Le président français, François Mitterrand, a un jour déclaré que le véritable pouvoir n’est pas à l’Elysée mais dans les banques. Le candidat François Hollande s’est déclaré «ennemi de la Finance». Une fois au pouvoir, il prit le contrepied de ses promesses de campagne entraînant un pic d’impopularité qu’aucun président français ne connut jamais. Donald Trump, l’actuel président américain, a dénoncé lui aussi le pouvoir financier et celui de la presse. Une fois élu, sa volonté de collaborer avec la Russie annoncée au cours de la campagne, a fait chuter Wall Street. Mais il a suffi d’un bombardement sur la Syrie pour faire grimper aussitôt les valeurs boursières et rassurer ainsi les milieux financiers et le fameux «complexe militaro-industriel».
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Le Nasdaq, pour sa part, a dépassé les six mille points pour la première fois de son histoire et les sociétés ont été valorisées à des multiples qui donnent le vertige. En France, il a suffi de la seule proclamation des résultats du premier tour de l’élection présidentielle qui a placé Emanuel Macron à la tête de la candidature pour faire bondir le CAC40 de 4% et les banques de 8%, ce qui, du coup, a rassuré les milieux financiers français voire européens. Ainsi va la Démocratie, proclamée valeur universelle par l’Occident et au nom de laquelle, des changements de régime ont été imposées au besoin à coup de bombes avec les conséquences dramatiques que l’on sait.
Le Général Dwight D. Eisenhower, président des Etats-Unis de 1953 à 1961, dans son discours de fin de mandat du 17 janvier 1961, a mis en garde ses compatriotes contre les dangers de ce qu’il appelait le «complexe militaro-industriel» :«Cette conjonction entre un immense establishment militaire et une importante industrie privée de l’armement est une nouveauté dans l’histoire américaine. (…)
Nous ne pouvons ni ignorer, ni omettre de comprendre la gravité des conséquences d’un tel développement. (…) nous devons nous prémunir contre l’influence illégitime que le complexe militaro-industriel tente d’acquérir, ouvertement ou de manière cachée. La possibilité existe, et elle persistera, que cette influence connaisse un accroissement injustifié, dans des proportions désastreuses et échappant au contrôle des citoyens.
Nous ne devons jamais permettre au poids de cette conjonction d’intérêts de mettre en danger nos libertés ou nos méthodes démocratiques. Rien, en vérité, n’est définitivement garanti. Seuls des citoyens alertes et informés peuvent prendre conscience de la toile d’influence tissée par la gigantesque machinerie militaro-industrielle et la confronter avec nos méthodes et objectifs démocratiques et pacifiques, afin que la sécurité et les libertés puissent fleurir côte à côte.»
Il soulignait la «montée en puissance des entreprises d’armement ayant des intérêts dans un déploiement militaire exagéré, et faisant un lobbying intense auprès des membres du Congrès pour que les budgets de défenses et de dépenses militaires soient largement augmentés». Ainsi la collusion entre les industries d’armement et les milieux financiers favorisait la montée de ce complexe militaro-industriel.
Ce dernier s’aventurait de plus en plus dans la sphère de la politique, allant jusqu’à dicter à l’Etat, la politique à suivre. Cela pouvait constituer à terme, une menace pour la Démocratie et la paix. Les guerres ultérieures que le monde a connues depuis la seconde guerre mondiale, surtout dans des périodes de crise, allaient faire tourner à plein régime ses usines et réaliser d’énormes profits, au prix de massacres d’innocentes populations.
Aux Etats-Unis, les dernières élections présidentielles ont mis à nu le système américain. Présentée jusque-là, comme modèle absolu, les manœuvres pour écarter Bernie Sanders de l’investiture du Parti Démocrate ont écorné l’image de la Démocratie américaine. Le niveau particulièrement bas des débats entre Donald Trump et Hillary Clinton centrés sur des attaques personnelles, a dissipé les dernières illusions sur le modèle américain.
