Journée ville morte ce mardi, marche des femmes de l’opposition mercredi, marche pacifique jeudi… C’est encore une semaine houleuse qui s’annonce dans les rues de Conakry, la capitale guinéenne. Cet agenda a été dévoilé samedi dernier, lors de l’assemblée générale hebdomadaire de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), le premier parti d’opposition. Leur chef de file, Cellou Dalein Diallo, a appelé ses militants à « maintenir le cap ».
Depuis la proclamation des résultats des élections locales du 4 février, l’UFDG et plus d’une dizaine d’autres partis de l’opposition exigent une révision des résultats, qu’ils estiment truqués. Ils réclament aussi justice pour les victimes de manifestations politiques et de grèves. L’UFDG en dénombre 94 depuis 2011. « Les victimes d’Alpha Condé », gronde Cellou Dalein Diallo face à une assemblée de plusieurs centaines de militants, avant de nuancer : « La contestation n’est pas dirigée contre une personne, mais contre des pratiques. »
Candidat malheureux aux présidentielles de 2010 et de 2015, celui qui a occupé divers postes ministériels avant de devenir Premier ministre (2004-2006) sous la présidence de Lansana Conté a accepté de se confier au Point Afrique. Il explique les raisons de sa détermination à investir la rue, cette semaine encore, évoque le bilan de celui qu’il appelle « Mr Alpha Condé » et livre sa vision du développement économique de la Guinée.
Le Point Afrique : lors de la dernière assemblée générale de l’UFDG, vous avez appelé vos manifestants à « maintenir le cap ». La stratégie est-elle donc de poursuivre les mobilisations ?
Cellou Dalein Diallo : oui, nous voulons mettre un terme à la fraude électorale qui nous a causé préjudice. Lors des élections, on s’investit, on dépense de l’argent, on dépense de l’énergie, on réussit finalement à convaincre des électeurs, et puis Mr Alpha Condé s’arrange pour confisquer nos suffrages ou les annuler, et se déclarer vainqueur. C’est ce qui s’est passé lors de la présidentielle de 2010, aux législatives de 2013, et lors de la présidentielle de 2015 où il a organisé ce qu’il a lui-même appelé « un coup K.-O. ». Cette fois-ci, l’UFDG s’est organisée pour limiter les fraudes au niveau des bureaux de vote en déployant de jeunes cadres bien formés, notamment dans la capitale, et en leur demandant de rapporter une copie des procès-verbaux à l’issue du dépouillement. Lorsque le pouvoir s’est rendu compte qu’il avait perdu dans les bureaux de vote, il a décidé de se rattraper au niveau des commissions administratives de centralisation des votes. C’est là qu’on a vu une annulation injustifiée de procès-verbaux dans des zones où l’UFDG gagnait largement.
Selon vous, les résultats officiels ne correspondent-ils pas à la somme des résultats obtenus dans chaque bureau de vote ?
Oui. On a compris que les résultats ont été rehaussés pour le RPG Arc-en-ciel (Rassemblement du peuple de Guinée, parti au pouvoir) dans certains bureaux de vote, et minimisés pour l’UFDG. Donc on exige qu’ils prennent en compte les vrais résultats.
Maintenir le cap, alors qu’une partie de la population se dit « fatiguée » par ces manifestations récurrentes, ne crée-t-il pas un dilemme ?
C’est un choix difficile. D’un côté, la Constitution nous donne le droit de manifester et, de l’autre, les forces de défense et de sécurité répriment dans le sang ces manifestations. En allant manifester, on sait donc qu’on court un risque de se faire tuer. Mais on ne peut pas accepter que nos droits soient violés, que les élections ne soient pas organisées aux échéances prévues et que, lorsqu’elles se tiennent, on truque les résultats. Les militants sont déterminés à se battre pour que les résultats publiés soient conformes aux résultats obtenus dans les bureaux de vote.
Les mobilisations de l’opposition intègrent généralement une journée « ville morte », durant laquelle l’économie tourne au ralenti. Cela pèse-t-il dans la balance au moment de décider de poursuivre la contestation ?
Oui, bien sûr. De bonnes volontés viennent nous voir pour nous demander d’arrêter les manifestations en nous disant que ce n’est pas bon pour l’économie, pour la société, ou pour nos manifestants qui risquent de se faire tuer. Mais nous répondons que Mr Alpha Condé doit arrêter de confisquer les suffrages de ses concurrents et dire aux forces de défense et de sécurité d’arrêter de tuer des manifestants. C’est le prix à payer si on veut préserver la paix. On n’obtient pas la paix en exhortant à la paix ou en rappelant ses avantages et ses vertus. On obtient la paix par la justice et par le respect du droit des autres.
Vous dénombrez 94 morts depuis 2011 dans des manifestations de l’opposition ou des grèves. Que sait-on des circonstances de ces décès ?
