Les maux dont souffre la justice en Afrique sont connus. Décalage entre les grands principes et les pratiques ; hiatus entre grandes affirmations ou autres envolées lyriques et réalisations concrètes ; discordance entre des conceptions encore trop souvent héritées du passé colonial et les mentalités de nos pays ; insuffisance des moyens. Mais surtout, absence de volonté politique. Or, la justice est un des piliers de l’État de droit et le principal baromètre de la gouvernance.
Elle est rendue au nom du peuple. Un peuple, qui reste plus que méfiant vis-à-vis d’elle et de ses acteurs. La situation, assez désespérante, de la justice en Afrique peut se comprendre. On peut y trouver des explications, mais pas d’excuses. Toutes les justifications du monde ne suffisent pas à dédouaner nos États et nos élites. Nos manquements sont impardonnables, et nos peuples ne nous les pardonnent pas. N’en déplaise à certains, la justice n’est pas un luxe, c’est l’une des conditions sine qua non du développement, au même titre que la santé, l’éducation ou les infrastructures N’en déplaise à certains, la justice n’est pas un luxe, c’est l’une des conditions sine qua non du développement, au même titre que la santé, l’éducation ou les infrastructures. Sans justice digne de ce nom, jamais l’Afrique ne parviendra à aller de l’avant. Et réformer la justice n’est pas une sinécure, nous en savons quelque chose… Commencer par appliquer les lois existantes Il y a bien de grands principes, des textes, les devises aux frontons des édifices publics, les constitutions et les lois, qui nous affichent une justice quasiment impeccable. Tout cela reste pourtant formel et théorique. Dans la pratique, c’est quelque peu différent. L’indépendance, ce principe inscrit dans nos textes nationaux, sous-régionaux ou continentaux – de Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) à l’Union africaine (UA) en passant par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) – est souvent foulée aux pieds. Le pouvoir, politique ou financier, se tient sur ses gardes et n’entend pas voir des magistrats trop indépendants. Dans nombre de nos pays, le président reste le premier magistrat, il nomme les membres des Conseils supérieurs de la magistrature et les personnes composant les instances anti-corruption. En matière de justice continentale et de lutte contre l’impunité, nous passons notre temps à critiquer – souvent à juste titre – la Cour pénale internationale (CPI) , mais nous savons bien que les structures africaines existantes sont plus qu’embryonnaires et que, faute de moyens notamment, il faudra bien des années avant leur réelle mise en place. Dans nombre de nos pays, le président reste le premier magistrat, il nomme les membres des Conseils supérieurs de la magistrature et les personnes composant les instances anti-corruption Concernant la justice commerciale et le droit des affaires, nos législations nationales sont souvent à la traîne, lentes, peu au fait des évolutions. Il en va de même pour l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) qui, après un quart de siècle d’existence et malgré d’énormes potentialités, demeure bien timide dans les actions entreprises. Avant, donc, de parler de réformes nécessaires, n’oublions pas l’application effective des textes existants. Même s’il est plus facile de se retrancher derrière de beaux discours teintés de panafricanisme que d’avancer concrètement… Adapter nos textes juridiques Les Africains, du Mali à la Tanzanie, du Nigéria à Madagascar en passant par la Sierra Leone, manifestent beaucoup de circonspection à l’égard d’une justice qu’ils trouvent lente, corrompue, incompréhensible et inaccessible, qu’ils y aient eu recours ou pas. Une justice qui ne parle pas toujours leur langue, une justice dont certaines pratiques sont totalement étrangères à leur environnement, une justice au service des puissants. En conséquence, il ne faut guère s’étonner que beaucoup se tournent vers une justice informelle, non-étatique, coutumière ou religieuse. C’est une réalité à prendre en compte si l’on veut faire évoluer nos structures judiciaires et la législation correspondante. Pour rapprocher la justice du citoyen, il est impératif d’adapter certains de nos textes de loi et de nos procédures, notamment en matière de droit de la famille ou de droit du foncier, pour ne prendre que ces deux exemples. Dans les pays en sortie de crise se pose également la question de la justice transitionnelle et coutumière. Les Africains, du Mali à la Tanzanie, du Nigéria à Madagascar en passant par la Sierra Leone, manifestent beaucoup de circonspection à l’égard d’une justice qu’ils trouvent lente, corrompue, incompréhensible et inaccessible, qu’ils y aient eu recours ou pas Si l’on continue simplement de reproduire les systèmes juridiques européens ou anglo-saxons sans prendre en compte les réalités africaines, la justice gardera, à n’en pas douter, l’image d’un monstre froid, d’une nébuleuse répulsive, inadaptée sur un grand nombre de situations relatives au quotidien de nos populations. L’heure n’est plus aux importations, au « copier-coller », nous devons nous prendre en main, revoir nos codes et nos textes. Former nos juristes Le nombre insuffisant de magistrats, le niveau de leur formation, les qualités techniques et professionnelles, sans compter les références éthiques et morales, constituent autant de défis majeurs dans la construction et l’édification d’un État de droit et d’une gouvernance dont la justice est le socle principal. La faiblesse des moyens, le caractère obsolète et désuet des installations et des équipements n’offrent pas toujours aux juges la possibilité d’améliorer leurs connaissances, qu’ils doivent pourtant sans cesse adapter et faire évoluer. Cette exigence est d’autant plus pressante que les sources du droit ne sont plus seulement nationales, mais