La marche vers la normalité aborde un segment délicat et décisif. Dans lequel les quiproquos ne doivent surtout pas prospérer
Même les événements les plus improbables peuvent fournir matière à leçons. A condition toutefois de savoir surmonter les réactions passionnelles que les faits sont susceptibles de susciter. A condition aussi et surtout – cela, nous ne nous lasserons pas de le répéter – que soit maintenue une ligne d’analyse frappée du sceau de la constance. Une ligne qui accepte la nuance, tolère le pragmatisme, intègre l’inflexion, mais s’interdit le zigzag. Une ligne qui, à chaque période charnière, concilie la claire évaluation des enjeux à une fine perception des rapports de force. L’exercice, tel qu’imposé, s’avère complexe à l’extrême. Il ne délivre pas infailliblement des conclusions aussi précises qu’espéré. Mais il demeure incontournable pour traiter le problème multiforme que constitue le retour de normalité dans notre pays. Car c’est grâce à lui que se forge notre aptitude à dépasser rapidement les erreurs qui seront inévitablement commises en chemin. Et c’est lui qui structure notre approche des situations imprévues.
Passés au crible de l’exercice évoqué plus haut, les faits qui au cours de ces deux dernières semaines se rapportaient au Septentrion malien deviennent relativement aisés à décrypter. Les limites de la décrispation au Nord du Mali, telles que celles-ci ont été révélées par le récent Forum de Kidal, sont désormais fixées avec plus d’exactitude. Les ressorts du nouveau théâtre des ombres qui se joue en 8è Région se révèlent de manière plus explicite. Et ceux qui avaient eu la faiblesse d’espérer que la cadence de la normalisation pouvait être accélérée ont, à présent, une idée précise de la patience dont il leur faudra s’armer avant que le raisonnable ne s’impose comme la seule attitude profitable à tous.
Dans la formule minimale qu’il a finalement adoptée (seule la CMA et ses invités y étaient présents), le Forum de Kidal aura représenté une opportunité perdue de faire un pas en avant extrêmement significatif dans la mise en oeuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation. Les résultats obtenus n’apportent, en effet, rien de substantiellement nouveau par rapport aux acquis de la rencontre d’Anéfis. Un recul est même constaté sur le plan de la symbolique. Anéfis avait en effet réuni toutes les parties maliennes impliquées dans la reconstruction de la paix, trois ministres du gouvernement ayant assisté aux négociations finales entre la Plateforme et la Coordination. Le Forum est aussi passé près de son objectif qui était de consacrer de manière solennelle l’entente conclue entre les deux grands regroupements sur la libre circulation de leurs éléments respectifs et sur la sécurisation de la 8è Région. La CMA dresse d’ailleurs le constat explicite de ce semi-échec, puisque dans le communiqué final du Forum, elle a adressé une invitation à ses frères de la Plateforme à reprendre le contact interrompu pour lever les éventuels malentendus.
UN DON RESTÉ INTACT. D’aucuns ont fait au gouvernement le procès de la naïveté en lui reprochant d’avoir donné sa caution et son appui à un événement dont une des parties organisatrices lui a compliqué la participation, pour ne pas dire plus. Pour notre part, nous pensons que l’Exécutif a subi, une fois de plus, le contrecoup de particularités propres à la CMA, particularités qui avaient déjà singulièrement compliqué la tâche aux médiateurs lors du processus d’Alger. Tout d’abord, la Coordination souffre d’un réel manque de cohésion en son sein. Rien d’étonnant en cela puisqu’elle unit trois composantes liées non pas par une alliance naturelle, mais par un rapprochement de circonstance.
Chaque groupe garde donc sa liberté d’appréciation des événements et se réserve une totale autonomie de réaction. Cela s’était constaté récemment lors de l’entrée de la colonne du GATIA dans Kidal. Le commentaire accueillant du MNLA lancé par le député Hamada Ag Bibi contrastait fortement avec la désapprobation rogue exprimée par Alghabass Ag Attaher, leader du Haut conseil unifié de l’Azawad et qui jugeait cavalière la parade des troupes du Groupement.
