L’assassinat des envoyés spéciaux de RFI semble crapuleux. Malgré tout, la France a commis l’erreur de “sous-traiter” la sécurité de ce berceau de l’irrédentisme touareg aux rebelles du MNLA. Et risque d’en payer longtemps le prix.
Un cauchemar de sable, de rocaille, de maisons ternes et trapues écrasées par le cagnard : vu de Paris, voilà à quoi ressemble Kidal, ville piège faussement assoupie du Nord-Est malien et berceau de l’irrédentisme touareg.
Pas seulement parce que c’est là, en lisière du massif des Ifoghas, que furent enlevés puis assassinés, le 2 novembre, les envoyés spéciaux de Radio France Internationale (RFI) Ghislaine Dupont et Claude Verlon. Mais aussi parce que l’ancienne puissance coloniale y paie au prix fort, arriérés historiques compris, ses tâtonnements et ses erreurs de jugement, voire ses querelles de chapelle.
Bien sûr, la France aura eu, au risque de l’isolement, le courage d’enrayer dès le mois de janvier 2013 la folle méharée des colonnes djihadistes vers Bamako, avant d’affranchir les deux tiers du nord du pays du joug des fanatiques de la charia. “En agissant ainsi, confie un vétéran des traquenards sahéliens, elle a sauvé, au-delà du Mali, toute la sous-région.”
Reste que le régime d’exception réservé à Kidal, foyer de tensions chroniques, obscurcit l’horizon : pourquoi avoir concédé de facto aux combattants supposés laïques du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), de retour par la grâce de l’opération Serval, le contrôle d’une cité indocile dont les avaient chassés leurs ex-alliés islamistes ?
Pour prévenir les affrontements qu’aurait déclenchés le retour brutal d’une armée “sudiste” honnie ? Certes. Par souci de s’assurer le concours des séparatistes pour arracher les otages français aux griffes d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et de ses satellites? Sans nul doute. Mais l’heureux dénouement du calvaire des kidnappés d’Arlit (Niger) ne doit rien au MNLA. Lequel n’a pas tenu ses promesses de “sécuriser” la ville, perméable aux terroristes.
“Une erreur stratégique majeure”, tranche l’anthropologue André Bourgeot, directeur de recherche au CNRS et fin connaisseur des peuples du désert. Analyse partagée par la direction Afrique du Quai d’Orsay de l’époque.
La DGSE, trop “touarégophile”
“Jamais je n’ai considéré le MNLA comme un partenaire fiable dans la lutte contre le péril islamiste, insiste un de ses ex-cadres. Hélas, nos objections ont été battues en brèche par la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure). Voilà ce qui advient en l’absence de pilotage clair et ferme de l’échelon politique : les militaires dictent leur loi.”
Le tropisme “touarégophile” de l’élite de l’espionnage à la française, fascinée par les vertus guerrières des “hommes bleus”, vient de loin. “Affaire de génération, admet un ancien officier de la “Piscine”. Nombre de gradés aujourd’hui aux commandes ont côtoyé les chefs des rébellions des années 1990, au Niger comme au Mali. Et plus d’un en a gardé une forme de nostalgie coloniale. En ce temps-là, nous jugions à tort ou à raison nos interlocuteurs représentatifs et leur cause noble et légitime.”
Le défi sahélien et le sort des otages auront aussi aiguisé les rivalités au sein de l’appareil du renseignement. Avec, semble-t-il, l’aval de François Hollande, le cabinet du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s’est employé à asseoir sa tutelle sur la direction de la DGSE, encline depuis Nicolas Sarkozy à traiter “en direct” avec l’Elysée.
Autre phénomène, qu’incarnent de fringants retraités de la maison, désormais à la tête de sociétés de sécurité : la privatisation de missions délicates. Ainsi, il est arrivé à Pierre-Antoine Lorenzi, passé par la Direction de la stratégie, d’offrir ses services en matière de logistique et de protection d’émissaires.
L’ex-colonel Jean-Marc Gadoullet fut quant à lui mandaté pour négocier la libération, obtenue en février 2011 contre environ 12,5 millions d’euros, de trois des sept otages d’Arlit (1). Ironie de l’histoire : à en croire un initié, leur geôlier, l’Algérien Abou Zeid, était alors disposé à les relâcher sans contrepartie ; et c’est l’envoyé nigérien Mohamed Akotey, alors écarté du dossier au profit de Gadoullet, qui orchestre en solo le retour à la liberté, le 29 octobre 2013, des quatre autres. Montant de la transaction : près de 30 millions, soit la somme proposée en vain deux ans plus tôt à Abou Zeid par le même Gadoullet.
Peut-on à la fois prôner la “restauration de l’intégrité territoriale du Mali” et entraver le déploiement vers le nord de l’armée nationale, si embryonnaire soit-elle ? A ce jeu là, la France court le risque de se voir coincée entre le marteau et l’enclume… A Bamako, on lui reproche sa complaisance envers les “enturbannés”, surnom peu flatteur des Touareg, et leurs chimères indépendantistes.