À peine élu, Trump s’est heurté à l’inertie du système, au «Deep State», (l’Etat profond) qui l’oblige à aller dans le sens indiqué par les puissances d’argent. D’où les renversements de politique dont s’étonnent certains mais qui sont en fait inscrits dans l’ADN même du système américain. L’hystérie anti russe actuelle relayée par les media constitue un formidable moyen de pression pour le faire rentrer dans les rangs.
En France, pour ne pas se laisser surprendre par une éventuelle victoire du Front National, «l’Etat profond» semble avoir pris les devants. Face à l’impopularité de Hollande et à son travail de sape du Parti Socialiste, face aux divisions de la droite classique, il a mis en avant un candidat apparemment surgi du néant, mais lui aussi, issu des milieux financiers.
Pour le faire élire, des réseaux souterrains se sont mis en œuvre. Le puissant appareil administratif de l’Etat, le patronat, les milieux financiers, la presse en ont fait leur champion. «L’Etat profond» européen joua, lui aussi, sa partition dans cette dynamique. L’appel au Front Républicain boucla le reste. Il faut barrer la route au Front National qui, proclame-t-on, menace la démocratie !
Ironie de l’histoire, en janvier 1933, suite à des tractations menées par le docteur Hjalmar Schacht, un financier réputé, Hitler, fut porté au pouvoir par un vote du parlement allemand après l’expulsion par la force des élus communistes qui s’y opposaient. Peu après survinrent les assassinats de masse d’opposants et l’incendie du Reichstag, siège du parlement allemand en février de la même année. La suite est connue ! Mais ce n’est pas la première fois que le peuple français se fait ainsi piéger.
Dans le cadre du Front Républicain, le vote des forces de gauche en faveur de la droite n’a, en rien jusqu’ici, contribué à changer les politiques menées par les différents gouvernements. Au contraire, elles ont participé, dans les faits, au renforcement de l’extrême droite française. Plus grave, le Parti Socialiste français sous Hollande, a largement trahi les espérances du peuple de gauche et favorisé son implosion.
Ce n’est pas une première en Europe qui a connu l’effondrement ou le net recul des partis ‘socialistes’ ou sociaux-démocrates en Grèce, en Espagne, en Italie, en Grande Bretagne et dernièrement en France, suite à leur dérive droitière. Lors du premier tour des présidentielles en France, le débat, à peine entamé, a été esquivé. Le candidat adoubé risquait de prendre des coups mortels, du fait de son immaturité politique et surtout de sa pensée politique.
Là aussi, les affaires privées ont largement noyé le débat d’idées sur les programmes politiques. Passé le cap du premier tour, la machine à faire gagner Macron a fonctionné à plein régime. Au bout d’«En Marche», flexibilité, dérégulation massive, détricotage de la loi sur le travail, privatisations, baisse des retraites et des droits sociaux, gouvernement par ordonnance… Perspective faisant dire à Jean Luc Mélenchon aux électeurs qu’ils allaient «cracher du sang» en cas de victoire de Macron.
Mais au-delà, les élections américaines et françaises posent des interrogations cruciales sur la nature et les finalités mêmes de la Démocratie libérale. Peut-elle continuer à se résumer pour l’immense majorité des populations en un choix entre ce que certains ont appelé «la peste brune et le choléra» ? Barrer la route, à juste raison, à l’extrême droite, peut-il être un programme politique viable ? En aucun cas ! Cela va de soi. Cette même Démocratie libérale n’a-t-elle pas justement favorisé depuis un bon moment la montée en force des idées d’extrême droite en raison même des politiques menées par les gouvernements successifs aux Etats-Unis et surtout en France ?
