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Le ministre de la justice, Me Tapo, à cœur ouvert : « J’ai trouvé des réformes en cours que je vais mener jusqu’au bout »… « Je ne suis pas pour la justice-spectacle… » « J’appelle les manifestants à être raisonnables »

Juriste de haut vol, Me Kassoum Tapo est également un avocat de renom. En devenant, dans un contexte politique fortement heurté et crucial,  ministre de la Justice, Garde des Sceaux, dans le cadre d’un gouvernement restreint, il a une claire conscience des défis de l’heure, qui, par la quasi spontanéité des évènements, commandent une réactivité à toutes épreuves, sans perdre de vue l’exigence de respecter le citoyen et les droits de l’homme. L’ancien bâtonnier a accepté d’évoquer dans Le Prétoire les chantiers qu’il entend ouvrir et aussi à servir l’État sans a priori.

 

 Le Prétoire: Vous devenez ministre de la Justice dans un contexte extrêmement difficile. Quels sentiments vous animent ?

Me Kassoum Tapo : Effectivement, le contexte est difficile, comme vous le dites. Mais il n’est pas plus difficile que celui qui a prévalu en 2012. Je suis donc dans le même combat, celui pour la liberté, la démocratie et l’ordre. C’est vrai que le contexte est particulier, où il est difficile de faire comprendre aux gens que la loi doit rester la même pour tous. Je m’évertue pour qu’il y ait de l’ordre. Je suis un militant des Droits de l’Homme, mais convenez avec moi que s’il n’y a pas d’ordre, il n’y a pas de droits humains. Quand j’étais en charge au département des Réformes institutionnelles dans le cadre du projet de révision constitutionnelle, j’avais proposé de supprimer le titre premier relatif aux droits de l’homme dans la constitution malienne pour le remplacer par le titre “De l’État et de la souveraineté”. Parce que, pour qu’il y ait respect des Droits de l’Homme, il faut qu’il y ait État. Or, nous sommes à un moment où il n’y a pratiquement pas d’État. Donc, ma mission est de contribuer au rétablissement de l’autorité de l’État.

Quelles sont vos priorités à la tête du ministère de la Justice ? 

Moi, particulièrement, je n’ai pas de priorités. Tout est prioritaire aujourd’hui. Nous sommes dans un pays où la justice est dans un état de délabrement total. Il n’y a pas mal de réformes à faire tant en matière pénale que civile. Hier (ndlr : lundi 10 août), je suis allé à la Direction de l’administration judiciaire et des sceaux, où il y a un comité de relecture des codes de procédure qui a assez avancé. Il s’agit du code de procédure pénale, du code civil et du code de procédure civile. Donc, ce sont des chantiers qui sont ouverts et nous bénéficions de beaucoup d’aides  au niveau international, notamment  de la part de l’Usaid, des Pays-Bas et du Canada dans le cadre du Prodej qui a changé de nom maintenant. Je vais donc prendre toutes les informations concernant ces projets pour essayer de transformer en profondeur la justice en matière pénale et en matière civile.

Monsieur le ministre, que pensez-vous du traitement réservé aux membres du M5-RFP arrêtés lors des manifestations? Qu’est-ce qui explique leur comparution immédiate ? 

Il n’y a aucun traitement qui a été réservé aux manifestants du M5 arrêtés. Je tiens à le rectifier. C’est un traitement réservé à des délinquants pris en flagrant délit. Je ne connais pas leur origine, mais ce sont des gens qui ont commis des infractions et qui ont été pris en flagrant délit. Il faut que les gens comprennent ce que c’est que la comparution immédiate. J’ai été secrétaire de la conférence du barreau de Paris, où on organisait des comparutions immédiates le samedi et le dimanche; les secrétaires assuraient les permanences avec des jeunes avocats commis d’office par le Bâtonnier. Ils assistaient les prévenus qui sont pris en flagrant délit et qui sont jugés immédiatement. C’est pourquoi j’ai demandé au Bâtonnier de l’Ordre des avocats du Mali de nous désigner des avocats pour assurer cette permanence. La comparution immédiate, c’est le jugement du flagrant délit. Cela permet au Procureur, dès qu’il arrête des gens pris en flagrant délit et après l’enquête préliminaire de 48 heures, de les faire juger. Pour les autres délits, il saisit un juge d’instruction. Les prévenus sont jugés par des juges au siège avec qui je n’ai aucun rapport hiérarchique. Je ne donne aucune instruction aux magistrats de siège. Ils sont saisis et ils statuent souverainement. Pour preuve, il y a eu des gens qui ont été relaxés, je n’ai pas réagi. Et il y a eu aussi des gens qui ont été condamnés, de 45 jours à un an ou six mois, là aussi je n’ai pas réagi. Ça ne me regarde pas.  J’ai simplement donné des instructions au Procureur de la République, après les interpellations, d’organiser des audiences pour que les gens soient rapidement jugés. Parce que c’est des faits sommaires et des flagrants délits. Il y a des procédures particulières prévues pour ces cas : poser des barrières, entraver la circulation, empêcher les gens d’aller travailler ou les faire sortir de leurs bureaux, casser  les services publics, agresser les citoyens paisibles, etc., sont des délits. Et ceux qui les commentent doivent en avoir conscience. Donc, force doit rester à la loi. Et, au lieu que ce soit les procureurs qui sont sous, entre guillemets,  mes ordres, j’ai préféré que ce soit les juges qui jugent en toute indépendance. Ce sont des procédures extraordinaires et nous ne les avons pas inventées. Elles sont dans notre code que nous avons hérité de la France.

