Le directeur du Centre des études sécuritaires et stratégiques au Sahel (CEES) livre son analyse sur la crise ayant conduit aux événements du 18 août dernier. L’enseignant-chercheur donne des pistes pour amorcer une bonne transition.
L’Essor : Quelle est votre lecture des événements qui ont conduit à l’intervention de l’armée ?
Dr Aly Tounkara : Les différents facteurs qui ont conduit à ce coup de force ou à ce coup d’État ne peuvent pas être dissociés de ceux qui ont donné naissance au M5-RFP. Rappelons que la première sortie de la junte militaire a consisté à expliquer les raisons du changement. Parmi les arguments avancés, il y a la mauvaise gouvernance, la manière dont la justice est distribuée, les conditions difficiles dans lesquelles se trouvent les troupes, notamment celles se trouvant sur les différents théâtres d’opérations.
Ce sont ces mêmes discours qui ont été toujours tenus par le M5. Nous pouvons dire sans aucune ambiguïté que le coup d’État est une suite logique des mouvements du M5. Rappelons quand même que le M5 a toujours demandé le départ du président de la République. Et naturellement le coup d’État est aussi une façon d’amener le président à quitter le pouvoir. On peut avoir des mots très bien habillés pour décrypter le coup d’État pour le qualifier gentiment. Mais peu importe le qualificatif, il est une suite logique des différentes doléances qu’avaient formulées le M5.
L’Essor : Quelles actions devra prioritairement mener le CNSP pour la mise en place d’une bonne transition ?
Dr Aly Tounkara : Ils parlent d’une transition civile, cela est important. Déjà, à la première sortie on a clairement laissé entendre que le pouvoir serait entre les mains des civils. Mais, la sortie du 20 août des militaires a quand même suscité un certain nombre d’interrogations. La possibilité est même donnée à ce qu’une telle transition soit conduite par un militaire ou par un civil. Du moment où il y a le choix à effectuer, naturellement, on ne va pas taxer la junte militaire de trahir déjà la promesse qu’elle a faite dès sa venue au pouvoir. En tout cas, ce qui lui est déjà reproché, c’est l’absence de la constance, cela est important. Parce que l’une des qualités de la gouvernance, c’est la constance et la cohérence.
Qu’est-ce que cette junte militaire doit concrètement faire pour qu’elle soit en phase avec les attentes légitimes du peuple malien ?
Ce sont plutôt toutes les tares dénoncées pendant le quinquennat du président Keïta qui doivent trouver leurs solutions. Il faut aussi le rappeler, il y a des difficultés soulevées telles que la question de la gouvernance, le problème sécuritaire, une justice équitable et égalitaire. Ce sont des difficultés dont on ne peut apporter des réponses dans le court terme. Il est vraiment important que les militaires aient le courage de le dire et même de le réitérer auprès des populations, sinon ces dernières vont avoir les attentes non comblées.
Il y a vraiment le long temps et le court temps pour satisfaire certaines doléances. Si aujourd’hui on vous dit que le problème sécuritaire pourrait avoir des réponses appropriées dans six mois, c’est vraiment méconnaître la complexité de l’insécurité ou d’être dans le déni. De la même manière, quand on parle de la mauvaise gouvernance, c’est quand même un problème de système. Pour apporter des changements majeurs, il faut vraiment du temps. Mais la temporalité aussi va dépendre des choix des hommes et des femmes qui vont rythmer la nouvelle équipe gouvernementale. À ce niveau, les militaires doivent avoir à l’esprit un certain nombre de critères parmi lesquels il y a l’efficacité, la pertinence, la légitimité et surtout la redevabilité (rendre compte aux populations).
L’efficacité, la pertinence, la légitimité et la redevabilité, comment les traduire concrètement ?
Alors, cette nouvelle équipe gouvernementale ou même cette nouvelle équipe qui va porter le pays doit obéir à ces qualités en choisissant un homme ou une femme parce qu’il est efficace pour répondre aux attentes, il est pertinent et il a la légitimité. On peut être un bon technocrate, mais quand on n’a pas la légitimité, on ne pourra malheureusement pas opérer les changements attendus. Pour ce faire, on ne peut pas distribuer les différents portefeuilles en fonction des obédiences. Par exemple, confier un certain nombre de postes ministériels au M5, d’autres à la société civile, peut-être un certain nombre de postes également aux militaires. C’est déplacer juste les problèmes.
On va juste assister à un apaisement passager. Maintenant, pour apporter des solutions durables aux souffrances auxquelles les Maliens font face, je prends juste quelques départements régaliens pour qu’on comprenne l’importance de l’efficacité, la pertinence surtout la redevabilité. Aujourd’hui, on a par exemple besoin d’un ministre de la Justice (qu’il soit de la majorité, de l’opposition, de la société civile ou même de la diaspora) qui soit en mesure de distribuer la justice entre les Maliens de façon équitable et égalitaire sans tenir compte de l’appartenance religieuse et sociale.
