En dépit des inquiétudes suscitées par le coronavirus, des foules immenses soutiennent une campagne de manifestations de masse dans tout le Mali. Ces manifestants exigent la démission du président Ibrahim Boubacar Keïta, de plus en plus contesté.
La corruption et le copinage, la faiblesse des services publics et du leadership national, les irrégularités électorales et l’incapacité du gouvernement à mettre un terme à la violence intercommunautaire et djihadiste ont alimenté la frustration populaire.
Les partis politiques de l’opposition se sont unis pour organiser des manifestations. Mais leur stratégie n’a pas été la voie décisive qui a fait descendre à plusieurs reprises des dizaines de milliers de personnes dans la rue. Ces manifestations de colère sans précédent depuis des décennies sont inédites au Mali. Elles ont maintenant forcé Ibrahim Boubacar Keïta et ses ministres à négocier.
Le véritable acteur de cette mobilisation, la figure qui exerce ce pouvoir d’attraction des foules est un imam, du nom de Mahmoud Dicko.
Il est l’acteur central de ce défi à un président qui semble complaisant et dépourvu d’énergie et d’idées face aux énormes problèmes qui continuent de s’accumuler pour le Mali, malgré la présence de près de 15 000 soldats internationaux et les injections constantes d’aide extérieu
L’imam Dicko n’est pas un novice qui sort d’une vie discrète de direction spirituelle dans cette nation à majorité musulmane.
Le pouvoir s’étend à Tombouctou
Il est un acteur majeur de la vie publique depuis au moins une décennie, mais aujourd’hui plus que jamais il démontre son influence. En avril 2019, il a organisé des manifestations qui ont entraîné le limogeage de Soumeylou Boubeye Maïga, alors Premier ministre.
Cette année, la grande manifestation, qui a eu lieu le 5 juin pendant la prière du vendredi, s’est limitée à la capitale Bamako et à Sikasso, une ville du sud du Mali.
Mais deux semaines plus tard, la foule était également présente à Kayes, dans l’ouest, à Ségou, dans le centre-sud, et même dans l’ancienne ville désertique de Tombouctou, aux confins du Sahara. Et le mouvement pouvait s’étendre encore plus loin.
C’est le pouvoir mobilisateur de l’imam Dicko qui a relancé les négociations entre le gouvernement et ses alliés politiques traditionnels.
Mardi, le camp du pouvoir a initié le dialogue avec le M5, l’alliance de l’opposition. Mais deux jours auparavant, ils avaient rencontré l’imam pour la première fois, conscients qu’il a une portée populaire qui peut être décisive.
Révérence pour le mysticisme
Les médiateurs internationaux – de la mission de maintien de la paix de l’ONU au Mali, de l’Union européenne (UE) et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) – ont également pris soin de prendre langue avec l’imam Dicko.
Il s’est fait connaître en 2009 à la tête du Haut Conseil islamique, en dirigeant une campagne de manifestations de masse qui a obligé le président malien de l’époque, Amadou Toumani Touré, à modifier une réforme du droit de la famille qui aurait renforcé les droits des femmes.
Cela a confirmé son rôle de conservateur religieux de premier plan.
Né au milieu des années 50 dans la région de Tombouctou, l’imam Dicko, qui était à l’origine professeur d’arabe, a étudié en Arabie Saoudite et est devenu le chef religieux de la mosquée de Badalabougou, une banlieue verdoyante de Bamako, située au bord du fleuve.
Il a également été secrétaire de la principale organisation religieuse du gouvernement jusqu’à la fin du régime de parti unique et l’instauration de la démocratie, il y a près de trois décennies.
Malgré son éducation saoudienne, l’imam Dicko n’a jamais épousé l’interprétation wahhabite austère et fondamentaliste de l’islam.
Il est en réalité un défenseur de l’islam ouest-africain traditionaliste, conservateur dans sa vision des questions familiales mais un ardent défenseur des racines culturelles pré-musulmanes du Mali et de la culture religieuse pluraliste et du respect du mysticisme. Tombouctou, par exemple, est connue comme “la ville des 333 saints”.