Aujourd’hui, les Maliens ont soif de justice dont la saine distribution pose problème. On a l’impression que la présomption de culpabilité est devenue la règle et celle d’innocence l’exception. L’autre aspect est le problème de la surpopulation carcérale. Comment comptez-vous vous y prendre ? 

Vous avez dû constater que, immédiatement après ma nomination, soit le jour même de la fête de Tabaski, je me suis rendu à Bollé Mineurs et Bollé Femmes. C’était un geste symbolique et j’ai donné instruction au Procureur de la République de la commune VI, qui est en charge de Bollé Femmes et au Procureur du Tribunal pour enfants, de voir la situation des mineurs qui sont incarcérés souvent très longtemps ou souvent pour des délits mineurs afin qu’ils trouvent des solutions alternatives à l’emprisonnement. Parce que, contrairement à ce que les gens croient, la prison ne fait qu’endurcir les jeunes délinquants qui y séjournent. Donc, il ne sert à rien de les garder longtemps en prison. Et j’ai donné les instructions  pour que tous ceux qui peuvent être libérés le soient. Ça, c’est ma conception des choses.  Evidemmentje ne suis pas pour la justice-spectacle, je suis un avocat, je le revendique et je l’assume. Je suis pour la présomption d’innocence. Ce sont les infractions financières qui font beaucoup de bruit. J’ai trouvé des réformes en cours que je vais mener jusqu’au bout, c’est-à-dire privilégier le payement d’une caution substantielle en cas d’infractions financières.

Je préfère cela à l’option de détention. J’estime que quelqu’un qui détourne l’argent public, l’objectif premier le plus intéressant, c’est d’abord récupérer les biens publics, au lieu de mettre la personne en détention et lui donner l’occasion d’utiliser les deniers détournés pour acheter sa liberté. C’est pourquoi, toutes ces procédures se terminent en queue de poisson.  Depuis des années, on arrête des gens, on les met en détention et, après, on les humilie et bafoue leur dignité.  Après, ça se termine par un non-lieu. Je souhaite pouvoir mettre un terme à cela en faisant une réforme au fond. Ceux qui sont soupçonnés d’avoir détourné, s’ils ont des biens, on les saisit dès le début de la procédure en faisant payer une caution substantielle, on les laisse en liberté et on fait l’enquête. Et si, au bout du compte, ils sont condamnés, ils le seront à la peine d’emprisonnement prévue  et au remboursement qui aura été assuré dès le début de la procédure.  C’est cela ma conception des choses.

Au Mali, tout le monde crie à la corruption mais, apparemment, personne, y compris la justice elle-même, n’a le courage de lutter contre ce fléau. Seriez-vous assez courageux pour mener cette lutte ? 

La corruption est une gangrène, pas seulement dans notre pays, mais dans tous les pays du monde. L’argent corrompt, l’argent tue. Ce problème n’est pas seulement l’affaire de la justice. Pour qu’il y ait des juges corrompus, il faut qu’il y ait des corrupteurs. Donc, c’est un ensemble d’éducation. Il faut éduquer les gens pour qu’on sorte de cela. Et le décret que j’ai fait passer récemment sur les indemnités de judicature  participe de cela. Je pense qu’en améliorant les conditions de vie et de travail des magistrats, on serait intraitable sur leur comportement. Je ne tolérerai pas conséquemment certains comportements de la part des magistrats. Quand j’étais Bâtonnier, les trois ans que j’ai passés à la tête de l’ordre, il n’y a pas eu un seul cas où l’avocat  a détourné l’argent de ses clients. Donc, à partir du moment où les magistrats sont dans les conditions, qu’ils ont une indemnité de judicature suffisante, je ne vois aucune raison d’accepter  qu’ils soient corrompus. Au-delà, je pense que ce qui facilite la corruption, c’est le défaut de formation. Quand on a un certain niveau de formation et de compétence, on ne peut pas accepter de prendre n’importe quelle décision de justice pour de l’argent. Il va falloir développer la formation et publier les décisions rendues par les juges  et les faire commenter. Cela peut contribuer à améliorer leur pratique et leur comportement quand ils sauront que dans l’espace Ohada, leurs décisions sont soumises à l’analyse de leurs pairs de la sous-région. J’espère que j’aurai le temps de mettre tout cela en œuvre.

