Le 23 mars 2019, près de 160 personnes ont été sauvagement tuées à Ogossagou, petit village peul du centre du Mali. Ces tragiques événements sont à comprendre à l’aune d’une crise structurelle multifacette qui secoue le pays, depuis 2012. Mouvements politiques armés, groupes d’inspiration religieuse et criminalité́ organisée sont venus se greffer sur des conflits fonciers ou des rivalités ethniques anciens qu’ils ont ravivées, voire instrumentalisées, plongeant le pays dans une tourmente sécuritaire, dont il sera difficile de sortir.
La démocratie malienne est mise à mal dès le début des années 2010 par des rebellions armées animées par une minorité́ touarègue indépendantiste dans le Nord-Est du pays. Cette lutte s’est radicalisée à partir de 2011, la chute du régime du colonel Kadhafi ayant favorisé le retour des mercenaires touaregs de Libye à l’origine de la création du Mouvement national de Libération de l’Azawad (MNLA) — un risque sécuritaire identifié par l’ECOWARN, le système d’alerte précoce de la Communauté́ économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dès 2011-2012 — et le déversement des armes provenant de la guerre civile libyenne, tandis que des djihadistes profitaient de la déstabilisation de la zone pour s’y infiltrer. Consécutivement, en 2012, le Mali connait une crise à la fois sécuritaire (annexion des deux tiers de son territoire par cette rébellion et les djihadistes) et politique (avec un coup d’État perpétré́ par le capitaine Haya Sanogo, le 21 mars, suivi d’un difficile retour à la légalité́ constitutionnelle).
Le 11 janvier 2013, la France intervient à la demande du président par intérim de la République malienne, Dioncounda Traoré, dans le cadre de la résolution 2085 de l’ONU, et réussit à stopper l’avancée des islamistes vers le sud. Après un premier cessez-le-feu puis une reprise des combats, un accord (dit accord d’Alger) est finalement signé en 2015 à Bamako entre la République du Mali et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), dont la mise en œuvre a beaucoup tardé — une nouvelle feuille de route a été́ signée en mars 2018 pour tenter d’accélérer le processus. Or, le texte de cet accord, bien qu’il réaffirme l’intégrité́ et l’unité́ territoriale du Mali, prévoit une régionalisation du pouvoir en direction d’assemblées et de présidents directement élus ainsi qu’une plus grande représentation des populations du Nord dans les institutions nationales, avec un rééquilibrage du budget en vue de favoriser le développement des régions septentrionales. Cet accord est censé́ aller de pair avec la démobilisation des combattants des groupes armés et le redéploiement de l’armée nationale sur l’ensemble du territoire malien, rudoyé au profit d’une multitude de nouvelles territorialités contrôlées par de récents pouvoirs locaux autoproclamés.
Islam et politique en terres maliennes
Les mouvances musulmanes
Dans un Mali musulman à près de 95% (1), on observe essentiellement trois tendances de l’islam.
Le sunnisme malékite, prônant un islam tolérant et non violent, est incarné par le prédicateur Chérif Ousmane Madani Haïdara, élu le 22 avril 2019 à la tête du Haut Conseil islamique du Mali (HCIM), principale organisation islamique du pays. Les confréries soufies quadrya et tidjaniya évoluent dans cette mouvance.
Opposée à l’islam confrérique, la wahhabiya en vigueur en Arabie saoudite, interdite sous la présidence de Modibo Keïta (1960-1968), puis reconnue en 1970 sous le régime militaire (1970-1991) de Moussa Traoré (2), reste active dans certaines îles de la boucle du fleuve Niger où la charia est appliquée, représentée par l’influent imam Dicko qui était, de 2008 à avril 2019, président du HCIM.
Le chiisme est, quant à lui, l’affaire de l’imam Chouala Haïdara. La confrontation entre les deux Haïdara (Ousmane Madani, le sunnite, et Chouala, le chiite), risque de prendre la même tournure que celle qui prévaut entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Cet islam triangulaire revêt des oppositions politiques binaires entre les wahhabites, proches de l’opposition parlementaire, et les sunnites, associés à la mouvance présidentielle — le chiisme encore embryonnaire ne participant pas à cette « guerre de positionnement » politique.
L’islam politique s’inscrit dans des territorialités laïques ou religieuses reconnues par l’État et incarnées d’un côté́ par les mosquées et de l’autre par les stades (enceintes publiques laïques) qui deviennent des territorialités immatérielles pérennes ou ponctuelles. Dans ces enceintes, l’islam se politise légalement.
