Dans un article publié ici même, l’universitaire Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré notait que dans le centre du Mali le terme djihadiste était devenu synonyme de « Peul armé ». Cela est d’autant plus incontestable que cette représentation, loin d’être un moyen déguisé de régler les conflits anciens, semble fortement ancrée au sein des autres communautés locales (bambara, dogon, bozo), mais aussi partagée par une partie des soldats maliens opérant dans cette zone.
Si en France ou en Angleterre une partie de la population, bien que majoritairement instruite, tombe parfois dans le piège du « musulman complice du djihadiste », au point que les musulmans soient contraints de se dissocier publiquement des actes commis par l’État islamique en leur nom (la campagne « Not in my name »), on peut alors aisément comprendre ce qui se joue dans le centre du Mali.
Cette représentation sociale qui fait du Peul un djihadiste apparaît aujourd’hui – et même depuis quelques années – beaucoup plus forte que toute réalité qui viserait à expliquer que les Peuls constituent une communauté très majoritairement paisible et qu’ils ne sauraient globalement être responsables des actes condamnables de quelques membres encouragés par certains.
Comment en est-on arrivé là ? De quelle marge de manœuvre disposent les autorités politiques pour ramener la paix entre les communautés au centre du Mali ?
Les Peuls, seuls contre tous
Une pléthore de groupes communautaires d’autodéfense opère un peu partout au Mali, aussi bien au nord qu’au centre. Pourquoi donc seules les milices peules sont-elles fréquemment accusées de djihadisme par l’ensemble des autres groupes d’autodéfense, avec les répercussions que l’on sait sur les civils ?
Dans un article consacré aux motivations d’adhésion des pasteurs peuls aux groupes djihadistes, Benjaminsen et Ba adoptent une approche dite d’« écologie politique matérialiste » pour expliquer la situation conflictuelle dans le centre du Mali. Cette approche renvoie à la gestion de l’environnement et des terres pastorales.
Si l’on en croit leur analyse, les frustrations des Peuls seraient, d’une part, liées à la gouvernance inégalitaire des terres et des ressources naturelles : les éleveurs de bétail seraient mécontents à l’égard d’un modèle qui favorise l’expansion agricole au détriment du pastoralisme. La conséquence est que les pâturages clés sont perdus et les corridors pour le bétail bloqués par de nouveaux champs agricoles. Les éleveurs devant toutefois passer avec leur bétail nonobstant le blocage des couloirs, cela conduit souvent à des conflits.
D’autre part, ajoutent ces mêmes auteurs, les Peuls seraient en colère à l’égard de l’État prédateur et corrompu : d’abord, parce que ce dernier ne fait que tirer profit de la paysannerie rurale. Les autorités judiciaires de la région tarderaient ainsi à résoudre les conflits d’utilisation des terres, car cela leur permettrait de continuer à accepter des paiements des différents protagonistes pour appuyer leurs revendications respectives. En outre, il est aussi reproché aux services des eaux et forêts d’infliger des amendes au hasard à des femmes qui ramassent du bois de chauffage et à des bergers qui font paître leur bétail.
Dès lors, les Peuls nourriraient un fort ressentiment anti-État et anti-élite, exacerbé par les discours pro-pastoraux que tiennent les leaders djihadistes. Du point de vue des auteurs, ce sentiment antigouvernemental croissant engendre l’enrôlement de nombreux jeunes Peuls dans des groupes armés qualifiés de djihadistes dans la région de Mopti (Centre).
Le partage des ressources, facteur clé du conflit
Pour sa part, le chercheur Baba Dakono, plutôt que de conflits intercommunautaires, préfère évoquer des conflits entre groupes socioprofessionnels qui s’affrontent pour des ressources naturelles très limitées.
C’est aussi la thèse développée dans un rapport intitulé « Stabiliser le Mali » : ce document impute les violences dans le centre du Mali à une compétition pour les ressources disponibles dans le delta du Niger (pâturages, champs, poissons), à l’évolution des règles qui structurent l’accès à ces ressources et aux revendications entourant ces ressources.
Pour mieux appréhender ce qui se passe actuellement dans le centre du Mali et notamment comment ces représentations sociales se sont développées, il importe de ne pas occulter la genèse des tensions liées aux accusations de djihadisme proférées à l’encontre des Peuls, et encore moins les faits d’armes des milices peules contre l’armée et les autres communautés locales. C’est la tâche que nous nous étions assignés dans un précédent article.