aussi communautaires, sous-régionales, régionales voire internationales. Il en va de même pour les pratiques, qui sont désormais jugées à l’aune des standards internationaux. Le nombre insuffisant de magistrats, le niveau de leur formation, les qualités techniques et professionnelles, sans compter les références éthiques et morales, constituent autant de défis majeurs dans la construction et l’édification d’un État de droit et d’une gouvernance dont la justice est le socle principal Il convient de lutter contre les conséquences négatives du déficit en personnels magistrats, notamment féminin, en nombre et en qualité. Il convient également de contrôler le travail de ces mêmes magistrats afin de stopper les dérives de certaines brebis galeuses. Rappelons que, dans les opinions publiques africaines, la justice, la police, les douanes et le monde politique constituent les secteurs les plus générateurs de corruption. Ceci est particulièrement important dans le domaine économique où les choses évoluent vite. C’est là une question cruciale si l’on veut que les entreprises aient confiance pour investir chez nous. Rapprocher la justice des justiciables et des usagers Une justice plus accessible, c’est aussi une justice qui va vers ceux qui en ont besoin et qui aide le citoyen dans des étapes cruciales de la vie. Prenons l’exemple de l’enregistrement des naissances, question fondamentale, puisque dans bien des pays, un grand nombre d’enfants restent en marge de l’état civil, sans acte de naissance, et sont donc potentiellement privés du droit à la nationalité, à l’éducation ou à la santé. Sensibiliser les populations à cette question tout en instaurant un régime de gratuité de la déclaration de naissance permettrait, on peut l’espérer, de rapprocher la justice du citoyen sur une question simple mais qui concerne vraiment tout le monde. On est ici dans le concret, pas dans de grands discours. Certaines initiatives doivent être saluées, à l’instar de ce qui se passe au Sénégal, avec des Maisons de justice qui reprennent les principes et les modes de régulation traditionnelle des conflits familiaux et ceux des différends privés Certaines initiatives doivent être saluées, à l’instar de ce qui se passe au Sénégal, avec des Maisons de justice qui reprennent les principes et les modes de régulation traditionnelle des conflits familiaux et ceux des différends privés ; ou au Ghana, qui a mis en place un service de règlement alternatif des petits conflits par voie de médiation, service présent dans tous les districts du pays. Le tout fonctionne avec des référents culturels locaux. Le recours au Technologies de l’information et de la communication (TIC) n’est pas non plus à négliger. A ce sujet, un certain nombre d’actions assez inspirantes se développent actuellement dans plusieurs pays d’Afrique anglophone. Le Mali connaît des avancées considérables grâce à la coopération algérienne. Une initiative d’informatisation du casier judiciaire devrait rendre cette pièce administrative à la fois fiable et accessible au moyen de l’électronique. Favoriser le contrôle citoyen La société civile ou différentes Organisations non gouvernementales (ONG) africaines sont, depuis quelques années, à l’initiative d’actions visant à contrôler le fonctionnement de la justice et, plus globalement, celui des pouvoirs publics. Quels que soient leur impact et leur efficacité, qu’elles permettent ou non d’enclencher une dynamique, nous devrions tenir compte de leur existence et favoriser leur éclosion. Ces actions citoyennes, même si elles ne sont pas représentatives de la « rue africaine » – leurs initiateurs étant souvent hyper-éduqués et hyper-impliqués -, même si elles peuvent être instrumentalisées, font avancer les choses en dénonçant les abus et les dérives et en pesant sur les autorités. Derrière cela, c’est toute la question des lanceurs d’alerte et de leur protection qui est posée. Elle fera sûrement sourire certains gouvernements mais on ne pourra en faire l’économie à l’avenir. Parallèlement, la mise en place d’Observatoires de la justice, opérationnels, gagnerait également à être mise en avant. Une volonté politique, ce sont des moyens. Dans l’espace UEMOA, le minimum fixé pour le budget de la justice est de 3 %. Combien d’États atteignent-ils ce pourcentage ? Sauf erreur, aucun Tant que n’existera pas une réelle volonté politique de réformer la justice, cette dernière restera une arlésienne. Ici et là, des mesures sont prises, plus souvent destinées à gagner des places dans tel ou tel classement international (ou à satisfaire les bailleurs) qu’à adapter la justice aux réalités de nos pays et à la rapprocher du citoyen. On constate tout de même quelques avancées, et c’est heureux. Mais tout cela se révèle insuffisant. Une volonté politique, ce sont des moyens. Dans l’espace UEMOA, le minimum fixé pour le budget de la justice est de 3 %. Combien d’États atteignent-ils ce pourcentage ? Sauf erreur, aucun. Si cette constatation est de nature à conforter le sentiment des pessimistes, ce n’est pour autant pas une raison de baisser les bras ! Sous prétexte d’autres urgences, et en dépit de discours grandiloquents, la justice est généralement reléguée au second plan des préoccupations de nos gouvernants. C’est là un terrible manque de vision, une erreur grossière de gouvernance. Car, à travers la justice, c’est tout le lancinant problème du rapport des citoyens à l’État qui est posé, et celui de la confiance dans le système démocratique. Aujourd’hui, ne pas traiter la question de la justice comme il convient, ne pas réellement la réformer, c’est aller au-devant de difficultés dont personne ne mesure les répercussions pour l’avenir de notre continent. La justice pour tous n’est pas une chimère, elle est possible, à condition de la vouloir et d’agir.
Mamadou Ismaïla Konaté
Source: wathi.org