Quelles sont les mesures-phares prises pour améliorer les conditions de vie des magistrats ? 

Nous avons adopté l’indemnité de judicature. Le décret va être publié. Mais, je peux vous dire que les indemnités qui étaient versées aux magistrats étaient largement en deçà de ce que perçoivent leurs collègues de la sous-région. Vous savez que nous sommes dans un espace économique. L’Uemoa et la Cedeao sont des  espaces juridictionnels. Et, avec le nouveau décret que nous avons pris, nous ne sommes pas, là encore, au niveau des autres. Mais le niveau de vie des magistrats se trouvera sensiblement amélioré.  La nouvelle indemnité de judicature, qui conforte le juge dans l’exercice de sa mission, est assez substantielle  et permet au moins aux juges d’être à l’abri du besoin pour ne pas être tentés d’être corrompus facilement. Je ne dis pas que cette indemnité va empêcher définitivement la corruption, mais ça me permettrait désormais d’être exigent à l’égard d’eux et de ne plus accepter de la part d’eux certaines décisions.

La justice malienne n’est pas constituée que par des juges. Il y a aussi des greffiers, des gardiens de prison, des huissiers… Qu’est-ce que vous prévoyez pour ces autres membres importants de la justice malienne en termes d’amélioration des conditions de vie ?  

Il faut dire qu’on ne peut pas tout régler en un jour. Effectivement, j’ai été l’autre jour à la Cour d’appel et j’ai vu les difficultés dans lesquelles travaillent les greffiers, les secrétaires de parquet et les secrétaires d’audience. J’ai immédiatement instruit à mon DFM (directeur des finances et du matériel) de leur donner au moins des ordinateurs. Tous les ordinateurs qui sont à la Cour d’appel sont obsolètes. Les chaises sont cassées dans les salles d’audience, etc. L’exécution de ces instructions est en cours. Nous ferons la même chose dans toutes les juridictions du Mali. Nous le ferons étape par étape. Nous avons des partenaires et je vais les rencontrer tous pour que la justice soit vraiment mise à niveau avec tous ses auxiliaires. Evidemment, les greffiers sont des axillaires indispensables pour le travail des juges comme les secrétaires d’audience.

Quelles sont les réformes prévues pour les pôles économiques et financiers qui continuent à relever des tribunaux de grande instance ? 

Je l’ai dit plus haut, il y a une réforme en cours du code de la procédure pénale et civile. L’idée forte à laquelle je tiens, c’est de créer un seul tribunal de grande instance à Bamako. Actuellement, on a six tribunaux de grande instance à Bamako. Ça n’a pas de sens dans une ville comme Bamako. Paris intra-muros, qui fait plus de douze millions d’habitants, n’a qu’un seul tribunal de grande instance avec vingt arrondissements.  Chacun a son tribunal d’instance pour gérer les petites affaires. Il ne doit y avoir qu’un seul tribunal de grande instance pour juger les affaires qui méritent vraiment d’aller en grande instance. Donc un seul tribunal de grande instance, que j’imagine,  constitué de six chambres territorialement compétentes pour chacune des communes de Bamako, plus des chambres matrimoniales, des chambres correctionnelles et des chambres sociales. Cela permettra d’uniformiser les jurisprudences au niveau de Bamako en première instance parce que nous avons des décisions contradictoires qui sont rendues dans le ressort de Bamako par six tribunaux de grande instance différents, alors qu’il n’ y a qu’une seule Cour d’appel qui va  juger dans certains domaines de décision dans les mêmes ressorts qui sont à l’extrême opposé de l’autre. Donc, il y aura unification de la jurisprudence en première instance et pareillement le parquet sera unifié. Il y aura un seul procureur à Bamako avec des substituts qui seront sous ses ordres pour chacune des communes. Cela rendra le travail judiciaire beaucoup plus efficace et évitera les fraudes à la juridiction. Actuellement, vous avez des justiciables, quand ils perdent en commune I, ils vont en commune IV, puis en commune III et après au tribunal du commerce. Il faut mettre un terme à tout ça. Evidemment, dans ce tribunal de grande instance, on pourrait loger un pôle économique et un pôle anti-terroriste. En ce qui concerne le pôle anti-terroriste, il sera question de supprimer la Cour d’assises. Là aussi, je suis favorable pour qu’il y ait des magistrats professionnels pour juger et ça ira beaucoup plus vite. Ça permet de gagner du temps. Donc, il y a des réformes qui sont en cours et je vais les surveiller de près et les réaliser avec l’ensemble de la famille judiciaire, pas seulement les magistrats, mais aussi le Barreau, les notaires, les huissiers.