Un sujet commun au Mali, au Burkina Faso et au Niger
Comme le mentionne très bien le chercheur Boukary Sangaré, des conflits ont toujours et partout en Afrique opposé les cultivateurs sédentaires aux éleveurs généralement nomades pratiquant la transhumance. Aujourd’hui, au Mali, au Burkina Faso et au Niger, la communauté peule est pointée du doigt pour sa proximité supposée avec les groupes djihadistes. Cela signifierait que les dynamiques liées à la compétition pour les terres et les ressources, présentées par de nombreux observateurs comme les principaux facteurs de violences intercommunautaires, se reproduiraient à l’identique dans les différents pays de la zone ?
Le Burkina Faso a vu apparaître, depuis 2016, un mouvement armé baptisé Ansaroul Islam, se réclamant de l’État islamique et dont le leader était le prédicateur peul Malam Ibrahim Dicko (donné pour mort, il a été remplacé par son frère Jafar Dicko). À l’instar du centre du Mali, des milices se sont formées au Burkina Faso pour se défendre contre les attaques attribuées aux Peuls.
Le 1er janvier 2019, l’assassinat de six Mossis à Yirgou (centre-nord du Burkina Faso) par des présumés djihadistes peuls a donné lieu à des représailles sanglantes qui ont fait 46 morts au sein de la communauté peule. Le même jour avait également lieu au Mali l’attaque de Koulogon (centre) faisant 37 morts parmi les Peuls.
Le Niger, quant à lui, subit régulièrement des attaques terroristes, aussi bien au sud-est, dans les régions frontalières avec le Nigeria, qu’à l’ouest, dans les régions proches du Mali. Les assaillants venus du Mali sont fréquemment des Peuls – des Nigériens ou des individus d’origine nigérienne – qui se sont installés au Mali dans les années 1990.
L’attaque d’Ogossagou, la suite hélas prévisible d’un cycle de représailles
Si l’attaque d’Ogossagou du 23 mars 2019 a interpellé l’opinion nationale et internationale par son ampleur et sa violence, ce n’est en réalité rien d’autre que la suite hélas prévisible d’une spirale, d’un cycle de représailles et de vengeances enclenchés entre les différents acteurs dans le centre du Mali depuis 2015.
La décision de la milice dogon Da na Amassagou de chasser les Peuls de la zone allant de Bandiagara à Bankass (centre du Mali) aurait été prise lors d’une réunion tenue le 13 mars 2019, suite à l’attaque, deux semaines plus tôt, de deux villages dogon dans la région de Bandiagara par des éléments armés identifiés comme étant peuls. Depuis le massacre d’Ogossagou, le rôle hautement négatif des milices communautaires en général, et de la milice dogon Dan na Amassagou en particulier, est pointé du doigt. Les démentis formels de cette dernière quant à son implication dans le massacre n’ont pas dissuadé le gouvernement malien de prononcer sa dissolution, lors du conseil des ministres extraordinaire du 24 mars 2019.
Le massacre d’Ogossagou, qui a coûté la vie à 160 membres de la communauté peule, est par ailleurs intervenu seulement quelques jours après l’attentat contre le camp militaire de Dioura (le 17 mars 2019), ayant causé la mort d’une trentaine de militaires maliens. Un attentat revendiqué par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), comme une vengeance à l’encontre des crimes commit par l’armée malienne et les milices visant la communauté peule.
Dans son communiqué de revendication,le GSIM n’a pas manqué de préciser que l’attaque avait été menée par des hommes du Macina – la katiba (brigade) sud du groupe djihadiste Ansar Dine –, actif dans le centre du Mali, et que les opérations avaient été personnellement conduites par le prédicateur peul Amadou Kouffa lui-même.
Précisons, enfin, que la grande majorité des combattants de la katibaMacina sont des Peuls, ou identifiés comme tels. Ce facteur pourrait expliquer pourquoi l’armée tarde à s’interposer contre les exactions visant des Peuls – une lenteur que l’on observe toutefois dans les attaques visant les autres communautés de la région.
Les milices comme palliatif face à un État malien défaillant
L’Etat malien fait, depuis plusieurs années, face à une situation dans laquelle ses institutions sont loin d’être en mesure de répondre à la demande exponentielle de sa population en matière de sécurité.
L’autorité souveraine n’assure plus le monopole du policing (l’ensemble des fonctions d’application de la loi et de maintien de l’ordre, que celles-ci soient assurées par des acteurs publics ou privés, à l’échelon national et local). Celui-ci est désormais envisagé comme une activité multilatérale s’exerçant par une diversité d’arrangements institutionnels : publics, privés, communautaires, hybrides.