Particularité à l’intérieur de la particularité, le MNLA lui-même fait cohabiter en son sein un large éventail de sensibilités qui n’hésitent pas à s’affronter ouvertement sur des questions essentielles. Il est donc souvent malaisé de distinguer la ligne stratégique du Mouvement, de tester la robustesse du leadership de ses principales figures et de vérifier la maitrise de son aile politique sur sa composante militaire. Par contre, le Mouvement démontre une habilité incomparable à monter les coups médiatiques (souvent sans lendemain) et un savoir-faire incontestable à habiller de grands principes ses changements de position. C’est pourquoi, même en nette perte d’influence ces derniers mois, il excelle à accompagner la conjoncture en donnant l’impression de la dominer. Il vient d’administrer la preuve de ce don resté intact en s’obstinant à faire tenir le Forum et en tirant gloire de son initiative en dépit la multiplication des critiques, de l’absence de protagonistes majeurs et de l’impossibilité prévisible de résultats notables.
Dernière particularité à prendre en compte pour comprendre l’accumulation de déclarations contradictoires sur le format et les objectifs du Forum, la capacité de déstabilisation conservée par Iyad Ag Ghaly dans la Région de Kidal et le poids que son invisible présence sur le comportement des acteurs locaux. Personne n’imagine le MNLA se risquer dans une initiative qui serait violemment contestée par Iyad. Tout comme personne n’ignore que le HCUA ménage autant que cela lui est possible Ançar Dine du flanc duquel il s’est extrait au moment de la reconquête du Nord du Mali. Indice significatif de « l’incontournabilité » implicite du chef djihadiste, l’Amenokal Mohamed Ag Intallah préconisait dans une interview récente à l’Agence France Presse d’ouvrir des négociations avec les djihadistes maliens afin, souhaitait-il, de détacher ceux-ci des groupes terroristes étrangers. Cette interview ainsi que l’attentat complexe perpétré le 12 février passé contre le camp de la MINUSMA indiquent à quel point Kidal est devenue une ville tiraillée entre des forces contradictoires, à défaut d’être antagonistes.
La persistance de toutes ces particularités fait comprendre l’échec du Forum tel que celui-ci avait été perçu après la rencontre que les deux regroupements avaient eue avec le chef de l’Etat. Au sortir du palais présidentiel, l’événement s’inscrivait dans une large logique de renforcement de la décrispation et de la sécurité. Logique qui intégrait l’accélération du processus de désarmement des ex combattants des divers groupes, la mise en place d’un dispositif commun de sécurisation de la circulation des biens et des personnes sur tout le territoire national, l’installation des autorités intérimaires en attendant l’organisation dans un bref délai des élections de proximité. Ainsi bonifiée, la rencontre de Kidal – prévue de longue date – transcendait donc les limites d’une réunion intercommunautaire Ifoghas-Imghads pour devenir un événement d’importance nationale auquel participeraient les représentants des partenaires internationaux.
SUFFISAMENT EXPLICITE. Les palinodies développées ensuite par la Coordination pour expliquer le virage pris par elle, dissimulent mal trois évidences. La première est que la CMA ne s’est toujours pas structurée sur le plan de son organisation politique interne et qu’il faut donc continuer à accueillir avec la plus extrême prudence les engagements et les prises de positions de ses représentants, car ceux-ci peuvent être contredits par les initiatives de leurs mandataires. La seconde évidence est que la CMA ne maitrise pas totalement sa part de Kidal. Elle peut y accueillir une réunion sans enjeu, mais elle n’est pas en mesure d’y faire accepter un événement à la symbolique inacceptable aux yeux de sa frange radicale qui se cramponne toujours à l’affirmation de ce qui est à ses yeux une autonomie de fait. Troisième évidence qui coule de source, la Coordination se garde soigneusement de toute initiative qui braverait Ançar Dine, ou tout simplement irriterait Iyad Ag Ghaly.
En attendant que ne se dégagent d’hypothétiques nouveaux rapports de force, il faut accepter le fait que la Coordination demeure, par la force des choses, dans un fonctionnement imprévisible. Cela ne sera certainement pas admis de gaieté de cœur par les autres protagonistes du processus de paix et de réconciliation. Mais ils devront s’y résoudre et se préparer aux polémiques que fera naitre le traitement de futurs dossiers au premier rang desquels se trouve déjà celui du rôle que joueront les autorités intérimaires. Dans le principe, la loi votée la semaine dernière par l’Assemblée nationale est suffisamment explicite sur ce point.
