Resafa, à une quarantaine de km au sud-ouest de Raqqa. C’est sur une de ces zones de contact entre régime et FDS que s’est produit l’incident.
Le régime est aussi passé à l’offensive contre l’EI plus au sud, où il a atteint la frontière irako-jordanienne, à Al-Tanf. Là aussi, les incidents se sont multipliés ces dernières semaines: les Etats-Unis y ont bombardé, en mai, des milices pro-régime sous tutelle iranienne, jugées menaçantes pour les soldats américains et les forces rebelles qu’elles entraînent contre l’EI. Et récemment, l’armée américaine a abattu un drone iranien qui selon elle tirait sur des forces américaines ou leurs supplétifs. Dans la foulée, les Etats-Unis ont déployé des batteries de lance-roquettes multiples. Les forces syriennes ont alors accéléré leur avancée vers l’est et atteint la frontière, encerclant le secteur d’Al-Tanf, de manière à couper aux rebelles la voie vers le nord, en direction de Deir Ezzor.
Bras de fer avec l’Iran, qui consolide sa position
L’Iran a lui aussi fait monter la tension, dimanche, avec de tirs de missiles de moyenne portée contre “des bases terroristes” dans la région de Deir Ezzor. Ils visaient officiellement “des bases de terroristes” en représailles au double attentat du 7 juin revendiqué par l’EI qui a fait 17 morts à Téhéran.
Mais dans ce contexte de montée des tensions, “il s’agit clairement d’une démonstration de force de Téhéran adressée aux Etats-Unis et à leurs supplétifs”, estime Ziad Majed, professeur à l’université américaine de Paris. Dans leur communiqué, dimanche, les Gardiens de la révolution iraniens ont lancé une mise en garde aux “terroristes et leurs protecteurs dans la région et hors de la région”. Or, les autorités iraniennes accusent l’Arabie saoudite, mais aussi les Etats-Unis, de soutenir les djihadistes.
Pour Téhéran, la maîtrise de la zone frontalière du sud-est de la Syrie est une garantie de fluidité, et viserait, selon ses adversaires, à établir un “corridor terrestre”, allant de l’Iran à la Méditerranée, via les secteurs contrôlés par ses alliés irakien, syrien et libanais. Un danger que The Atlantic juge surestimé: “L’Iran a déjà la capacité d’envoyer des armes par les airs à Damas avant de les transférer au Hezbollah au Liban.”
La réaction russe, inévitable
Y a-t-il risque de dérapage? “La Russie se devait de réagir pour assurer ses alliés de sa protection. Elle ne pouvait pas apparaître impuissante ou incapable face aux Etats-Unis, analyse Ziad Majed. Il s’agit peut-être aussi d’exiger une coopération directe avec Washington, coopération qui ne s’est jamais concrétisée depuis l’échec des accords Kerry-Lavrov”.
Du côté américain, le Pentagone réaffirme régulièrement ne pas vouloir affronter le régime syrien ou la Russie et se limiter à la lutte contre l’EI. La stratégie de l’administration Trump est pourtant difficile à cerner: “Les derniers événements illustrent l’une de ses principales contradictions: aspirer à de bonnes relations avec la Russie et se montrer ferme avec l’Iran, note Karim Emile Bitar, chercheur à l’IRIS. Sans le vouloir, les Etats-Unis pourraient se retrouver empêtrés en Syrie”.
Certains conseillers de Donald Trump le poussent en effet à surenchérir dans se pays, pas tant pour affronter le régime d’Assad, que son protecteur iranien, selon Foreign Policy. Une confrontation qui ne serait pas pour déplaire aux alliés des Etats-Unis auprès de qui Trump s’est le plus engagé, Israël et l’Arabie saoudite, aussi obnubilés que lui par la menace iranienne. Reste que le Pentagone, notamment James Mattis, le secrétaire à la Défense et Jo Dunford, chef d’état-major interarmées et une partie du département d’Etat s’y opposent.
Trump avait promis, pendant sa campagne, de ne pas engager les troupes américaines dans de nouveaux conflits, contrairement à ce qu’avaient fait ses prédécesseurs en Afghanistan et en Irak. Sa gestion brouillonne de cette crise pourrait bien l’amener à faire le contraire de ses promesses.