Bluesman, pionnier de la musique mandingue avec l’inoubliable Mali Twist, Boubacar Traoré revient « Dounia Tabolo », un album de haute facture enregistré en Louisiane.
PROPOS RECUEILLIS PAR ASTRID KRIVIAN
Publié le 10/12/2017 à 16:00 – Modifié le 11/12/2017 à 09:10 | Le Point Afrique
Boubacar Traoré en studio. Dans le cadre de l’exposition consacrée à Malick Sidibé à la Fondation Cartier, à Paris, le bluesman a aussi rejoué « Mali Twist », le tube qui l’a fait connaître à travers le monde.
Boubacar Traoré en studio. Dans le cadre de l’exposition consacrée à Malick Sidibé à la Fondation Cartier, à Paris, le bluesman a aussi rejoué « Mali Twist », le tube qui l’a fait connaître à travers le monde. © DR
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Mali
Du Mali au Mississippi, c’est le nom du documentaire sur le blues, réalisé par Martin Scorsese en 2003. C’est aussi le chemin parcouru par le grand bluesman malien Boubacar Traoré pour son dernier album, Dounia Tabolo, enregistré en Louisiane, à Lafayette. Entouré du guitariste Corey Harris (présent justement dans le film de Scorsese), de Cédric Watson au violon et au washboard, et de la violoncelliste Leyla McCalla, Karkar honore ce lien organique et historique entre ces deux terres de blues, africaine et américaine. À plus de 70 ans, sa légendaire casquette vissée sur la tête, silhouette voûtée, mélancolie palpable mais grand sourire espiègle, ce rare vétéran du blues mandingue n’a pas l’intention de raccrocher. Il présente ici de nouveaux morceaux, et d’autres anciens, devenus ses standards, qu’il rejoue inlassablement depuis des décennies, hanté, éternel retour aux douleurs originelles de la perte de sa femme Pierrette et de sa fille. Actuellement à la Fondation Cartier de Paris, l’exposition des œuvres du photographe Malick Sidibé est titrée « Mali Twist », hommage au tube qui a fait connaître Karkar en 1963. S’il a fait danser et chanter tout le Mali à l’aube de l’indépendance avec ce morceau patriotique, il est ensuite tombé dans l’oubli jusqu’à la fin des années 80, commerçant dans son pays ou ouvrier de chantier à Paris. Revenu sur le devant de la scène depuis près de 30 ans, il bouleverse avec son blues poignant, dépouillé. Avant ses concerts parisiens au New Morning, il s’est confié au Point Afrique. Parfois, son large sourire silencieux nous signale la frontière impénétrable d’un domaine intérieur jalousement préservé. Pudeur, méfiance, superstition ? Le mystère Karkar demeure. Mais sa belle musique en est un écho vibrant, sublimé.
Le Point Afrique : Racontez-nous votre expérience pour cet album fabriqué aux États-Unis, en Louisiane…
Boubacar Traoré : C’est mon producteur et manager qui a organisé ça. Ça me plaisait, car je n’ai jamais enregistré de disque avec des musiciens américains. Ça s’est très bien passé, une semaine en studio… C’est une façon de renouveler ma musique et c’est important ! Ça me stimule, me donne des nouvelles idées. J’étais fier, car c’était la première fois que je jouais avec des musiciens étrangers. Beaucoup de gens sont très contents du résultat, disent que mon disque est magnifique. Ça me fait plaisir ! C’est bon ça…
© DR
Boubacar Traoré parle de son nouvel album studio, enregistré entièrement en Louisiane. © DR
Mais vous, êtes-vous content de votre album ?
Oh moi, je ne peux pas dire ça ! C’est aux autres de juger si ce que tu fais est bon, pas toi-même. C’est notre sagesse, notre croyance au Mali : tu ne peux pas te vanter.
La Louisiane, c’est aussi une terre de blues…
Oui, à La Nouvelle-Orléans, il y a tout le temps des concerts de blues ! Bon, vous, les Blancs, vous appelez blues cette musique que je fais. Le blues, c’est le blues. Il y a des bluesmen en France, mais on ne dit pas en français le blues, c’est un nom américain. Ce sont les États-Unis qui ont dominé avec tous ces noms, le blues, le jazz, le rock, la pop… Chez nous, au Mali, on a des musiques avec un nom différent dans chaque langue. Si on utilise ce mot pour nommer notre musique dans notre langue, ici, personne ne comprend. Alors, tout le monde dit blues. C’est une musique originaire d’Afrique, de ces esclaves venus du continent. Tout le long du fleuve Mississippi, ils chantaient des chansons tristes. Petit à petit, ils ont pris les instruments et c’est devenu le blues.
Sur le disque il y a des nouveaux morceaux, et d’autres, anciens, que vous revisitez…
Oui, car ça donne une nouvelle couleur à mes chansons, avec les Américains et ces instruments magnifiques comme le violoncelle de Leyla McCalla et la guitare de Correy Harris. Comme ça, ceux qui connaissent ma musique peuvent la découvrir sous un jour plus… américain. Ils vont être étonnés ! Je suis content.
Quels sont les thèmes des chansons ?