L’islam politique et l’État laïc
Dans un Mali où tout est affaire de politique, la religion a peu à peu pris le pas sur l’État, dont la laïcité́ est pourtant inscrite dans la Constitution de 1992 en vigueur (considérée comme l’une des plus libérales du monde musulman). La montée en puissance politique des milieux islamiques se manifeste à propos du premier projet (progressiste) du Code de la personne et de la famille, voté le 3 août 2009, obligeant le président Amadou Toumani Touré à le promulguer en avril 2011, expurgé de ses avancées progressistes. En 2012, pour la première fois de son histoire, le Mali crée même un ministère des Affaires religieuses et du Culte. Exemple très récent de la prégnance du religieux : le ministre a dû intercéder auprès du richissime imam Ousmane Madani Haïdara pour qu’il empêche la marche vers le palais présidentiel de 200 femmes et enfants de militaires, qui protestaient contre la déliquescence de l’armée. En effet, ces veuves des militaires morts dans l’attaque djihadiste contre le camp de Dioura (mi-mars 2019) menaçaient de se dénuder devant le palais présidentiel si le chef d’état-major n’était pas demi de ses fonctions, un acte gravissime, symbolique au Mali de malédiction pour le Président et toute sa famille.
Les religieux, comblant le vide laissé par l’opposition, mènent à présent la contestation contre le gouvernement. Après un meeting ayant réuni 60 000 personnes, le 10 février 2019, à l’appel conjoint de l’imam Dicko, alors président du HCIM, et du chérif de Nioro, Bouyé Haïdara, autre dirigeant religieux respecté, une grande manifestation a réuni des dizaines de milliers de personnes à Bamako et à Nioro (près de la frontière avec la Mauritanie), le 5 avril, dont des représentants des partis de l’opposition et de la société́ civile. Ils dénoncent la mauvaise gestion du pays (notamment en matière sécuritaire et sociale) et exigent la démission du Premier ministre Soumeylou Boubeye Maïga (3), alors sous le coup d’une motion de censure.
L’alliance des religieux et des politiques contre l’exécutif est une situation inédite au Mali. Les initiatives de certains imams « militants » tendent à incarner la variable sociétale la plus importante et la plus efficace, d’autant que certains ministres sont en relation avec des imams influents. S’achemine-t-on vers une « république des imams » qui préfigurerait une République islamique du Mali ? Les religieux apparaissent comme des viatiques au pouvoir et à la classe politique en place. Mais cet islam politique légaliste est bousculé par les salafistes djihadistes armés du prédicateur Amadou Kouffa.
L’islam armé : le salafisme djihadiste
Les groupes armés djihadistes au Mali fonctionnent selon les dynamiques politiques des sociétés que l’anthropologie qualifie de « segmentaires » — c’est-à-dire divisées sur plusieurs niveaux hiérarchiques en de nombreuses composantes similaires, qui se caractérisent par des processus de fusion et fission, selon les circonstances et les niveaux.
L’enchâssement des groupes djihadistes au Mali
Dans la mouvance d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) — né en 2007, du vivant d’Oussama ben Laden —, on trouve tout d’abord le Mouvement pour l’Unité́ et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), à dominante peule et arabe, créé́ en 2011, qui chapeaute quatre katibas (« bataillons ») autonomes. Sa dénomination recouvre comme champ d’action potentielle l’espace économique de la CEDEAO. AQMI intègre également Ansar Dine (fondé en 2012), dirigé par Iyad Ag Ghali, dont l’espace d’intervention est le septentrion malien. Ces trois groupes interviennent à des niveaux différents, coiffent des espaces complémentaires et marquent le début d’une nouvelle stratégie visant à la dispersion de groupes autonomes sur l’ensemble du territoire.
Autre émanation d’AQMI, les Signataires par le sang, groupe créé́ en décembre 2012 et dont l’un des objectifs est la consolidation de la charia dans le Nord du Mali, fusionne, en août 2013, avec le MUJAO, pour former Al-Mourabitoun — qui deviendra une katiba d’AQMI. Avec les katibas d’Iyad Ag Ghali, de l’Algérien Djamel Okacha (4) et du prédicateur malien peul Amadou Kouffa (katiba du Macina), Al-Mourabitoun forme, le 1er mars 2017, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Ce regroupement correspond à une nouvelle distribution des territorialités qui ne remet pas en cause l’autonomie de chaque katiba :
• l’autorité́ d’Iyad ag Ghali (numéro un de cette nouvelle formation), s’étend sur l’Adrar des Ifoghas et sur les bassins environnants, voire de l’autre côté́ de la frontière algérienne (région de Tin Zawaten). Il dispose de relais informels locaux, notamment le Haut Conseil pour l’Union de l’Azawad (HCUA), qui est l’une des composantes du CMA et dont l’objectif est d’appliquer la charia ;
• celle de Djamel Okacha, dans la région de Tombouctou ;
• et celle d’Amadou Kouffa, sur une partie importante du Macina, au centre du pays.