Certaines de ces configurations émergent plus ou moins spontanément. C’est, en général, le cas des milices communautaires d’autodéfense qui se mettent en place pour pallier l’absence des forces de l’ordre et pour garantir la sécurité des membres de la communauté. Leur mise en place est souvent encouragée par l’État défaillant et peut apparaître positive lorsque ces milices s’investissent dans une mission de contrôle social et de résolution des conflits en anticipant les menaces réelles ou ressenties résultant de la vie en collectivité.
À cet égard, on constate qu’en réponse à l’annonce de la dissolution de son groupe par le gouvernement, le « chef d’État-major » de Dan na Amassagou, Youssouf Toloba, a exigé du gouvernement comme préalable au dépôt des armes le retour de l’armée pour sécuriser les populations, et le désarmement des autres milices.
La question reste entière : l’État malien a-t-il les moyens de déployer la force publique partout où le besoin de sécurité l’impose ?
Comment lutter contre les amalgames ?
Le président de l’Association malienne pour la protection et la promotion de la culture dogon (« Ginna Dogon »), Mamadou Togo, juge hâtive la décision du gouvernement de dissoudre Da na Amassagou. Il affirme que cela ne saurait mettre fin au problème localement. Par ailleurs, sa déclaration laisse entrevoir la persistance des amalgames, lorsqu’il affirme que l’ethnie peule est le dénominateur commun de toutes les violences qui interviennent dans le centre du Mali : « Quand une seule ethnie est citée dans plusieurs conflits de ce genre, elle doit faire un examen de conscience. Elle doit se demander : que faire pour arrêter ça ? »
L’autodéfense devient problématique, note l’universitaire Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré, quand elle induit des amalgames qui « créent les conditions d’une révolte des Peuls soumis à des vagues d’arrestations, de meurtres et d’intimidations par des milices issues de communautés voisines et des fonctionnaires de l’État malien, eux-mêmes mus par la peur, la soif de vengeance ou la volonté d’affirmer leur légitimité en attaquant des boucs émissaires ».
Elle l’est aussi quand certaines milices peules affichent leur proximité avec des mouvements djihadistes avec qui elles s’associent dans des attaques contre militaires et civils au nom de la défense de l’identité peule. Outre leur adhésion pure et simple aux idéologies djihadistes, l’utilisation de ce label « djihadiste » par ces milices d’autodéfense peule consisterait aussi, toujours selon le même Ba-Konaré, à tirer simplement parti de la puissance du terrorisme pour instiller la peur et se montrer menaçant face aux autres groupes armés.
Dans la situation actuelle du centre du Mali, une atténuation des tensions intercommunautaires pourrait reposer ainsi sur quelques points principaux :
- Un démarcage total de l’État avec les groupes armés communautaires incontrôlables et aux activités répréhensibles, et leur désarmement voire leur dissolution pure et simple ;
- Une fermeté affichée de l’État vis-à-vis des prévarications des militaires (obligation pour eux de répondre à l’appel des communautés dans le besoin), et vis-à-vis de ceux coupables d’exactions extrajudiciaires. L’État devra, en outre, identifier, appréhender et punir les auteurs de crimes afin de combattre l’impunité qui a fortement contribué à l’expansion du niveau des violences sur le terrain ;
- La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) pourrait enfin concrètement s’investir de son rôle de protection des civils et de facilitation du dialogue entre les parties ;
- Des campagnes de sensibilisation inclusives, visant à faire évoluer les représentations qui aujourd’hui font systématiquement du Peul un djihadiste, pourraient être initiées par le gouvernement de Bamako. Mais cela passerait aussi forcément par un démarcage des populations peules des actes répréhensibles commis en leurs noms par certains des leurs, ou qui s’identifient comme tels, à l’exemple de la campagne « Not in my name » des musulmans de Grande-Bretagne contre l’État islamique.
Les autorités politiques, les observateurs nationaux et internationaux pourront produire autant d’études et formuler autant de propositions qu’ils le veulent, les tensions s’estomperont difficilement sans que ne s’opère au préalable un changement des mentalités localement.
Nous remarquons d’ailleurs que chaque acte – quel que soit son ampleur –, commis par une milice peule, ou qui s’identifie comme telle, donne systématique lieu à des représailles des plus violentes contre cette communauté, n’épargnant désormais ni les femmes, ni les enfants. La dernière attaque d’Ogossagou, consécutive à l’attaque de deux villages dogon et à l’attentat contre le camp militaire de Dioura, en est une triste illustration.