Les policiers et les gendarmes font usage de leurs armes à feu contre des manifestants. Même si on sait que ces manifestants sont parfois les premiers à leur jeter une pierre, ce n’est pas la sanction adaptée. On peut les poursuivre et les juger pour le délit qu’ils ont commis, mais on ne peut pas tirer à bout portant sur quelqu’un sans être poursuivi, ni même écoper d’une sanction administrative. On pourrait considérer qu’il s’agit d’une bavure si cela concernait deux ou trois personnes. Mais 94 personnes, c’est inacceptable, surtout quand on sait qu’aucune d’entre elles n’a eu droit à une commission d’enquête ou à la compassion des autorités de ce pays. Nous protestons donc aussi pour réclamer justice pour ceux qui sont morts et pour demander qu’on mette fin à l’usage des armes à feu pendant les manifestations pacifiques. Nous souhaitons enfin qu’une commission d’enquête internationale identifie les auteurs de ces crimes. Car, aujourd’hui, Mr Alpha Condé a tendance à dire que ce sont les opposants qui s’entretuent.
Ne faut-il pas mettre un terme à la mobilisation pour éviter de nouvelles pertes humaines ?
Manifester est un droit, tuer est un crime puni par la loi. Pourquoi ne punit-on pas ceux qui violent la loi ? Pourquoi ne respecte-t-on pas le calendrier électoral ? Les législatives devaient être organisées en mars 2011. Mr Alpha Condé a refusé de les organiser. Nous avons dû protester, et ces manifestations ont été réprimées dans le sang. Est-ce qu’on doit renoncer à nos droits, et notamment au droit à des élections justes et transparentes ? La responsabilité se situe du côté du pouvoir. Nos manifestations sont autorisées par la Constitution. On exerce ce droit quand aucun autre recours ne marche. Chaque fois qu’un dialogue est proposé, nous participons pour tenter d’aplanir nos différends autour de la table et d’éviter d’aller dans la rue. La rue nous coûte très cher.
Des négociations ont lieu entre l’opposition et le pouvoir à propos des élections locales, parallèlement à cette pression de la rue. Comment caractériseriez-vous vos relations et que préconisez-vous pour les améliorer ?
C’est une relation conflictuelle. Nous suggérons le dialogue. Mais il faut que le pouvoir prenne ses responsabilités, et le président de la République doit respecter son serment et ses obligations telles que définies par les lois de la République. Le conflit vient de là.
Quel bilan tirez-vous des accords politiques conclus en octobre 2016 entre l’opposition et le pouvoir ?
Le seul point qui a été appliqué, c’est la tenue des élections locales, initialement prévues en 2010. Et encore, elles n’ont pas eu lieu à la date prévue dans les accords, février 2017, mais en février 2018, et surtout après qu’on a organisé des manifestations. Tous les autres points ne sont pas appliqués. Le gouvernement s’était engagé à diligenter des enquêtes pour identifier les auteurs de crimes contre des manifestants, mais également, dans un esprit d’apaisement, à indemniser des victimes des manifestations de l’opposition. Il s’était engagé à mettre en place la Haute Cour de justice, habilitée à juger des membres du gouvernement. L’accord intégrait aussi une réforme de la Ceni avec un audit du fichier électoral. Rien de tout cela n’a été fait.
Au fond, vous contestez dans la rue la légitimité du président Alpha Condé.
Sa légitimité est dans une large mesure contestable. Lors de la présidentielle de 2010, il a obtenu 18 % au premier tour et moi j’ai obtenu 44 % des suffrages. Il a ensuite fallu attendre quatre mois et demi pour organiser un deuxième tour, une mascarade électorale à l’issue de laquelle il a été déclaré vainqueur. Les problèmes résultent de ce déficit de légitimité. Il ne peut mener aucune réforme difficile, car il manque de soutiens.
Quel bilan tirez-vous de la gestion du pays par Alpha Condé ?
Si je regarde les points qui m’intéressent – les droits humains, la démocratie –, le pays a reculé. En matière de développement, il n’y a pas eu de progrès visibles. Les conditions de vie des populations ne se sont pas améliorées et les infrastructures se sont détériorées. En termes d’État de droit, le pays a reculé. Il n’y a pas de transparence dans la gestion des affaires, pas de respect des lois. Cela peut certes s’expliquer par l’épidémie du virus Ebola, par la chute des cours des matières premières, par toute une série de facteurs externes et internes, mais les résultats ne sont pas là. Mr Alpha Condé gère le pays comme son entreprise personnelle.
Ne retenez-vous rien de positif ? L’accès à l’énergie, par exemple, s’est accru en Guinée depuis 2010 ?
On peut dire qu’un barrage a été construit. Mais à quel prix ? En 2011, la société brésilienne Asperbras, introduite, semble-t-il, par le fils d’Alpha Condé, a obtenu le marché par entente directe, alors qu’un processus d’appel d’offres avait été lancé. Mais l’entreprise n’a pas pu réaliser le projet dans les six mois de délai prévus dans le contrat. Trois ans plus tard, l’État a rompu le contrat sans se faire indemniser, et a donné des marchés de fournitures d’énergie à des proches du président, à des prix qui ne correspondaient pas à la réalité. Tout cela fait que l’énergie est très chère et qu’il y a aujourd’hui un déséquilibre budgétaire qui a pour origine les fortes subventions attribuées au secteur de l’électricité. Le manque de transparence dans l’octroi des marchés publics, qui se fait le plus souvent de gré à gré, est donc préjudiciable aux populations, et à l’État.
Source: lepoint