LE CERCLE. par Dominique Moïsi – Si l’Afrique reste le continent de l’extrême violence, son décollage économique représente aussi un formidable espoir. Mais, malgré tous ses progrès, elle ne sera pas l’Asie de demain. Car son histoire pèse encore trop lourd.
Le dernier génocide du XXe siècle n’a pas, hélas, mis fin aux déchaînements de violence sur le continent africain. Aujourd’hui encore, au Soudan du Sud, né récemment de la partition du Soudan, les massacres se multiplient, tout particulièrement dans la ville de Bor. Et l’intervention des troupes françaises dans l’Etat failli de Centrafrique n’a pas mis fin à la violence. Derrière l’expression de « nettoyages ethniques » se cache une réalité plus complexe et diversifiée qui va des conflits tribaux aux conflits religieux en passant par la simple exacerbation des rivalités politiques.
Mais si l’on continue de se massacrer en Afrique, sans doute plus qu’ailleurs dans le reste du monde, le continent Africain est aussi devenu paradoxalement celui de l’espoir. Il existe en effet aujourd’hui comme un divorce total entre l’évolution démographique, économique, sinon dans une certaine mesure politique et sociale de l’Afrique, et la perpétuation de la violence extrême. Une très longue parenthèse de plus de quatre siècles ne serait-elle pas ainsi en train de se refermer sous nos yeux ? Depuis le XVIIe siècle, l’Afrique n’a été qu’un objet de l’histoire. Sa population a d’abord été traitée comme une simple matière première, nécessaire à la croissance économique des autres continents, via le commerce des esclaves. Puis ce furent ses territoires qui furent divisés, de la manière souvent la plus artificielle, par des puissances coloniales masquant leur simple appétit d’enrichissement et de conquête derrière des mobiles plus nobles. Au XXe siècle encore, l’Afrique offrit le sang de ses hommes, puis le recours de ses territoires à une Europe en train de se suicider à travers deux guerres mondiales.
En ce début de XXIe siècle, l’Afrique est enfin en train de redevenir un sujet de l’histoire. Sur le plan démographique, avec plus de 1 milliard d’habitants et près de 18 % de la population mondiale, elle retrouve presque la place qui était la sienne au début du XVIe siècle. Alors, avec 100 millions d’habitants, elle constituait 20 % de la population mondiale. Au milieu du XIXe siècle, après plus de deux cents ans de la pratique de l’esclavage, le continent africain avec 95 millions d’habitants ne représentait plus que 9 % de l’humanité, alors que les autres continents avaient eux connu une forte progression démographique.
Sur le plan économique, l’ensemble des pays de l’Afrique subsaharienne a connu depuis plus de dix ans une croissance moyenne qui se situe entre 5 et 6 %. Au moment où les BRIC, à l’exception de la Chine, connaissent une chute spectaculaire de leur taux de croissance, il est naturel et légitime de se tourner vers le continent qui possède des ressources énergétiques et en minéraux, uniques, sur le plan qualitatif autant que quantitatif.
Mais si l’Afrique peut être légitimement perçue comme le continent de l’espoir, est-elle pour autant en train de devenir l’équivalent de ce que fut l’Asie, il y a vingt ou trente ans ? La réponse est probablement « non », et ce pour des raisons culturelles, politiques, sinon psychologiques. L’Asie a connu la continuité historique de grands empires, qu’illustre de la manière la plus spectaculaire la réémergence de la Chine et qui est un facteur de confiance. Il existe aussi en Asie une longue histoire de rivalité entre ses puissances, qui s’est révélée être un facteur décisif de la réussite et de la croissance. Cette compétition-émulation entre le Japon, la Chine, la Corée du Sud – qui a sans doute fait défaut à l’Europe réconciliée de l’après-Seconde Guerre mondiale – n’a pas d’équivalent sur le continent africain. Le Nigeria n’est pas pour l’Afrique ce qu’est la Chine pour l’Asie. L’Afrique du Sud de l’après-Mandela déçoit.
L’Afrique doit trouver dans le regard de l’autre une confiance nouvelle en elle-même. Qui sait aujourd’hui ce que furent ses grands empires et royaumes ? Qui a conscience, qu’avant la découverte de l’argent, puis de l’or de l’Amérique latine au XVIe siècle, l’Afrique était pour la planète entière le continent de l’or ? L’esclavage, la pire des blessures possibles, a constitué pour l’Afrique une rupture. Son coût strictement quantitatif – de dix à quinze millions de victimes directes, l’équivalent de la mortalité due au sida – ne suffit pas à rendre compte de son impact destructif en matière de confiance.
On peut critiquer le cynisme des Chinois, mais c’est la Chine, qui à la fin du XXe siècle, a contribué plus que d’autres, à transformer l’image que le continent africain pouvait avoir de lui-même. Mais si l’Asie, via la Chine, a permis à l’Afrique de retrouver confiance en elle-même, cela ne signifie pas pour autant que l’Afrique est en train de devenir la « nouvelle Asie ».
En ce début de XXIe siècle, l’histoire du monde est peut-être en train de s’écrire en Afrique. Cette fois, ce sont les Africains eux-mêmes qui tiennent en main l’avenir de leur continent. Concentrant sous une forme extrême toutes les peurs et tous les espoirs de l’humanité, l’Afrique est comme un résumé des défis auxquels le monde se trouve confronté : réchauffement climatique, désertification entraînant des phénomènes migratoires, risques de pandémies, mais aussi espoir de nouvelles formes de croissance sinon de gouvernance.
Source: Les Echos