Un ministre qui est capable d’inquiéter un certain nombre de magistrats lorsque ces derniers ne rendent pas la justice de façon équitable. On ne peut pas avoir ce profil en termes de partage de portefeuilles. On l’a si seulement les gens sont choisis en fonction des critères fixés.
On a besoin d’un ministre des Affaires étrangères qui est capable aujourd’hui de dire clairement aux forces étrangères (la Minusma, la Force Barkhane) qu’en dépit de leurs apports importants pour le retour à une paix durable dans le contexte malien, il est aussi de la responsabilité de l’État malien, à défaut de définir leurs différents mandats, d’avoir un regard sur ces mandats. Si un ministre des Affaires étrangères n’est pas capable de dire à Barkhane de ne plus intervenir sans que les gouverneurs de Gao, de Kidal ne soient informés, ça ne sert à rien, on va tomber dans les mêmes pièges. Pour preuve, quand deux avions français ont fait collision, on a appris l’information au même titre que le gouverneur.
Soulever ces problèmes ne signifie pas qu’on n’est anti-français, mais on veut que l’action française soit pertinente et efficace pour le Mali. Donc un ministre qui n’est pas capable de soulever cela, sincèrement on n’a pas besoin de lui, qu’il soit du M5 ou de la majorité.
De la même manière, on a besoin d’un ministre du Culte, qu’il soit chrétien, musulman ou athée, capable de réglementer le champ religieux. Quand vous regardez la manière dont les prêches sont donnés dans nos églises, dans nos mosquées, cela interroge quand même la question de la théologie. Et réglementer cela, ne veut pas dire qu’on est contre l’islam ou le christianisme. Pour ce faire, il est extrêmement important de rappeler que pour le fait religieux, on a un décret qui date de 1958 sous l’administration coloniale, un dernier qui a été pris en 1962 sous le président Modibo Keïta.
Le champ religieux mérite d’être clairement réglementé à travers des textes qui vont certainement impliquer les religieux qui sont les premiers concernés. Donc, vouloir aujourd’hui par exemple instaurer le critère d’une licence dans les études, dans les sciences religieuses pour pouvoir prêcher, pour pouvoir conduire une mosquée ou une église, un ministre du Culte qui n’est pas capable de parler de cela, n’est pas celui dont on a besoin.
Ce sont des exemples, entre autres, à partir desquels la nouvelle équipe doit vraiment s’atteler. Mais lorsqu’on va tomber dans des questions de proches de tel ou tel leader religieux, on va juste déplacer les problèmes sans apporter de solutions durables.
L’Essor : Dans ce contexte, les sanctions annoncées par la Cedeao ne sont-elles pas de nature à rendre la situation plus complexe ?
Dr Aly Tounkara : C’est normal que la Cedeao prenne des sanctions. L’incidence de ces sanctions va dépendre de l’attitude des militaires. Lorsque les militaires vont transférer de manière effective et réelle le pouvoir aux civils, il va de soi que toutes les sanctions prononcées ou en tout cas envisagées n’aient pas d’impacts dans la durée. Donc, l’incidence des sanctions est corollaire à la présence effective et réelle des civils dans le champ politique. Une fois que ceux-ci sont effectivement impliqués au-devant de la chose, naturellement ces différentes sanctions vont être revues.
Heureusement que les officiers aux commandes n’ont pas succombé au charme du raccourci qui consisterait à dire : on s’en fiche de la Cedeao. Ils ont vite compris que le Mali a souscrit à des conventions internationales, des textes qui ont une incidence réelle sur la gouvernance. Il est à rappeler que nous avons des engagements vis-à-vis des partenaires, aucun pays à lui seul ne s’auto-suffit. Donc, il est extrêmement important de sortir de ces discours qu’on pourrait qualifier de simplistes et même populistes.
Les discussions entre la délégation de la Cedeao et la junte militaire ont certes permis de se découvrir et de jeter les bases d’un futur accord, mais pas de combler les attentes des parties en présence. Au-delà du blocage lié à la durée et à la nature des acteurs qui seraient en charge d’animer la transition, l’épineuse question demeure les actions à mener dans la temporalité qui serait définie et retenue par les acteurs.
Aujourd’hui, les Maliens veulent une transition capable de traiter les dossiers pendants (acquisition des équipements militaires, achat de l’avion présidentiel, les engrais frelatés, les reformes administratives et institutionnelles, l’intégrité territoriale et la présence effective et réelle de l’État à Kidal). Une fois que ce préalable est acquis, peu importe le temps que prendra la transition.
Propos recueillis par
Bembablin DOUMBIA
Source: Journal l’ Essor-Mali