Patrice Talon et Sébastien Ajavon font un peu figure d’ovnis. Le premier a fait fortune dans le coton, l’autre dans le poulet. Mais tous deux rêvent de bousculer la classe politique au soir du 6 mars.
Le roi du coton contre l’empereur du poulet ? Le combat peut prêter à sourire, mais, au Bénin, les candidatures de Patrice Talon et de Sébastien Ajavon ne font pas du tout rire ceux qui les affronteront dans les urnes le 6 mars. Lionel Zinsou, Abdoulaye Bio Tchané, Pascal Irénée Koupaki et les autres… Tous savent que ces deux tycoons se sont lancés dans la bataille pour gagner et qu’ils ont les moyens de leurs ambitions. Tous deux sont élégants, souriants et affables. Mais là s’arrêtent les ressemblances.
Fils d’un cheminot de Ouidah, Patrice Talon, 57 ans, a voulu, comme son père, conduire les hommes. Pas en train, mais en avion. À l’âge de 20 ans, il est jugé inapte à la carrière de pilote de ligne. Titulaire d’un deug de mathématiques, il se lance alors dans le négoce des intrants agricoles. Dans les années 1990, il profite de la libéralisation économique prônée par le président Soglo et par la Banque mondiale pour racheter à l’État des pans entiers de la filière coton. En 2008, coup de maître : deux ans après l’élection de Thomas Boni Yayi, qu’il a soutenu généreusement pendant sa campagne, il rafle quinze des dix-huit usines d’égrenage du Bénin. Un quasi-monopole !
Bras de fer judiciaire
À force de fréquenter les milieux politiques, Talon se brûle les ailes. En 2012, il refuse d’aider le président Boni Yayi à modifier la Constitution en vue d’un troisième mandat en 2016. Coïncidence ? Quelques mois plus tard, il est accusé d’avoir voulu empoisonner le chef de l’État et doit s’exiler en France. C’est à ce moment-là, en plein bras de fer judiciaire avec l’État béninois, qu’il mûrit son projet politique. Aux législatives d’avril 2015, il soutient financièrement les candidats de l’Union fait la nation, la coalition de l’opposition. Victoire. En août 2015, Talon dévoile son programme : limitation des pouvoirs de l’exécutif, mandat unique pour le chef de l’État, etc. En octobre 2015, après trois ans d’exil, il rentre à Cotonou. Tout le Bénin a les yeux braqués sur lui. Mais dans les coulisses, un autre milliardaire se prépare…
Distant avec les hommes politiques
Fils d’un gros négociant de Cotonou, Sébastien Ajavon, 51 ans, a fait ses premières armes comme directeur commercial de la poissonnerie familiale. Dans les années 1990, il se spécialise dans l’importation de volailles, puis élargit son empire au transport de marchandises. Objectif : maîtriser sa filière d’importation de bout en bout. Jusqu’en 2011, Ajavon côtoie Talon sans problème. Mais cette année-là, Talon obtient de son ami Boni Yayi le juteux marché du programme de vérification des importations (PVI). Dès lors, Ajavon se plaint que ses marchandises restent bloquées au port de Cotonou pendant de longs mois. « C’est possible, mais Talon voulait assainir le secteur de l’import-export », rétorque un proche du roi du coton. L’entourage d’Ajavon affirme qu’il y aurait perdu 5 milliards de F CFA (7,6 millions d’euros).
À la différence de Talon, l’empereur du poulet évite de fréquenter les hommes politiques de trop près. « Ses relations avec Boni Yayi sont distantes et courtoises », confie un conseiller du président. En 2006, Ajavon prend la direction du Conseil national du patronat (CNP), poste qu’il occupe toujours à l’heure qu’il est. Puis le patron se fait mécène. En 2009, il crée une fondation qui, entre 2010 et 2015, investit quelque 2 milliards de F CFA dans la construction de salles de classe et de centres de santé. « Sébastien Ajavon n’est pas un homme d’affaires renfermé sur lui-même. Il le prouve par ses œuvres sociales », explique son porte-parole, Clotaire Olihidé. « La première des œuvres sociales, c’est de créer des emplois. Patrice Talon en a créé plus de 6 000 et paie bien ses salariés », réplique le porte-parole de ce dernier, l’avocat et député Joseph Djogbenou.
