Face à une insurrection jihadiste auquel il a du mal à apporter une réponse définitive, le Mali se heurte à une nouvelle crise qui risque, si des mesures ne sont pas prises pour la circonscrire, de plonger le pays et, pire, la sous région dans une instabilité indescriptible. Depuis quelques jours, des civils peulhs font l’objet d’exactions dans le centre et les présumés auteurs, les chasseurs dozos bénéficieraient de la complicité des forces armées maliennes.
Une situation alarmante qui mérite qu’on s’y attarde. Pour ce faire, le journaliste et chercheur en sciences politiques, Barka Bâ. En véritable homme du sérail, notre interlocuteur a fait une analyse exhaustive de la situation explosive qui secoue le centre du Mali non sans mettre chacun devant ses responsabilités.
Déstabilisé par une insurrection djihadiste qui ne finit pas de faire parler d’elle, le Mali est encore au devant de l’actualité après l’exécution de civils d’ethnie peulhe dans le centre du pays. Sous quel prisme, faut-il présenter ce regain de violence ?
Les derniers évènements survenus au Mali montrent, si besoin en était encore, que ce pays frère vit des heures très difficiles. Malheureusement, les derniers développements survenus avec les exécutions de civils Fulbés communément appelés Peulhs, ne surprennent pas du tout les observateurs avertis.
On assiste à une dangereuse escalade avec la découverte de charniers et de fosses communes. C’est la conséquence directe de la faillite sécuritaire de l’Etat malien et ces tueries de masse n’en sont que les métastases. On pensait raisonnablement avec l’arrivée au pouvoir du président Ibrahim Boubakar Keita, la montée en puissance de l’ « Opération Barkhane » et l’intervention de la Minusma, que le Mali allait retrouver le chemin de la stabilité.
Mais, même si l’intervention militaire française appuyée par la Minusma a permis de chasser les djihadistes du Nord et de sauver l’Etat malien d’un péril mortel, force est de reconnaître vu ce qui se passe au Centre du pays, avec les affrontements inter-ethniques qui prennent de très graves proportions de jour en jour, que l’Etat malien est malheureusement en passe de devenir « l’homme malade de la Cedeao ». La régionalisation de cette violence au nord du Burkina-Faso mais aussi dans la zone frontalière entre le Niger et le Mali, illustre bien cette menace.
Vu le nombre de victimes qui ne cesse de croître, certains parlent de génocide, iriez-vous jusque là dans votre analyse ?
Il faut être très précis et faire attention au choix de certains mots. A mon avis, chaque vie humaine est sacrée et compte. Mais, à ce stade, même si les tueries contre des civils peulhs tendent dangereusement à devenir récurrentes, on ne peut pas encore parler de génocide, au sens d’un plan visant à l’anéantissement intentionnel de tout un groupe national, ethnique ou religieux.
Par contre, à l’image de ce qui s’est passé en ex-Yougoulavie, la campagne de terreur à laquelle on assiste dans certaines zones, avec les attaques de villages peulhs et la destruction systématique de leur habitat, sous la passivité de l’État malien, on est carrément dans le cadre d’un « nettoyage ethnique » pour utiliser un terme barbare, ce qui n’est pas moins grave.
L’utilisation de milices ethniques comme les « Dozos » et la milice dogon « Da na Ambassagou » contribue à cette faillite sécuritaire de l’État malien, et à l’étiolement du tissu social dans la région de Mopti. Ces actes sont souvent suivis de représailles, entraînant un cycle de violence dans lequel les populations civiles sont les principales victimes. C’est une situation explosive et aujourd’hui le Mali risque de s’embraser avec de réels risques de guerre civile.
L’armée malienne est accusée d’avoir participé à ces exactions en fournissant des armes aux chasseurs. Si ces accusations sont avérées, comprendriez-vous l’attitude des FAMAS?
Ce qui est clair, c’est que ces accusations contre les forces armées maliennes sont de plus en plus fréquentes et certaines exactions ont été documentées par des organisations internationales. La Minusma a ainsi montré que c’est le contingent malien de la force conjointe du G5 Sahel qui avait mitraillé des civils peulhs lors du foirail hebdomadaire de Boulikessi le 19 mai dernier. 12 forains sont décédés et plusieurs autres blessés.
