Défiée par la rue, la junte militaro-islamiste a dû sacrifier son chef et lâcher du lest. De là à renoncer à son emprise…
A-t-on jamais vu, en Afrique ou ailleurs, un pouvoir militaire, seul maître à bord depuis trois décennies, céder sans regimber le gouvernail puis, comme touché par la grâce, se repentir de ses forfaits et renoncer à ses prébendes ? La réponse est dans la question.
Théâtre d’un séisme politique inattendu, sinon inespéré, mais à l’issue incertaine, le Soudan ne fait pas exception à la règle. La destitution d’Omar el-Béchir, figure de proue du putsch de 1989 et primus inter pares de la junte islamo-caporaliste aux manettes depuis lors, n’augure nullement un suicide collectif. Si, près de quatre mois après le déclenchement d’une insurrection civique précipitée par le triplement du prix du pain, ses compagnons l’ont sacrifié, c’est précisément dans le dessein de perpétuer leur emprise. Au demeurant, ils excluent de livrer à la Cour pénale internationale de La Haye le chef détrôné, cible de deux mandats d’arrêt pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. On connaissait la révolution de palais. Voici sa variante à épaulettes, la révolution de mess d’officiers.
Bien sûr, Awad Ahmed Ibn Ouf, l’éphémère patron du Conseil militaire de transition (CMT), n’aura tenu la barre que 24 heures chrono. Logique : réputé proche du raïs déchu, le ministre de la Défense sortant traîne en outre un lourd passé de criminel de guerre au Darfour (Ouest), région secouée depuis 2003 par une rébellion étouffée au prix fort. S’il paraît plus présentable, son successeur n’est pas pour autant un aiglon de l’année. Inspecteur général des armées depuis février, le général Abdel Fattah al-Burhane a longtemps commandé l’arme terrestre, orchestrant l’engagement du contingent soudanais expédié au Yémen afin d’y étoffer les rangs du corps expéditionnaire dirigé par l’Arabie saoudite.
Ce prétorien réputé enclin au dialogue a promis d’emblée d’ “éliminer les racines” du régime el-Béchir. Ce qui, dans l’absolu, reviendrait à se tirer une rafale dans le pied ou, si l’on préfère, à scier la branche sur laquelle la confrérie des galonnés de Khartoum est assise. Il n’empêche : al-Burhane n’a d’autre choix que de lâcher du lest. Voilà pourquoi le CMT a annoncé, le 13 avril, la levée du couvre-feu instauré l’avant-veille, la libération des manifestants détenus, la traduction en justice des militaires et miliciens suspectés de meurtres et la formation d’un gouvernement civil. A quelle échéance ? Mystère. Autre gage apparent d’ouverture, la démission du sinistre Salah Gosh, le patron du NISS, appareil de renseignement autant craint que détesté et pièce maîtresse du dispositif répressif.
Dictées par le principe de réalité et l’instinct de survie, ces concessions font écho, du moins en partie, aux exigences de l’Alliance pour la liberté et le changement, coalition dominée par l’Association des professionnels soudanais -avocats, universitaires, enseignants, médecins, journalistes, ingénieurs- , fer de lance de la contestation. Pas de quoi pour autant dissiper la méfiance des pionniers de l’insoumission, dont la vigilance et la retenue témoignent au passage d’une impressionnante maturité. Eux réclament le transfert rapide des leviers du pouvoir à un exécutif transitoire exclusivement composé de civils.
Sauf à croire au scénario de la conversion démocratique miraculeuse, on peut être tenté d’assimiler le virage sur l’aile des hauts gradés à une manoeuvre tactique. Sans doute s’agit-il avant tout de gagner du temps, dans l’espoir de voir les discordes idéologiques et le poison des ambitions rivales fissurer le front des révoltés. De même, au regard du bilan désastreux de la gouvernance el-Béchir, plombée par l’amputation d’un tiers du territoire et la perte des trois-quarts des ressources pétrolières, rançons de la sécession du Soudan du Sud, les rescapés du CMT ont tout intérêt à partager le fardeau. Voire à s’en délester sur les épaules de néophytes exposés à leur tour au mécontentement de la base, urbains et ruraux mêlés. Pénuries, endettement abyssal, inflation : quels qu’en soient les contours et le casting, la prochaine équipe héritera d’un chantier miné. D’autant qu’il lui faudra aussi contenir le probable réveil, d’ouest en est, de foyers irrédentistes actifs ou latents.
Disons les choses ainsi : les caïds kaki de Khartoum ont dû se résoudre à confier à d’autres les clés du pays, mais tout porte à croire qu’ils s’échineront à conserver les serrures et à garder secrète la combinaison du coffre.