Il y a une réforme de la carte judiciaire. Dans cette carte, nous verrons s’il faut un seul parquet national pour les crimes financiers ou s’il faut garder auprès de chaque Cour d’appel une juridiction spécialisée. Je ne peux pas préjuger, ça dépendra de l’étude qui sera faite par les spécialistes pour qu’on ait l’organisation judiciaire la plus efficiente.

 Votre prédécesseur, Malick Coulibaly, avait ouvert le chantier de la lutte contre la corruption. Cette croisade va-t-elle continuer ? 

Moi, je ne suis pas un croisé et je ne fais pas de croisade. Il y a un bilan qui a été fait par mon prédécesseur lui-même dans un journal. Il n’y a pas un seul dossier qui a abouti. Je ne suis pas pour la justice-spectacle et médiatique. On ne fait pas la justice pour faire plaisir à qui que ce soit. C’est des humains qui sont en cause, il ne faut jamais l’oublier. Chaque dossier implique une personne qui a une famille, qui a des relations, qui a une place, qui a un honneur, qui a une considération à défendre. Même si la personne est coupable, une fois qu’il a payé sa dette vis-à-vis de la société, elle est réinsérée. Donc, il faut respecter la dignité humaine dans toute sa dimension. Ça, c’est ma conception philosophique et, à partir de cet instant, je n’aurai pas d’acharnement contre qui que ce soit. Je ne donnerai pas d’instructions particulières aux procureurs. Ils feront leur travail comme ils l’entendent. Et les juges du siège seront absolument indépendants. Je vous mets au défi de trouver un juge qui vous dira que je lui ai donné une instruction ou que je suis intervenu dans un dossier. Même les procureurs, je vais leur dire d’instruire et poursuivre en âme et conscience. Je ne vais pas faire leur travail à leur place.

En matière de crime financier, je vais privilégier le remboursement des biens détournés de l’État. Ça, c’est une question de principe. Cela évitera certains dérapages auxquels on a assisté et permettra de remettre l’État dans ses droits. Mieux, décourager ceux qui veulent s’adonner à ces pratiques car, ils savent que c’est des biens qui ne leur resteront pas acquis. Mais s’ils savent qu’ils peuvent utiliser ces biens pour racheter leur liberté, il sera difficile qu’on s’en sorte.

 Malgré l’installation de la Cour constitutionnelle, les manifestations contre le régime persistent. Comment comptez-vous vous y prendre pour apporter une réponse à la crise en tant que ministre de la Justice ? 

Chacun a son domaine. Le domaine politique, c’est le Premier ministre qui s’en occupe et il est en train de faire ce qu’il faut. Quant à moi, c’est l’aspect institutionnel. Je crois que j’ai fait ce que j’avais à faire et le plus rapidement possible pour que les aspects institutionnels de la crise soient résolus. Cela est chose faite. Nous avons une Cour constitutionnelle qui est complète et installée. J’ai entendu que le médiateur de la Cedeao, le président Goodluck Jonathan, s’en est réjoui. Maintenant, le reste n’est plus de mon ressort. Je crois que c’est des hommes et des femmes qui sont crédibles et qui sont compétents, et je pense qu’ils vont accomplir leur mission dans l’intérêt du pays.

J’appelle les manifestants à être raisonnables en arrêtant de commettre des infractions.

Ils ont le droit de faire la politique comme ils l’entendent, mais pas en s’attaquant aux biens publics, en entravant les libertés de travail. Il faut respecter les libertés individuelles et collectives, c’est tout. J’espère qu’il n’y aura pas de dérapages.

 Avec les comparutions immédiates et les condamnations qui s’ensuivront, les prisons risquent d’être bondées. Cette situation fera-t-elle bon ménage avec la lutte contre la pandémie du Covid-19 ?

Ne vous inquiétez pas, il y a assez de prisons au Mali.

Propos recueillis par Birama FALL et Nouhoum DICKO

Le Prétoire

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