Dans un proche futur et lorsqu’une impossibilité de constitution ou une non fonctionnalité (« pour quelque cause que ce soit ») est constatée au niveau du Conseil d’une collectivité territoriale (commune, cercle, Région ou District de Bamako), l’autorité intérimaire vient se substituer à la délégation spéciale dont les limites d’action sont connues, et prend en charge pour une période ne pouvant excéder 18 mois les fonctions dévolues au dit Conseil. Les modifications apportées en ce sens au Code des collectivités encadrent soigneusement l’innovation. Celle-ci n’est pas applicable dans les seules Régions du Nord (comme le préconise l’Accord pour la paix et la réconciliation), mais partout sur le territoire national. En outre, la désignation des membres de l’Autorité porte sur des personnes résidant sur le territoire de la collectivité et issues des services déconcentrés de l’Etat, de la société civile, du secteur privé et éventuellement des conseillers sortants en nombre toutefois limité.
Cette disposition rend donc impossible le parachutage dans les organes qui seront installés de personnes extérieures aux collectivités et dont le ticket d’entrée serait uniquement constitué par leur proximité avec un groupe armé. Pour faire bonne mesure, les députés ont appliqué le principe de la précaution supplémentaire en déniant à l’autorité intérimaire le droit de procéder à des emprunts, d’aliéner un bien de la collectivité, de créer de nouveaux services et de procéder à un recrutement de personnel. Toutes les balises paraissent donc posées pour que soient évitées les dérives et les excès. Mais là n’est pas le problème principal.
Dans son rapport, la Commission de l’Administration territoriale et de la Décentralisation de l’assemblée nationale s’est tout particulièrement inquiétée des interprétations « totalement contradictoires » que les membres du gouvernement et les représentants des mouvements signataires de l’Accord avaient de la notion « autorités intérimaires ». A notre sentiment, deux approches se confrontent. D’une part, celle de l’Etat qui s’efforce d’allier le respect des dispositions de l’Accord à la recherche de la solution législative la plus adéquate pour remédier aux maux amenés par une situation exceptionnelle sans créer un régime de faveur pour un quelconque groupe armé. D’autre part, celle de certaines personnalités de l’ancienne rébellion désireuses d’entamer déjà la conversion de leurs cadres et de s’assurer le contrôle de collectivités en usant d’une prérogative exceptionnelle.
UN TÊTE-À-TÊTE EXCLUSIF. Ainsi aux yeux de la CMA – et les déclarations de plusieurs de ses représentants l’attestent -, l’installation des autorités intérimaires constitue pour les Mouvements l’opportunité de placer leurs représentants au sein des organes dirigeants, mais aussi de mettre déjà en œuvre la libre administration des collectivités telle que celle-ci devrait être définie par la future régionalisation. Le représentant du MNLA qui s’exprimait, en fin de semaine dernière sur les ondes de RFI, avait catégoriquement assuré que les pouvoirs des représentants de l’Etat seraient réduits à la portion congrue. Il faut donc prendre garde à la montée d’un quiproquo que n’ont entièrement dissipé ni les explications données par le ministre chargé de la Décentralisation, ni les précisions fournies par le ministre chargé du Développement du Nord. Les détails décisifs sur les dispositions spécifiques relatives aux collectivités territoriales des Régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Taoudenit et Ménaka seront prochainement fournis dans un décret pris en Conseil des ministres.
En attendant, la polémique a déjà porté à ébullition l’atmosphère dans l’Hémicycle. Elle hérisse aussi la partie de l’opinion nationale qui suit tant bien que mal ce dossier. Elle gagne des élus locaux qui estiment que leur collectivité n’a pas de raison de se voir appliquer un traitement particulier. Et elle fait murmurer les leaders traditionnels adossés à leur légitimité. C’est donc fort judicieusement que les députés, échaudés par l’ardeur des échanges dans leurs propres rangs, ont demandé que la mise en place des autorités intérimaires dans les Régions du Nord soit « précédée d’une vaste campagne d’information des citoyens maliens à tous les niveaux pour éviter les interprétations tendancieuses et préjudiciables à la paix et à la cohésion nationale ».
Dans le cas présent, une dose de prudence s’impose en effet. Il faudrait se souvenir que la mise en application de précédents accords de paix avait été très mal acceptée par l’opinion nationale, car les modalités paraissaient en être discutées dans un tête-à-tête exclusif gouvernement – groupes rebelles. Il faut donc éviter qu’une telle impression ne réapparaisse au moment où la récupération du Forum de Kidal par la seule CMA irrite encore nombre de nos compatriotes. Et au moment où la reconquête de la cohésion nationale nous fait emprunter des chemins ardus.
G. DRABO