Ces victimes ont été initialement présentées comme des djihadistes, mais depuis l’enquête de la Minusma, le gouvernement malien a promis d’établir les responsabilités. Tout dernièrement, Alioune Tine qui est expert indépendant de l’ONU au Mali sur les droits de l’homme, a annoncé que l’unité responsable a été suspendue. Toujours est-il que les populations de la région accordent très peu de crédibilité aux engagements du gouvernement malien, ce qui est grave. Jusque là, les démentis apportés par les autorités maliennes sont plutôt peu convaincants. Il faut dire qu’il y’a comme une tradition des autorités maliennes, à chaque fois qu’elles ont été dépassées par certains conflits, de sous-traiter la guerre à certaines milices.
On a déjà connu ce scénario dans les années 90 avec la rébellion touarègue quand l’Etat malien a encouragé la création de milices dites « d’auto-défense » comme le Ganda Koy en 1994 ou le Ganda Izo en 2008. Durant la même période, des milices « touareg-imghad » et « arabes » sont apparues commandées par des officiers des forces de sécurité malienne comme le Général El Hadj ag Gamou et le Général Abderrahmane ould Meydou.
Aujourd’hui, la nouvelle donne, c’est l’apparition d’une milice de chasseurs « Dozos » qui se sont illustrés dans les exactions contre les populations fulbé. Le plus troublant c’est que ces « Dozos » semblent être sûrs de leur impunité car récemment, après avoir procédé à des exactions contre des villages peulhs, ces miliciens sont revenus « finir le travail » en procédant à de nouvelles exécutions, malgré la présence dans la zone de l’armée malienne.
Plusieurs sources dénoncent la complicité entre ces deux acteurs : les FAMAS désarmant les villages peulhs, avant l’irruption des Dozos. Plus grave, en recevant en grande pompe certains responsables « dozos » de la zone de Kati, le Président IBK a envoyé peut-être un mauvais signal parmi les extrémistes qui se sentent ainsi légitimés dans leur combat. Mais même l’Etat français est guetté au Mali par le syndrome de la sous-traitance de la guerre à des milices qui finit souvent très mal et constitue une politique de courte vue et de facilité.
Ainsi, un jeune leader touareg, Moussa Ag Acharatoumane, qui a fait quelques humanités en France, est devenu le chouchou de certains cercles sécuritaires en France qui s’appuient sur sa milice, le Mouvement pour le salut de l’Azawad (Msa) pour lutter contre les djihadistes. Or, selon plusieurs sources, cette milice touarègue est mêlée à de très graves exactions dans les conflits intercommunautaires, entre Fulbe Toleebe et tribus arabes d’une part et Dawshahak/Imghad de la zone de Ménaka, qui se sont réveillés à cause de la crise. Alors qu’elle a du mal à faire face à ses responsabilités et à son aveuglement lors du génocide rwandais, il est difficile de comprendre comment la France peut prendre le risque d’être encore rattrapé dans des choix catastrophiques, en mettant le doigt dans un terrible engrenage avec cette bombe que constitue la tournure inter-ethnique que prend le conflit malien, à mon sens autrement plus explosif que le péril jihadiste.
Les peulhs ne sont-ils pas en train de payer l’appartenance de quelques uns des leurs dans des groupes jihadistes qui essaiment un peu partout dans le Sahel?
Très certainement. Aujourd’hui, il y’a un amalgame qui est fait entre peulh et terroriste. Il est vrai qu’on trouve de plus en plus de jeunes peulhs dans les groupes islamistes au Mali dont certains se sont livrés aussi à de véritables exactions contre d’autres communautés, toutes aussi condamnables. Et le prêcheur radical peulh Hammadoun Kouffa, qui rêverait de restaurer la Dina, le califat du Macina, est devenu l’un des principaux lieutenants d’Iyad Ag Ghali, l’émir du Jamaat Nusrat al-Islam wal-Muslimin (Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans).
Mais justement si le discours radical de Kouffa a pu prendre chez certains jeunes peulhs, c’est surtout dû au fait que ces derniers se considèrent comme des laissés-pour-compte de l’État malien dont ils ne remarquent la présence que par son côté oppresseur avec la corruption des autorités locales, la faiblesse de l’appareil judiciaire et les extorsions dont ils se plaignent venant des services des eaux et forêts. Il faut noter que Hammadoun Kouffa était surtout populaire parmi les pasteurs peulhs de la zone de Hayré et du Seeno, exposés à l’impact des changements climatiques, que parmi les élites de la zone du delta intérieur du Niger, cœur historique du Macina.