« Pourquoi lui et pas moi ? »
Ajavon se serait-il lancé dans la course à la présidence si Talon n’y était pas allé ? Au début de l’année 2015, les deux hommes d’affaires déjeunent régulièrement à Paris pour faire barrage au projet de troisième mandat de Thomas Boni Yayi. À l’époque, ils semblent d’accord pour laisser la politique aux hommes politiques. Mais en août, quand il écoute les premières interviews du précandidat Talon, Ajavon se dit : « Pourquoi lui et pas moi ? » Clotaire Olihidé concède : « C’est vrai que, jusqu’à la mi-2015, Sébastien Ajavon ne voulait pas se lancer et que sa décision est venue après celle de Patrice Talon. » En janvier 2016, Ajavon se jette à l’eau. Son maître mot : la bonne gouvernance.
Les deux tycoons ont multiplié les meetings de proximité
Ajavon a-t-il été poussé à se présenter par le président lui-même ? Officiellement, non. En public, Thomas Boni Yayi soutient son Premier ministre, Lionel Zinsou. Mais beaucoup s’étonnent du ralliement au candidat Ajavon du député nordiste Rachidi Gbadamassi, le pilier à Parakou des Forces cauris pour un Bénin émergent (FCBE, au pouvoir). Et, dans l’entourage de Zinsou, on chuchote : « Dans sa stratégie « tout sauf Talon », Boni Yayi a deux fers au feu. Si Zinsou gagne, il dira que c’est grâce à lui. Si c’est Ajavon, aussi. »
« L’argent et les idées »
Aujourd’hui, même tactique. Face aux états-majors des trois grandes formations officiellement pro-Zinsou (les FCBE, la Renaissance du Bénin, de Léhady Soglo et le Parti du renouveau démocratique, d’Adrien Houngbédji), les deux tycoons jouent la base de ces partis et multiplient les meetings de proximité. Du côté d’Ajavon, outre Gbadamassi, on se félicite d’avoir le soutien de la députée Claudine Afiavi Prudencio, une intime de Samuel Dossou-Aworet, le troisième homme d’affaires le plus influent du Bénin. Du côté de Talon, on revendique le soutien d’un autre Nordiste, Modeste Kérékou, l’un des fils du défunt président. Talon aurait-il moins d’appuis politiques qu’Ajavon ? Réplique du porte-parole Djogbenou : « Il y a des gens qui ont beaucoup d’argent sans avoir beaucoup d’idées. Talon a l’argent et les idées. »
L’intérêt suscité par ces deux candidatures est-il le signe que les hommes politiques béninois – pas tous incorruptibles… – sont largement discrédités ? Sans doute. Commentaire désabusé d’Emmanuel Golou, président du Parti social démocrate (PSD) et du comité Afrique de l’Internationale socialiste : « Depuis que les meetings se transforment en distribution de cadeaux, les gens n’ont plus la patience d’écouter un grand discours sur la classe ouvrière. Ils sont pressés que le candidat s’en aille pour que le suivant arrive. »
Leur image, ils en prennent soin
Pour leur communication de campagne, les deux milliardaires ont fait des choix radicalement différents. « Patrice Talon se méfie des grosses agences qui ne connaissent pas la réalité du terrain », confie l’un de ses proches. Sa com est donc coordonnée par Édouard Loko, un ancien journaliste de l’Office de radiodiffusion et télévision du Bénin (ORTB), secondé par Gérard Migan, un autre ex de l’ORTB. Quant à sa campagne d’affichage, elle est gérée par un ami d’enfance, Franck Dossa, de l’agence Doss’Art.
Sébastien Ajavon, lui, a fait appel à Havas, une grosse agence française contrôlée par le groupe Bolloré. Peut-on être soutenu à la fois par Vincent Bolloré et par Samuel Dossou-Aworet, l’homme d’affaires béninois qui, en novembre 2015, a fait bloquer un projet ferroviaire du groupe Bolloré par la cour d’appel de Cotonou ? « Quand il a choisi Havas, Ajavon ne savait pas que Bolloré était derrière », affirme son porte-parole, Clotaire Olihidé.
Source: Jeune Afrique