La victoire de Trump aux Etats-Unis et celle de Macron en France qui n’étaient point les favoris des partis politiques traditionnels amènent à s’interroger. Serait-ce la fin du bipartisme coutumier ? Dans le cas spécifique français, ne faut-il pas y voir l’émergence d’un troisième pôle politique existant depuis quelques décennies en Grande Bretagne et en Allemagne sous l’appellation de parti libéral, à côté du traditionnel parti conservateur et de celui des sociaux-démocrates ? Ne s’agit-il pas plutôt de cela que d’une véritable recomposition politique dont parlent certains analystes ? Est-ce véritablement la fin du système bipartisan ?
Si aux Etats-Unis, les libéraux ont de la peine à se frayer du chemin, cela semble créer de la nouveauté en France. Dans les faits, cela conduira-t-il à une situation nouvelle ? Il est permis d’en douter au regard de l’histoire politique française. Il faut se rappeler les positionnements de Jean Lecanuet et de Valéry Giscard d’Estain et de leur succès éphémère. François Bayrou qui s’est fait longtemps le porte-drapeau du Centre en politique, est loin d’avoir réussi son pari.
Macron sera-t-il l’exception ou la fin d’un mythe ? Le véritable défi à la Démocratie occidentale semble se trouver ailleurs, dans son essence libérale que dénonce la montée des votes protestataires lors des dernières élections françaises. En plus des électeurs de La France Insoumise, les abstentions et le vote blanc ont une portée politique. Au moins, un quart de l’électorat français ne semble plus faire confiance au système en place. En y ajoutant les voix obtenues par les candidats désireux de sortir de la Vème République, on a le sentiment que les déçus du système actuel sont plus nombreux.
Le marqueur essentiel de cette soif de changement sera sans doute l’ampleur des mouvements de résistance populaire annoncés par les forces sociales hostiles aux politiques envisagées par Macron. Les révoltes sociales en gestation et les manifestations des jeunes rejetant à la fois Macron et Le Pen n’annoncent-elles pas un possible nouveau Mai 68 ? L’avenir nous le dira. Il semble de plus en plus clair que le modèle néolibéral de Démocratie semble avoir atteint ses limites un peu partout dans le monde, en Europe comme en Amérique.
Mais comment sortir du système ?
Ne faut-il pas à cet effet construire une alternative au bulletin de vote ? Le changement par la voie électorale n’est-il pas un mirage ? Le coup d’Etat sanglant du Chili contre l’expérience de Salvador Allende en 1973, le coup d’Etat constitutionnel contre Dilma Roussef au Brésil en 2016 et la guerre économique et financière en cours au Venezuela contre Maduro, n’amènent-ils pas à s’interroger sur les limites du changement par la voie des urnes ?
Tant que les règles du fonctionnement démocratique seront dominées par les puissances d’argent, ne serait-il pas difficile de changer le système de l’intérieur ? Que faire ? Comment donner un souffle nouveau à la Démocratie ? Ne faut-il pas chercher à la réinventer ? Sortir des sentiers battus ?
En Afrique, l’impasse démocratique est aujourd’hui cruelle. Elle fait même parfois regretter à nos populations les périodes de dictature militaire. L’échec des processus de démocratisation est partout patent. La démocratie partisane, celle des partis politiques, a perdu aux yeux des citoyens tout crédit. Le bulletin de vote ne leur a pas permis de s’approprier la Démocratie.
Il suffit de voir les faibles taux des inscrits sur les listes électorales et ceux de la participation aux élections. L’autre aspect de la question démocratique en Afrique réside dans la pesanteur des interventions étrangères. Devant le Comité des forces armées du Sénat américain, le Sénateur Tills a affirmé en janvier 2017 que la CIA a interféré dans 81 élections dans le monde sans compter les coups d’Etat et les changements de régime, selon des recherches menées par des professeurs de l’Université Carnegie Mellon. Or, la presse occidentale n’en parle presque pas.
Aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et dernièrement en France, on pointe du doigt les prétendues ingérences russes dans les processus électoraux de ces pays. Pourtant l’on se rappelle la prise de position publique de François Hollande en faveur d’Hilary Clinton lors des présidentielles américaines. De même, une déclaration de soutien de Barack Obama à Emmanuel Macron a été vivement sollicitée et obtenue. De nombreux dirigeants européens et surtout allemands l’ont publiquement soutenu. Que n’aurait-on dit si Poutine avait commis une telle indélicatesse ?
En Afrique, l’ingérence occidentale dans les élections est presque devenue une tradition : listes électorales, cartes électorales, bulletins de vote, traitement informatique des résultats, observateurs étrangers, financement des élections… Tout est supervisé et validé par les Occidentaux. Dans le cas spécifique du Mali, Hollande est allé jusqu’à se déclarer «intraitable» sur la date de tenue des élections de 2013. Les élections en Afrique ne sont pas des processus endogènes. Elles sont pour la plupart financées et manipulées de l’extérieur. Dans ces conditions, que valent-elles ? Servent-elles à quelque chose pour les populations ?
Seul importe véritablement l’avis des tuteurs occidentaux même si cela contribue à maintenir des dictatures adoubées depuis des décennies, malgré les fraudes constatées. Au contraire, les dirigeants qui ne leur conviennent pas sont catalogués dictateurs. Il faut se rappeler que des décennies durant, le régime d’Apartheid en Afrique du Sud fut présenté comme une Démocratie par les Etats-Unis, la France et l’Angleterre alors que Nelson Mandela et l’ANC figuraient sur leur liste des terroristes.
Il continue d’en être de même pour Israël et les mouvements palestiniens. Est-il démocratique de bombarder un pays étranger et de changer par la force son régime ? Est-ce démocratique de se substituer à un peuple et d’exiger le départ de son dirigeant comme on le voit en Syrie et ailleurs ? Un gouvernement qui dicte sa loi à un pays étranger par des pressions économiques et/ou financières et au besoin par la force des armes, est-il réellement démocratique ?
À sa prise de fonction, Trump avait déclaré que les Etats-Unis mettaient fin à la politique de changement de régime dans le monde. Peine perdue. Ainsi va la Démocratie guerrière libérale rejetée de plus en plus par les mouvements sociaux qui pointent en Occident. Il nous faut en Afrique, méditer d’autres expériences qui ont permis d’échapper au contrôle des puissances d’argent, comme celui de Cuba, par exemple. Comment la révolution cubaine a-t-elle pu jusqu’ici résister à toutes les tentatives d’agression : blocus économique, sabotages, agressions militaires, campagnes médiatiques virulentes et soutenues et autres ?
Les expériences en cours en Amérique latine peuvent nous être utiles, notamment en Bolivie, en Equateur, et ailleurs. Des expériences de vote d’initiative populaire ont cours dans certains pays, donnant la possibilité à de simples citoyens de provoquer des referendums sur les questions qui les préoccupent. La Suisse en est un exemple.
De même est inscrit à l’ordre du jour le referendum révocatoire populaire permettant aux citoyens de destituer à tout moment des dirigeants qui s’écartent de leurs aspirations. De nouveaux critères d’éligibilité d’ordre exclusivement éthique sont avancés, excluant d’emblée la puissance financière. Remplacer le vote par le tirage au sort est proposé par d’autres dans le renouvellement des pratiques démocratiques. Les peuples se réveillent. De nouvelles initiatives et formes d’organisations populaires surgissent dans les pays du Sud. Il n’existe pas de modèle absolu.
À chaque peuple de construire le sien en toute indépendance, en tenant compte des aspirations profondes des populations et de leurs réalités historiques, culturelles et sociales. À cet effet, le modèle occidental ne nous est d’aucune utilité. D’ailleurs leurs peuples n’en veulent plus. Les bouleversements en cours en témoignent, libérant l’initiative, l’intelligence et la créativité des peuples. Pour Frantz Fanon, «il ne faut pas essayer de fixer l’homme, son destin est d’être lâché».
Pr Issa N’DIAYE