Des heures après, dans un mouvement de régénération soudaine et complète, il se relevait, bondissait de son entrepôt et se précipitait dans la rue. « La chance sourit aux audacieux ». Si Dieu se rangeait de son côté, il pouvait rencontrer dans un coin de rue la voleuse. Des jours durant, il parcourait des rues de la capitale en vain. Chaque nuit, mort de fatigue, il dormait à poings fermés entrecoupé par des réveils en sursaut au milieu de la nuit avec au bout du rouleau des songes à la pelle. Régulièrement dans ses rêves, il voyait l’inconnue se tordre de rires, succédant aux larmes et aux gémissements dont seuls étaient capables les fous d’asile. Chaque fois qu’il tentait de l’appréhender, elle filait entre ses doigts.
Encore, comme les nuits précédentes assis au milieu de son lit en pleine nuit, l’audace de la jeune fille se mêlait à son angoisse et son incrédulité. Sory n’a pas seulement perdu la fortune, il perdait la confiance de son ami paysan, du sergent-chef Abdou. Le monde des contrebandiers est ainsi fait qu’il est vorace, qu’on ne se fait pas de cadeau, que les trahisons réelles ou supposées se règlent souvent dans le sang. Le préjudice causé était trop lourd – plus de vingt millions – pour qu’ils daignaient passer l’éponge.
Sory n’avait jamais songé à la fuite. Aussi, il se cramponnait à la vie avec tant d’énergie qu’il prenait une résolution désespérée. Il se mettait à réfléchir et à mesurer son courage. Bina braquait des motocyclistes, ce que lui n’avait même pas eu l’idée de faire, Bina moins jeune, moins fort que lui s’était procuré à force d’adresse une montagne d’argent. Tout ce que celui-ci avait fait, lui pourrait le faire. L’emploi qu’il envisageait de faire avec sa force serait le même. Il faut le malheur pour creuser certaines mines cachées dans le genre humain. Sory voyait clair dans la nuit de son propre malheur. Le vol dont il était victime avait réuni toutes ses facultés au service du renflouement de la caisse avant que ses comparses ne découvraient la déconvenue. C’était une question de vie ou de mort. Ceux-ci crieraient aux infidélités dans les comptes et feraient remarquer que cette histoire de l’inconnue voleuse était tirée de son chapeau dans l’unique dessein d’obtenir leur clémence. Le monde a secrété des vices, des appétits monstrueux. Le monde est peuplé de caïmans.
Au voleur ! Au voleur !
Peut-être, de sa vie, Sory n’avait –il jamais éprouvé une expression si tranchée, un passage si rapide de contrebandier à braqueur de motocycliste que dans ce moment. Par un hasard qui ajoutait à l’intensité des ténèbres, la lune, qui était dans sa décroissance, ne devait se lever que vers onze heures quinze du soir. Les rues que le jeune homme traversait étaient donc plongées dans la plus profonde obscurité.
Habillé en grand boubou blanc, Sory a croisé une jeune fille à moto. Il lui faisait les yeux doux, la fille autant. Après échange de quelques paroles ampoulées, elle l’embarquait à destination d’une pâtisserie bien cotée. A mi-chemin, il pointait son arme de fabrication artisanale sur la nuque de la conductrice qui précipitait la moto dans un caniveau à ciel ouvert et s’écriait de toutes ses forces au voleur ! Au voleur ! Sory, qui avait perdu son pistolet dans la chute inattendue, avait bonne envie de se défendre, il avait même un peu étranglé la demoiselle, mais ne pouvait rien contre une marrée humaine qui volait au secours d’une motocycliste en détresse. Il fallait bien se rendre, on le conduisait dans un coin bien isolé, une maison en construction au bord du fleuve où il était battu à mort.
Un léger frissonnement avait passé par tout le corps de la jeune fille au moment de remercier les braves hommes dont la prompte intervention lui a permise de se tirer d’affaire. Un service comme celui-là valait bien des hectolitres de remerciements. « Je n’oublierai jamais dans quelle circonstance vous avez pris des risques pour moi. Je me souviendrai toujours que je vous dois la vie ou à peu près. »
Dans l’anonymat total ou presque
Le lendemain, la police arrivait sur le lieu du crime, procédait à l’identification du corps. Aucun document d’identité, ni téléphone, encore moins une lettre ou ordonnance médicale n’avaient été trouvés sur la victime. Nombreuses stations radios avaient passés le communiqué de la police. En vain. Plusieurs jours après la découverte macabre, personne ne s’était présentée ni à la morgue ni à la police. Finalement, la voirie sollicitée l’inhumait dans l’anonymat total. Ou presque, puisqu’un des détenus de la Maison d’arrêt de Bamako, en dépit du piteux état du corps, avait reconnu Sory qu’il avait croisé plusieurs fois sur le Sankarani et chez le même fournisseur guinéen de cigarettes de contrebande et de médicaments prohibés. Cet étrange hasard avait pour scène un triste lieu, le cimetière.
Le détenu le savait contrebandier, fort habile, mais il voyait maintenant qu’il avait d’autres cordes à son arc. Sa grise mine contrastait avec la joie de ses codétenus, pas la joie d’utiliser la force de leurs muscles à creuser et enterrer un être humain, mais celle qui venait de ces instants de liberté, la joie de humer l’air frais, de voir enfin le soleil, de profiter de ses rayons après plusieurs années passées entre les quatre murs de la prison. Parce qu’ils étaient à un doigt de recouvrer la liberté que leurs geôliers les faisaient suffisamment confiance. Deux allaient retrouver la chaleur de leurs familles respectives dès le début de la semaine suivante. Trois devaient suivre à quelques jours d’intervalles. Six autres au terme de la quinzaine.
Mieux valait qu’il ne parlât pas du tout de ses liens avec le défunt qui lui rappelait bien de souvenirs. Une nuit, le chargement des pirogues effectué, le vent devenait contraire et soufflait de plus en plus fort. Lui était à bout de souffle et risquait de perdre et la pirogue et les marchandises à bord. Il fallait tout le courage de Sory pour circonscrire un début de chavirement. Et plusieurs fois il lui avait offert le gîte et le couvert lorsque des douaniers s’étaient lancés à ses trousses. Non, ce n’était pas à lui d’émettre la moindre critique à son sujet. D’ailleurs, il se devait de lui réserver une sépulture digne, à hauteur de tout ce qu’il avait fait pour lui. Ce ne serait que justice.
Immédiatement, il enjoignait à ses codétenus de s’acquitter correctement de la corvée, de réciter des prières mortuaires. Contrariés, ceux-ci lui fusillaient du regard et ne s’empêchaient point de lui remonter les bretelles : « Sépulture digne ou pas laisse de marbre un cadavre. Nous n’allons nullement épuiser nos maigres forces à enterrer un corps. A moins que tu fasses l’essentiel du boulot toi-même. » Ce à quoi le détenu s’était plié.
A suivre
Georges François Traoré
Source : l informateur