D’ailleurs Kouffa et ses hommes ont mené une série d’attaques contre ces élites (imams, chefs de villages…), suspectées d’être alliées au gouvernement malien, en 2014-15, qui ont été documentées par Human Rights Watch. Ce sont les répressions aveugles (Peulh=terroriste) des FAMAs et l’utilisation de milices ethniques qui ont été le terreau fertile des djihadistes au centre. L’immense majorité des peulhs maliens, qui n’aspirent qu’à vivre dans la paix, sont plutôt des victimes, souvent prises entre plusieurs feux.
Les islamistes algériens, issus pour la plupart de la matrice Aqmi au début, ont bien mûri leur stratégie d’implantation dans le Sahel. Ils ont compris très tôt que pour un meilleur ancrage territorial, il fallait en quelque sorte « tropicaliser » le jihad en s’appuyant sur les différentes communautés présentes au Mali en encourageant l’émergence de leaders du crû, notamment dans la communauté touarègue et maintenant chez les Peulhs. Autant de facteurs qui font aujourd’hui que la crise malienne est devenue très complexe.
Nous savons que le Sénégal dispose d’une force d’intervention rapide au centre du Mali dans le cadre de la Minusma. Quelle devrait être sa réaction dans ces conflits internes ?
Le Sénégal est un pays qui a une très grande expérience de la gestion des conflits, y compris les plus complexes, comme le cas malien. Le déploiement de troupes sénégalaises au centre du Mali qui est en passe de devenir l’épicentre du conflit, est une bonne chose car avec les troupes tchadiennes, ce sont les troupes les plus aguerries au combat. Aussi, on peut attendre de ces troupes, vu leur professionnalisme, qu’elles aident l’Etat malien à stabiliser ce nouveau front, en faisant comprendre à l’armée malienne que les exactions contre les populations civiles qui ne feront qu’ajouter de l’huile sur le feu.
Si ces exécutions de masse ne sont pas bien gérées par le Mali, ne craignez vous pas un prolongement dans les autres pays vu que les Peulhs ne sont pas présents qu’au Mali ?
C’est le plus grand risque que court aujourd’hui la sous-région , mais j’ai l’impression qu’au niveau des États, on n’en est pas très conscient. C’est peut être dû à mauvaise connaissance de l’histoire. Il ne faut pas oublier que les Peulhs entre le 18 ème et le 19 ème siècle, ont été les principaux fondateurs de théocraties en Afrique.
Que ce soit avec la révolution toroodo de Thierno Souleymane Baal au Fouta Tooro en 1776 suivi après par le djihad déclenché par El hadj Omar Tall et son Fergo, la révolution de Ousmane Dan Fodio au Nigéria, l’empire peulh du Macina, la théocratie musulmane de Timbo en Guinée etc, les Peulhs se sont toujours révoltés quand ils ont été poussés dans leurs derniers retranchements. Et il faut comprendre une notion clef chez les Peulhs, le Pulaaku, en gros l’ensemble des valeurs qui font qu’un individu se sente d’abord peulh, pour comprendre que beaucoup d’entre eux ont un sentiment de solidarité qui transcendent les frontières artificielles issues de la colonisation.
La formation de l’Association pour la Survie du Sahel (ASS), un groupe armé composé de Peulhs du Niger, du Mali et du Burkina Faso, et intervenant dans le centre, illustre bien ce risque. Le danger aujourd’hui pour la sous-région, c’est que si les exactions contre les Peulhs se poursuivent, d’autres foyers de tension ne s’allument ailleurs et ceci, à Dieu ne plaise, c’est l’ouverture de la boîte de Pandore.
A ce sujet, il serait utile de porter la plus grande attention à la sortie d’Aly Nouhoum Diallo, ancien président de l’Assemblée nationale malienne, peu suspect de parti pris communautaire, qui a lui, pris la pleine mesure du désastre qui s’annonce et qui pourrait embraser toute la sous-région. Avec l’effet démultiplicateur des réseaux sociaux, les images insoutenables d’exactions contre des civils qui circulent sont en train de chauffer les esprits, bien au-delà des frontières du Mali.
Dakaractu