Les crimes commis en Centrafrique par les troupes de celui que les Kinois surnommaient Igwe (« le chef ») sont indéniables, tout comme l’est sa « responsabilité de commandement ».
Sauf aux yeux de ses partisans, le chairman n’a, en outre, pas l’étoffe d’un Gbagbo, et l’extrême longueur des procédures de la CPI n’a pas fait de lui un héros auprès d’une partie de l’opinion panafricaine.
Si malaise il y a, il tient avant tout à la tare congénitale maintes fois diagnostiquée chez une institution née de l’accouplement d’un idéal humanitaire et d’un rapport de force international : la sélectivité. Enthousiastes lors de l’inauguration de la CPI, les Africains sont de moins en moins nombreux à admettre, treize ans plus tard, qu’un pays comme les États-Unis pousse à la poursuite de personnalités qui n’ont pas ses faveurs, tout en organisant l’immunité de ses propres citoyens et la protection de ses alliés.
Les dirigeants africains, plus coupables que les autres ?
Quand on sait que la Russie, la Chine, Israël, l’Inde, l’Arabie saoudite ou la Turquie se sont eux aussi placés hors du champ de compétence de la CPI et que les 32 usual suspects inculpés par la Cour sont (ou étaient) tous Africains, la justice internationale à deux vitesses n’est pas une impression, elle est une évidence.
Malaise, donc, suscité par le fonctionnement à géométrie variable d’un parquet financièrement dépendant de quelques bailleurs occidentaux, qui ne peut (ou ne veut) poursuivre aucun dirigeant américain, russe ou israélien, qui s’empêtre en Côte d’Ivoire et en Libye, et qui donne la fâcheuse impression de n’agir qu’à charge, mû par la volonté de faire des exemples.
Aux yeux des Africains, la CPI est devenue illisible. À en croire leurs opposants, tous les dirigeants ou presque pourraient comparaître devant le tribunal de La Haye. On mélange allègrement Cour pénale et principe de compétence universelle. On a même vu, à Bangui, des manifestants exiger que les pédophiles présumés de l’opération Sangaris tombent dans les filets de la procureure Fatou Bensouda.
Reste l’argument majeur avancé par tous les défenseurs de la CPI, celui de la dissuasion. L’existence même de la Cour jouerait un rôle de prévention, de par la menace qu’elle ferait peser sur les dirigeants.
À cet égard, la formulation de l’article 28 du statut de Rome, déterminante dans la condamnation de Jean-Pierre Bemba, qui impose à l’accusation de prouver que le chef militaire ou civil « savait ou aurait dû savoir » que ses forces commettaient ou allaient commettre des crimes (en d’autres termes, le commandant a l’obligation de savoir ce que ses hommes font, et l’ignorer peut être constitutif d’un crime), montre à quel point le spectre de la menace est large.
L’option du retrait
Aucun chef d’État dont l’accession au pouvoir (ou son exercice) a été accompagnée de violences auxquelles ses partisans ont été mêlés ne devrait y échapper et, à ce titre, la liste de ceux que le bureau du procureur pourrait en théorie inquiéter est longue…
L’épée de Damoclès de la CPI exerce-t-elle un effet dissuasif sur un responsable politique ou militaire sur le point de commettre, d’ordonner ou de « couvrir » l’irréparable ? C’est probable. Mais quid des autres, de ceux qui sont déjà au pouvoir et qui savent qu’il est beaucoup plus facile de poursuivre les vaincus plutôt que les vainqueurs ? L’argument de la dissuasion se retourne d’autant plus aisément que la menace est perçue comme discriminatoire par bien des dirigeants, tentés dès lors de prolonger leur fonction suprême au-delà des délais raisonnables.
Lors de la dernière assemblée des États parties au traité de Rome, en novembre 2015, l’Afrique du Sud, le Kenya, l’Ouganda et quelques autres ont agité la menace d’un retrait de la Cour. Une contre-menace en quelque sorte, qui pourrait être à l’ordre du jour du prochain sommet de l’Union africaine, mi-juillet au Rwanda – pays dont le président est l’un des chefs de file de la fronde anti-CPI.
S’il se concrétisait, ce départ constituerait un échec majeur pour une juridiction il est vrai bien mal partie depuis le jour où la première puissance mondiale, les États-Unis, après avoir paraphé le traité de Rome sans pour autant le ratifier, retira purement et simplement sa signature au bas du document. C’était en 2002, et George W. Bush s’apprêtait à envahir l’Irak.
François Soudan