L’imam Dicko s’est toujours opposé à la fois à l’imposition de punitions physiques sévères au nom de l’Islam et à l’idéologie du djihad violent.
Lorsque les militants islamistes ont pris le contrôle du nord du Mali en 2012, il a tenté de trouver une solution par le biais de pourparlers, allant même jusqu’à rencontrer le commandant djihadiste Iyad Ag Ghaly.
Et lorsque les djihadistes ont abandonné le dialogue et lancé une nouvelle offensive, menaçant de percer au sud et d’avancer vers Bamako, l’imam Dicko a salué l’intervention militaire française de janvier 2013, arguant que ses soldats secouraient des Maliens “en détresse” après avoir été abandonnés par leurs compatriotes musulmans.
Il a formé son propre mouvement islamiste
Pourtant, pour l’imam Dicko, se féliciter de l’intervention française qui a sauvé Bamako des djihadistes n’a jamais signifié qu’il fallait aussi adhérer à un programme libéral plus large de modernité.
Il a toujours défendu le conservatisme social, parfois en langage graphique.
Pourtant, il s’en est toujours tenu à son conservatisme. Il a déclaré que les militants responsables de l’attaque de l’hôtel Radisson Blu à Bamako en 2015 avaient été envoyés par Dieu pour punir les Maliens pour leur homosexualité, importée de l’Ouest.
Et ses sentiments nationalistes transparaissent lorsqu’il accuse la France d’avoir l’ambition de recoloniser son pays. En cela, il est comme de nombreux compatriotes : ravi d’être sauvé en 2013, mais aujourd’hui fatigué d’une opération militaire française qui n’a toujours pas réussi à faire taire les groupes armés djihadistes.
C’est cet appel populiste qui fait aujourd’hui de lui un acteur si influent dans la crise politique actuelle.
Lors de l’élection de 2013, il a soutenu M. Keïta, qui se présentait à la présidence avec le slogan vague de restaurer la fierté nationale après la crise des deux années précédentes.
Cette compétition et la suivante, en 2018, ont vu M. Keïta écraser son adversaire beaucoup plus technocrate, Soumaïla Cissé.
Mais aujourd’hui, le président est assiégé politiquement alors que M. Cissé est otage d’homme armés qui l’ont kidnappé en pleine campagne électorale pour les législatives de mars dernier.
Quant à l’imam Dicko, il a abandonné le président Keïta en 2017 et s’est retiré l’année dernière du Haut Conseil islamique pour former son propre mouvement politique islamiste, la Coordination des mouvements, associations et sympathisants (CMAS).
Il a participé aux tentatives de développement d’un nouveau dialogue avec Ag Ghaly et d’autres dirigeants djihadistes qui poursuivent encore la lutte armée, une voie que M. Keïta tente également de suivre.
Porte-drapeau du nationalisme
Mais le clivage politique de l’imam Dicko avec le président reste profond. Ses alliés de l’opposition sont laïques et les manifestations actuelles sont alimentées par la colère contre tout ce qui a mal tourné plutôt que par un large appétit populaire pour la transformation du Mali en une république islamique.
Outre l’implacable crise de sécurité dans le Nord, il y a eu une série de scandales de corruption. Une grève des enseignants avait déjà entraîné la fermeture de nombreuses écoles bien avant la pandémie du Covid-19. Il semble peu probable que M. Keïta, réélu en 2018 avec un mandat solide, soit prêt à démissionner.
Mais il pourrait accepter un rôle moins central, tandis que l’opposition rejoindra un gouvernement d’unité qui lui retirerait le véritable pouvoir. Quoi qu’il arrive, la limitation des mandats interdisent au président de se représenter en 2023.
Cela pourrait-il laisser le champ libre à l’imam Dicko pour qu’il devienne le porte-drapeau d’une tradition nationaliste exaspérée par les marchandages de la classe politique conventionnelle?