L’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), créé́ quant à lui, en mai 2015, intervient à la frontière nigéro-malienne ; ses moudjahiddines sont en majorité́ des Peuls issus du MUJAO. S’il est l’objet d’attaques des FAMA (Forces armées maliennes), du groupe d’autodéfense à dominante touarègue et affidés (le Gatia, loyaliste, voir infra) ainsi que du Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) issu d’une scission interne au MNLA, il ne s’oppose pas au GSIM. Leurs relations sont à la fois complémentaires et opportunistes : ils pactisent volontiers face à l’ennemi commun, notamment à la frontière nigéro-malienne. Ces quatre découpages spatiaux mouvants créent un maillage de territorialités djihadistes qui progressivement s’étend vers la capitale Bamako, disloquent l’intégrité́ territoriale et recouvrent socialement des lignages et/ou des clans qui prennent un caractère ethnique. Ces territorialités définissent des aires d’influence instables contrôlées par la mobilité́ et la composition flexible de leurs petits groupes qui leur confèrent une grande autonomie d’intervention adaptée aux conditions locales, leur permettant de se retirer en « brousse » et de s’immiscer dans les milieux urbains par des pratiques de harcèlement inhérentes à leur stratégie. Ainsi, l’islam armé définit-il des territorialités singulières qui se réalisent par des actes concrets ponctuels répètes (attentats kamikazes, pose de mines artisanales, attaques de sites militaires nationaux et/ou internationaux) qui façonnent de facto un contrôle sur des espaces qui n’exigent pas une présence physique soutenue.
Violences et massacres de masse
La communauté́ peule est la cible des groupes d’autodéfense dogons, bambaras et touaregs, phénomène qui atteint son paroxysme lors de la tuerie de 160 civils au village d’Ogossagou. Mais l’interprétation de cette barbarie comme relevant, par nature, d’antagonismes interethniques entre Dogons et Peuls, dresse dangereusement une ethnie contre l’autre en occultant les causes profondes qui ont conduit à ces massacres.
Dans le centre du Mali, le Macina est une zone de non-droit. L’effondrement total des structures étatiques libère et exacerbe les contradictions jusqu’alors plus ou moins régulées par les pouvoirs locaux. L’un des antagonismes latents, devenus patents est celui entre deux systèmes de production en compétition pour les conditions d’accès aux ressources naturelles.
L’un, le système de production pastoral, s’élabore autour du troupeau à la recherche de pâturages dont les espèces végétales recèlent les qualités alibiles requises. Ce système est animé par des pasteurs nomades peuls musulmans qui évoluent sur des terrains de parcours aux contours mouvants. L’autre, le système de production agricole, est mis en œuvre par une société́ de sédentaires composée de Dogons chez lesquels l’animisme existe. Dans des conditions climatiques et politiques paisibles, la compétition sur la ressource (végétal, minéral) est socialement régulée par des pouvoirs locaux reconnus. Mais, depuis quelques décennies, ces deux systèmes de production aux finalités différentes sont confrontés à une raréfaction des ressources naturelles (changements climatiques, sécheresse) combinée à un essor démographique.
La raréfaction des ressources a entrainé́ une extension sensible des parcours pastoraux, libérant des espaces inoccupés qui se sont transformés en terres cultivables. La compétition pour les terres est alors devenue génératrice de tensions sociales, d’autant plus qu’il existe un foncier agricole reconnu qui s’impose face à l’absence d’un foncier pastoral. Cet aspect discriminatoire ne pouvait être vécu dans l’immédiateté́ des faits comme relevant de discriminations « ethniques », car l’absence de foncier pastoral concerne toutes les sociétés pastorales saharo-sahéliennes (Peuls, Touaregs, Maures, Arabes, Toubous).