Souvent, la tristesse. Comme Badialo, dédiée à ma première fille décédée il y a longtemps. Même si tu vis 100 ans, 200 ans… tout le monde va mourir un jour. Là, mon disque vient de sortir, j’ai fait mon temps dans la vie, mais un jour viendra je quitterai ce monde.
Vous écoutez du blues américain ?
Oui, j’ai beaucoup de disques à la maison. Et j’ai beaucoup tourné aussi en Amérique dans ma carrière, j’ai rencontré beaucoup de bluesmen. J’ai joué à Toronto avec la fille de John Lee Hooker. Elle a pleuré, car ma musique lui faisait penser à celle de son père. On a fait des photos, elle m’a donné un tee-shirt de John.
Vous reprenez la chanson qui vous a fait connaître dans les années 60 : « Mali Twist »…
Oui, on change un peu le rythme. C’est une parole d’amour, un message qui dit : je l’aime comme mon pays. Avant, c’était destiné à encourager la diaspora malienne à revenir travailler au pays. C’est une chanson sacrée, les paroles attisent le retour au Mali, donnent l’envie et l’énergie aux Maliens pour travailler, construire des maisons… Pour être courageux ! C’était l’indépendance, on était fiers, on avait tout ! Mais la suite de l’histoire, personne ne l’a vue venir. Dans le monde entier non plus d’ailleurs… Dans les années 60, le twist a eu beaucoup de succès. En Afrique, en Europe, aux États-Unis… tout le monde dansait dessus ! C’était la mode, en vogue, les gens s’habillaient comme les yéyés de Salut les copains. Malick Sidibé les a photographiés. C’était inspiré du modèle occidental, on voyait Elvis Presley looké comme ça. Je suis devenu musicien grâce à ça. Ce sont de bons souvenirs pour moi. Il n’y avait pas de tristesse.
Vous êtes nostalgique de cette période ?
Oui, on était fiers, il n’y avait pas de malentendus. Aujourd’hui, dans le monde entier, ça ne va pas du tout… Dans les années 60, on ne se fâchait pas entre nous comme maintenant. Tout le monde était gai. Et la vie était moins chère. 50 kilos de riz coûtaient l’équivalent de deux euros ! Peut-on trouver ça aujourd’hui ? Non ! Ah… Le temps passe et ne se rattrape plus jamais…
Quelle est votre journée type à Bamako ?
Il y a eu des périodes où ça n’allait pas à Bamako. Mais en ce moment, c’est calme, chacun fait ce qu’il veut. Si je ne suis pas à la maison, je vais dans mon club, au grin comme on dit. On se retrouve avec des amis, autour d’un thé, on se chamaille, on se taquine, on rigole. On parle des années 60/70. Sinon, je m’occupe de mon champ. L’agriculture est mon premier métier. Enfant, je voyais mon père cultiver, dans ma région de Kayes. J’ai planté du maïs, du millet, du cacao, des manguiers, bananiers, citronniers… Et jusqu’ici, hamdoulilah, Dieu merci, tout va bien. La terre ne ment pas, n’est-ce pas ? Ce sont les humains qui mentent. Surtout actuellement.
Vous jouez de la musique tous les jours ?
Non. C’est quand j’ai envie. Parfois, je peux rester deux mois sans toucher ma guitare. Ça ne me manque pas, car je suis né avec ça, c’est un don. Je ne peux pas oublier la musique comme ça, elle est dans mon esprit, toujours.
Vos enfants sont musiciens ?
Mon premier fils fait de la musique, mais ça n’a pas marché alors il a abandonné ! Le succès est un don aussi. Il ne suffit pas de jouer pour en avoir. Sinon, mes autres enfants travaillent, ont fait des études…
Parmi toutes vos chansons, quelle est votre préférée ?
« Les Enfants de Pierrette » me fait toujours vibrer. Pour mes enfants qui pleurent leur maman qui n’est plus de ce monde… Tant que tu vis, tu as des soucis, des problèmes. En écoutant un morceau, la tristesse va passer. La musique, c’est comme un médecin.
Quel est l’avenir du blues à votre avis ?
Chaque époque a sa musique. Les années 60, c’était celle du twist. Aujourd’hui, c’est le rap, l’électronique… On verra bien ce que l’avenir réserve, personne ne le sait ! Qui aurait pu prédire l’arrivée des téléphones portables par exemple ? Mais ce qui est sûr, c’est que le métier de musicien ne s’improvise pas, il faut bien connaître, maîtriser la musique.
Quels sont les souvenirs marquants de votre carrière ?
J’ai beaucoup de souvenirs dans mon cœur… À 22 ans, je jouais avec l’orchestre de jazz de Bamako. Ma chanson « Mali Twist » avait du succès. Des femmes m’ont invité à jouer avec leur orchestre jusqu’à Ségou… Je ne peux pas oublier ça !
Et dans votre vie personnelle ?
Oh ça, c’est secret ! (rires)
* Boubacar Traoré, « Dounia Tabolo », Lusafrica (Novembre 2017). En concert le 13 et 14 décembre au New Morning, Paris 10e ; Le 15 décembre à Évry, théâtre Agora (Festival Africolor).
Source: lepoint