Dans ce dialogue fictif, Mikailou Cissé, professeur de philosophie au secondaire, revient sur la question des morts à la suite des événements de juillet 2020 au Mali. Une manière pour lui de demander justice pour ces « martyrs » tombés pour le désir du changement.
Les songes, je le fais très souvent comme d’ailleurs la plupart des gens.Mais de tous mes songes, celui d’hier soir m’a beaucoup bouleversé.J’avais l’impression que tout était réel. Mais je me rends vite compte que c’était bien le contraire.
La scène qui m’est apparue est similaire à ce que Fousseni Togola avait écrit dans son récit fictif sur la mort de citoyens maliens au cours des événements ayant conduit au renversement du régime Ibrahim Boubacar Keïta (IBK).
Je venais de rêver des victimes des événements des 10,11 et 12 juillet 2020. Ils étaient tous là autour de moi.Les mains sur leur tête couverte de sang, les impacts des balles toujours visibles sur leur corps. L’évolution de la situation politique du pays ne les enchantait pas.Ces morts (pour le Mali) étaient au courant des choses sur lesquelles je n’avais aucune idée. En face d’eux, j’étais comparable à ces milliers de Maliens au sujet de l’imam de Badala. Je n’étais qu’un ignorant en face de ces zombies.
Ces « martyrs »donnaient l’impression de n’être pas en paix dans leur nouvelle existence. Ils avaient l’air coincés entre le monde matériel et le « monde intelligible ». Des hommes déçus, désemparés, sans joie.
L’étudiant qui faisait la médecine, au moment où il est tombé lors de ces événements, était le plus blizzard.Il se démarquait des autres sur tous les plans.Malgré tout, il était calme, plus instruit. Il a tous les traits d’un médecin au sens propre du terme.Sur moi, il connaissait tout, d’où je viens, où je vis,ce que je poste sur « Phileingora », tout ce que j’avais écrit au sujet de l’imam de Badala, sur le M5, sur le régime IBK.J’avais en face un médecin pétri de science.
Je me retrouve en aparté avec le jeune médecin mort en martyr.Les autres avaient subitement pris congé de nous comme des djihadistes disparaissant après avoir commis leur forfait.Le jeune homme interpellait sur les réalités du Mali. Il ne cessait de me poser des questions, tout en donnant ses impressions sur l’actualité du pays.
- C’est toi Mikaïlou Cissé, le jeune professeur de philosophie qui ne cesse d’écrire à notre sujet ? me demandait-il.
Face à cette question inattendue, je ne pouvais que hausser la tête en signe de réponse.Qui ose faire différemment face à un homme criblé de balleset qui plus est déjà mort ?Le jeune martyr poursuivait en tout cas dans un ton qui laissait transparaître l’énervement :
- Je m’en fiche de ta personnalité. Tout ce que je sais, c’est que vous êtes tous pareils.Écoute bien ce que je m’apprête à te dire.Tu as l’air plus sérieux.Je ne sais pas trop, mais c’est l’impression que tu donnes lorsqu’on te lit.
Surpris par ses manières, j’ai fini par ne ni haussé la tête ni faire de signe. J’ai agi comme un condamné à mort face au cuir sur une chaise électrique.
Criblé de balles, baigné de sang, parlant dans une voix tremblotante, le jeune médecin continuait à vociférer sa colère en posant tas de questions :
- Vous pensez que le Mali mérite tout ce qui s’y passe maintenant ? Notre sort vous paraît indifférent jusqu’à ce point ?
Finalement, ma bouche se délia et laissa échapper ces mots :
- Monsieur, en disant « vous » de qui parlez-vous ?
- Tous les Maliens sans exception, répondit-il.Vous faites comme si nous n’avions pas existé,comme si nous sommes morts pour rien, comme des chiens enragés, comme si le pays à retrouver unétat normal, comme si nos bourreaux ont été jugés, comme si (…).
Sans me laisser le temps de réagir, il me lance sur la figure son indignation.
- Vraiment IBK se moquerait des Maliens aujourd’hui.Il se dirait que vous êtes sans-cœur, des hommes sans conscience, des laces. Il utiliserait tous les mots qui dénigrent l’homme pour vous qualifier.
Après un lapsde temps de silence, dontj’avais d’ailleurs besoin, peut être lui aussi, il reprend son discourstoujours en me refusantle temps de réagir.
- Bien queje sois déçue comme les autres, je n’ai quand même pas perdu l’espoir que les Maliens pourront se réunir et se dresser comme un seul homme à nouveau.
Pour une fois, j’étais d’accord avec lui.Je me sentais enfin concerné par son discours.Toutefois, il commençait à prendre ses distances de moi. Malgré tout, il continuait sa plaidoirie.
- Faites attention !Les leaders de la transition sont mal entourés.Mais ils ne le savent pas encore.Les leaders qui sont à la tête du M5 sont des hommes de mauvaise foi, des vendeurs d’illusions.L’imam de Badala est un traître.
Soudain, c’est un muezzin, avec une voix grave que j’entends, deux autres simultanément se fontentendre. C’est à partir de cet instant que j’ai su que j’étais dans le monde des morts, que je discutais avec un fantôme.
Une fois réveillé, et durant tout le reste de la journée,ce dialogue a continué à traverser mon esprit. C’est ainsi que je me suis souvenu d’une promesse que j’avais faite dans le cadre de la mort de nos compatriotes les 10, 11 et 12 juillet 2020.
Dans cette lettre que je les avais adressées, à titre posthume, j’avais promis que leur mort ne serait pas vaine, que leur combat pour plus de justice sociale, pour un État de droit allait être poursuivi que leur mort ne restera pas impunie. Mais jusque-là j’ai manqué à ma promesse.
Mikaïlou CISSE
Source : Phileingora.org