Sur ces données objectives se construisent une série d’amalgames provoquée par des contextes de violences armées de natures différentes, représentées comme de nature ethnique, alors qu’elles résultent de faits politiques. Ces représentations procèdent par amalgames « spontanés ». C’est ainsi que, dans la mémoire collective, tout Peul est assimilé aux djihadistes (corroboré par la présence de certains Peuls dans le MUJAO, par l’appartenance ethnico-culturelle du djihadiste Kouffa, etc.). Pareillement, aux exactions commises par des militaires sur des civils peuls répondent des accusations globalisées contre « l’armée » et « la confrérie des chasseurs Dozos », pluriethnique à dominante dogon, mais assimilée à une ethnie. Les milices pro-gouvernementales sont souvent perçues comme des relais étatiques, ce qui est le cas de la milice dozo Dan Na Ambassagou, souvent présentée comme une milice dogon, qui a participé́ à la sécurisation de l’élection présidentielle de 2018. Créée en décembre 2016, à la suite d’une attaque djihadiste (présentée comme une attaque peule), elle est soupçonnée du massacre de masse sur le village d’Ogossagou (peul) — ce que récusent les concernés — et dissoute par le gouvernement (5).
Ces représentations « globalisantes » que l’on retrouve dans les discours construisent une combinaison organique entre un État soit absent, soit prédateur (injustice, impunité́), les exactions militaires sur des Peuls, la conjonction Peuls = djihadistes, Dozos = Dogons, l’antagonisme sur des fonciers différents, et conduisent à des interprétations ethniques. Cette série d’amalgames intériorises induit une idéologie victimaire légitimatrice susceptible d’envahir l’ensemble des sociétés peules en Afrique. Une idéologie instrumentalisée par le prédicateur Kouffa, qui appelle à un soulèvement peul, non pour la survie « ethnique », mais pour rallier les combattants (moudjahidines) à sa katiba. Cette situation, qui risque de se reproduire autre part (sans doute dans la région de Ménaka, au nord-est) pourrait générer des processus de guerre civile embryonnaire par la manipulation des « ethnies ».
Autodéfense et milices maliennes
Ce jeu dangereux des amalgames croisés est rendu plus complexe encore par la multitude des groupes et milices d’autodéfense existants, la création du MNLA — conséquence directe de l’intervention militaire internationale en Libye, largement à l’initiative de la France — ayant favorisé la réactivation d’anciennes milices et la création de nouvelles.
Il en est ainsi de la milice Ganda Koy (« Les maîtres de la terre »), composée de Subsahariens au phénotype noir (pasteurs nomades peuls, pêcheurs itinérants bozos, agriculteurs sédentaires songoyes et Bellas (6) touaregs). Créée en 1994, elle est réapparue en 2012, avec pour objectif de reprendre le Nord du Mali, tombé entre les mains de groupes djihadistes et du MNLA. Légaliste et laïque, son chef est Djibril Diallo, qui considère que tous les Touaregs font partie du MNLA et qu’ils sont complices des islamistes. Ce dangereux amalgame est porteur lui aussi d’analyses à caractère ethnique. Ganda Koy a été accusé de commettre des exactions envers des populations civiles au cours de la rébellion de 2012.
Dans cette lignée, on trouve également Ganda Izo (« Les enfants du pays »), milice à dominante peule et songoye formée en 2009 par d’anciens membres de Ganda Koy. L’aile militaire est dirigée par un sous-officier peul malien (Amado Diallo) qui fut accusé d’exécutions sommaires sur des civils. En 2012, cette milice, forte de 1500 hommes, se regroupe avec Ganda Koy pour former la Coordination des Mouvements et Front patriotique de Résistance (CM-FPR). Très hostile aux indépendantistes touaregs, la CM-FPR est conciliante avec les forces djihadistes et se laisse désarmer par le MUJAO. Le mouvement se rapproche d’autres groupes armés pro-gouvernementaux. Plus récent, le Mouvement pour la défense de la patrie (MDP), fondé le 25 juin 2016 par un Peul (Hama Founé Diallo), recrute essentiellement des Peuls, mais également des pêcheurs bozos, des Songoye et des Bambaras. Ses forces (300 hommes) sont cantonnées au camp de Fassala, à la frontière mauritano-malienne. Il déclare vouloir former les Peuls au maniement des armes pour se défendre contre les exactions de l’armée et des Touaregs.
L’Alliance nationale pour la sauvegarde de l’identité́ peule et la restauration de la justice (ANSIPR), créée le 21 juin 2016 par Oumar Aldjana (un ancien membre du MNLA), aurait été́ quant à elle composée de 700 hommes qui luttaient pour mettre fin aux exactions contre les Peuls victimes d’amalgames entre Peuls et djihadistes. S’il est opposé au djihadisme et aux indépendantistes, Oumar Aldjana considère que le premier ennemi sur le terrain est l’armée malienne avec ses « chasseurs de primes » (7), qu’il accuse de la mort de 388 membres de sa communauté́. Il dépose les armes le 20 novembre 2016 et retourne, paradoxalement, au MNLA.