Et à Kidal, chez ces mêmes Touareg, on la soupçonne de lâchage. “Paris ne dit pas un mot quand les soldats maliens massacrent nos civils”, accuse un leader du Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), dernier avatar du mouvement islamiste touareg Ansar ed-Dine, naguère allié d’Aqmi. “Vos militaires nous comprennent, soupire en écho Bilal Ag Cherif, secrétaire général du MNLA. Mais pas vos politiciens.Or il n’y aura pas d’issue au Sahel sans solution quant au statut de l’Azawad. Là est l’épicentre de la crise, la mère de toutes les impasses.”
Kidal, laboratoire de tous les périls
Pour” Papa Hollande”, le sauveur tant célébré, cette double peine était-elle fatale ? “Non, objecte un ex-“Africain” du Quai. Il aurait fallu tenir un langage d’extrême fermeté aux deux parties. Signifier sans ambiguïté à l’armée que les exactions devaient cesser. Et aux Touareg que le moment était venu pour Kidal de rentrer dans le giron de la République.” “Au fond, ironise Alghabass Ag Intalla, président du HCUA et fils de l’amenokal – chef coutumier – de la tribu des Ifoghas, la France aura tour à tour amené à Kidal le MNLA, qui n’y était plus, puis les soldats de Bamako, qui n’y ont jamais été.”
Théâtre de la première insurrection touareg du Mali indépendant, en 1963, Kidal demeure le laboratoire de tous les périls, que surveillent la France, mais aussi l’Union européenne, l’Union africaine et la Minusma (mission onusienne).
Chaque concession, fût-elle symbolique, suppose d’intenses pressions. Ainsi, le MNLA, qui confesse son impuissance à ramener la quiétude, promet d’évacuer ce 14 novembre le gouvernorat et le bâtiment de la radiotélévision. De même, la fusion, marchandée des semaines durant à Ouagadougou (Burkina Faso), de trois mouvances autonomistes – le HCUA, le MNLA et les Arabes du MAA- au sein d’un Congrès national pour le salut de l’Azawad passe pour une avancée aux yeux des naïfs.
Pas sûr pour autant que la plateforme commune censée baliser les négociations avec le pouvoir central quant au statut futur de la région survivra aux dissensions déjà patentes. “Du bla-bla !” assène un ponte du Haut Conseil, tandis que le patron en titre du MNLA doute à voix haute de sa capacité personnelle à emporter l’adhésion de sa base ; non sans raison : la jeune garde, réputée radicale, tient ce pacte, passé avec l’ennemi, pour une ” trahison “.
Fragmenté en diable, l’échiquier local plongerait dans la détresse le politologue le plus retors. Qui est qui ? Avec qui? Et jusqu’à quand? Chacun avance masqué. Et tous les dés semblent pipés. Un exemple : rien de plus aisé que de rencontrer un “allié” du MNLA lui imputant à demi-mot le meurtre du tandem de RFI.
Il faut dire, fait troublant, que le chef du commando, un transfuge d’Aqmi nommé Bayes Ag Bakabo, aurait été à son retour en ville, voilà plusieurs mois, présenté au détachement local du dispositif Serval par deux responsables de la sécurité du MNLA, interrogé par un officier du renseignement français puis relâché. Ce que, bien entendu, le secrétaire général Bilal Ag Cherif dément vigoureusement.
Le pourrissement, allié le plus sûr du terrorisme
Tout porte à croire que Ghislaine Dupont et Claude Verlon doivent leur mort atroce – vécue comme une honte ineffaçable au sein de la communauté touareg – à un enlèvement crapuleux perpétré par des “sous-traitants” désireux de monnayer leur butin humain et qui aurait mal tourné. Ont-ils aussi, comme le soutient un praticien chevronné de la galaxie djihadiste, payé de leur vie les “erreurs de gestion de la France à Kidal”?
Deux certitudes. D’abord, le statu quo, autre nom du pourrissement, y serait l’allié le plus sûr du terrorisme. Ensuite, qu’on le veuille ou non, Paris aura du mal à se délester de ce fardeau. “C’est à elle, décrètent en choeur trois chefs touareg, par ailleurs rivaux, qu’incombe la responsabilité d’imposer un règlement. Elle en a le pouvoir.”
Le devoir, sans doute. Le pouvoir, pas sûr. “Kidal est le noeud gordien qu’il faut trancher”, a asséné, le 10 novembre, sur RFI, cheikh Oumar Diarrah. La formule illustre l’étroitesse de la ligne de crête que doit emprunter le Mali nouveau : l’homme qui l’a prononcée est ministre de la Réconciliation.
(1) Rançons. Enquête sur le business des otages, par Dorothée Moisan (Fayard, 2013).
Par Vincent Hugeux
Source: L’Express