Dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1969, le trône du royaume de Libye devient vacant. Le vieux roi Idriss 1er Al-Senoussi est en voyage à Bursa, en Turquie, quand un groupe de jeunes officiers tente un coup d’État qui va changer le destin du pays.
Un coup d’État ganté de velours
Quelques heures avant l’attaque, de nombreux mouvements de troupes imprévus s’opèrent à une centaine de kilomètres de Tripoli. À 3h du matin, l’assaut est donné sur les points névralgiques du pouvoir monarchique libyen. Deux heures plus tard, les putschistes assiègent le palais royal, le quartier général du commandement militaire, le siège de la sécurité générale et de la radiodiffusion, autant de lieux stratégiques dont ils s’emparent sans rencontrer de résistance, et donc sans aucune effusion de sang.
À cinq heures du matin, le prince héritier, Hassan Reda Al-Senoussi et d’autres personnalités de l’ancien régime sont arrêtés. Ainsi, lorsque Tripoli s’éveille, c’est au son de la musique militaire s’échappant des transistors ou à celui du crissement des chenilles de blindés qui patrouillent dans la ville. Puis dans la matinée de ce 1er septembre, vers 10h, la musique martiale laisse place à la lecture d’un communiqué radiodiffusé dont le speaker reste anonyme.
« Aujourd’hui s’est réalisé votre rêve socialiste, votre rêve de liberté et d’union. Donnez votre appui total à la révolution issue de votre terre grâce à vos fils et à votre armée, l’armée du peuple libyen. Peuple libyen, nous nous sommes révoltés pour votre honneur, pour que vous repreniez votre patrie usurpée. Nous nous sommes révoltés pour hisser haut l’étendard arabe. Relève la tête, frère libyen, et donne ton appui total, marche avec le cortège de la révolution victorieuse ! Vive la révolution ! Vive le peuple libyen fier ! »
L’ombre de l’Égypte nassériste
Sur le moment, très peu d’informations filtrent sur les auteurs du coup d’État. Généralement bien informées, les chancelleries occidentales sont elles-mêmes décontenancées. Cependant, au fil des heures, le voile va se lever progressivement sur les cerveaux de l’opération.
Peu après le communique matinal des putschistes, c’est au tour du prince héritier, Hassan Reda, de s’exprimer. Il assure le peuple de son abdication et le conjure de suivre la nouvelle autorité issu du coup d’État. De l’autre coté de la Méditerranée, à Bursa, les autorités royales feignent de n’apporter aucun crédit à cette prise de pouvoir, assurant que le roi Idriss rentrera bien à Tripoli.
Les communiqués radiodiffusés se succèdent et les libyens découvrent peu à peu la nature des putschistes. Douze mystérieux « officiers unionistes libres » assurent diriger un Conseil de la révolution prônant l’établissement d’un régime révolutionnaire socialiste, attaché à leurs propres réalités locales, anti-colonial et tiers-mondiste. L’appellation d’ « officiers unionistes libres » n’est pas sans rappeler les « officiers libres » égyptiens dirigés par Nasser lors du coup d’État de 1952. Et pour cause, l’ombre d’Oum El-Dounia, »la mère du monde » (surnom de l’Égypte), n’est pas loin…
Tandis que les chancelleries occidentales hésitent sur la posture à adopter face au nouveau pouvoir, notamment les Britanniques, traditionnels parrains de la monarchie libyenne, l’attentisme est de mise. Après le désastre de Suez en Égypte (1956), l’heure n’est en effet plus aux interventions européennes aussi musclées qu’hasardeuses en Afrique – même si ce n’est pas l’envie qui manque à certains dirigeants.
De fait, la Libye aiguise les appétits tant il apparaît comme un pays crucial dans la sous-région, pour au moins deux raisons : la première ce sont ses formidables réserves d’hydrocarbures et de gaz découvertes en 1956 et 1959 ; la seconde, ce sont les bases aériennes et militaires que le roi Idriss louaient gracieusement à ses alliés occidentaux, le Royaume-Uni et États-Unis en tête.
CE N’EST QU’UNE SEMAINE APRÈS LE COUP DE FORCE, LE 8 SEPTEMBRE, QUE LE FRINGANT COLONEL MOUAMMAR KADHAFI APPARAÎT À LA FACE DU MONDE
Un temps pressenti comme le leader des officiers unionistes libres par les gouvernements étrangers, le colonel Saad Eldine Bouchweirib dément catégoriquement ces allégations. Et ce n’est qu’une semaine après le coup de force, le 8 septembre, que le fringant colonel Mouammar Kadhafi apparaît à la face du monde comme le chef de la nouvelle République arabe libyenne.
D’une monarchie pro-occidentale à la « Jamahiriya » kadhafiste
Alors qu’affluent les messages de félicitations et de reconnaissance du nouveau régime, on en apprend plus sur les modalités du coup d’État. La proximité des officiers unionistes libres avec le régime de Nasser est évidente. La date du coup d’État a été plusieurs fois repoussée, pour être finalement fixée à la nuit du 31 août au 1er septembre car les services égyptiens de sécurité avaient informé les putschistes libyens que le roi Idriss comptait abdiquer le 2 septembre en faveur de son neveu, Hassan Reda.
Issu d’une illustre lignée de la tariqa Sanusiyya, Idriss 1er était parvenu au pouvoir le 24 décembre 1951, lors de la proclamation d’indépendance de la Libye. Après la seconde guerre mondiale et le départ des troupes coloniales italiennes, les autorités britanniques avaient soutenu le retour du monarque. Celui-ci hérita d’un pays extrêmement pauvre et peu développé (le taux d’analphabétisme avoisinait les 94 %), tout en cultivant ses liens avec les Occidentaux. Chef politico-religieux, Idriss 1er était cependant extrêmement populaire, et apparaissait comme le garant de l’unité libyenne face aux rivalités tribales de trois provinces du pays : la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan.
De manière antagoniste, le régime que Kadhafi met progressivement en place à partir de 1969 sera celui d’une politique résolument tournée vers une idéologie non-alignée et pan-arabe servi par une doctrine totalitaire et totalisante, incarné dans le fameux Livre vert censé être le guide pour » la révolution des masses ». Bien que les dernières forces occidentales quittent le territoire libyen sans encombre en 1970, l’hostilité réciproque entre Kadhafi et les Occidentaux va aller en s’accroissant, atteignant des points de tensions extrêmes, notamment lors du bombardement de Tripoli par l’armée américaine en 1986.
Un temps obnubilé par un désir panarabiste, duquel émergera en 1971 l’éphémère Union des républiques arabes (Libye, Égypte, Syrie), Kadhafi se tournera vers l’idéologie panafricaniste dans les années 2000. Jusqu’à ce que la dictature du « Guide » soit soufflée en 2011 par le vent des Printemps arabes… et l’interventionnisme de l’Otan.
Source: Jeune Afrique