On le voit, un certain nombre de Peuls ont rallié différents groupes armés (y compris djihadistes) avec des motivations diverses : s’affranchir du joug des chefs traditionnels ou des élites, ne plus payer de taxes qui leur semblent injustes et se protéger contre divers groupes ou contre des actes de banditisme (8).
Côté́ touareg, on recense le GATIA, groupe d’autodéfense qui apparait comme l’une des conséquences de la défaite de l’armée malienne lors de la bataille de Kidal, le 21 mai 2014. Il revendique un millier de combattants dirigés par un général en activité́ des FAMA et loyaliste au pouvoir central. Sa composition dominante est assurée par des Imghad (tributaires) dont le statut social et politique au sein des sociétés touarègues s’oppose à l’aristocratie ifoghas.
Le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), issu du MNLA, s’inscrit ensuite dans la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA), qu’il quittera pour collaborer avec le GATIA en juillet 2017. Composé essentiellement de Touaregs Daoussahak, sa zone d’intervention est la région de Ménaka, à la frontière nigéro-malienne.
Ces groupes d’autodéfense révèlent donc des oppositions à caractère tribal entre Peuls et Touaregs, et d’autres à caractère politique entre progouvernementaux et rebelles indépendantistes qui recouvrent des statuts sociaux différents.
Vers une militarisation transnationale
de l’espace saharo-sahélien
Depuis le début de la crise malienne en 2012, la présence militaire étrangère s’est renforcée et élargie. Réduite jusque- là à de l’accompagnement et des aides en matière d’entrainement et d’équipement, elle se matérialise, depuis lors par des déploiements de troupes actives et l’installation de bases militaires et logistiques.
En janvier 2013, l’opération « Serval », limitée au seul Mali, est sollicitée pour repousser les forces djihadistes (qui sont stoppées à Kona et Diabali) et préserver l’intégrité́ du territoire national. « Barkhane », qui lui succède à partir d’août 2014, est déployée dans toute la région sahélo-saharienne, en partenariat avec le Mali et les quatre autres pays de la zone (Mauritanie, Niger, Burkina Faso, Tchad), avec pour QG N’Djamena (au Tchad) et un contingent d’environ 4500 hommes (9). L’objectif est d’adopter une approche régionale pour contrer des mouvements terroristes par nature transfrontaliers.
En vue de traiter ces problématiques transfrontalières tout en liant développement et sécurité́, ces cinq pays lancent début 2014 la création du G5-Sahel. Son pilier sécuritaire, largement soutenu par « Barkhane », dont c’est l’une des missions, débouche sur la création en 2017 de la Force conjointe du G5- Sahel (FC-G5S), forte de 5000 hommes issus de ces cinq pays, dont le poste de commandement était à Sévaré (10), au Mali et qui bénéficie de l’aide logistique et financière de plusieurs pays. L’armée malienne bénéficie en outre du soutien à la formation et à sa réorganisation apportée par la Mission européenne de formation (EUTM-Mali). Lancée en février 2013, celle-ci compte environ 600 militaires provenant d’une vingtaine d’États membres.
« Barkhane » appuie par ailleurs la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), établie en avril 2013, qui compte environ 15 000 soldats et policiers et dont une vingtaine d’unités sont déployées au Mali. Son mandat, renouvelé́ pour l’instant jusqu’au 29 juin 2019, lui fixe comme priorité́ l’appui à la mise en œuvre de l’Accord de paix de 2015, le rétablissement de l’autorité́ de l’État et la protection des civils.
Si la présence française est largement médiatisée, soulevant des protestations et des manifestations de rue réclamant son départ, d’autres pays aux engagements de natures différentes se font plus discrets, à l’instar des États-Unis, de l’Allemagne et de la Russie.
Ainsi, les États-Unis mènent annuellement, depuis 2005 l’opération « Flint lock », exercice militaire américain dirigé par l’AFRI- COM avec des objectifs très proches de ceux du G5-Sahel. Le dernier en date s’est déployé́ au Burkina Faso et en Mauritanie (du 18 février au 1er mars 2019) avec plus de 2000 soldats pour 30 pays partenaires africains et occidentaux.
L’Allemagne contribue à la MINUSMA (effectif d’un millier de soldats, livraison de 8 hélicoptères), ainsi qu’à l’EUTM- Mali. Elle apporte également un soutien aérien à l’opération « Barkhane » à partir de sa base au Niger, ainsi que par son implication auprès de la FC-G5S (11).
La France et l’Allemagne ont par ailleurs déployé́ au Mali, fin 2018 et début 2019, des effectifs importants de la brigade franco-allemande, à la fois dans le cadre de « Barkhane », de la MINUSMA et de l’EUTM-Mali.
La Russie a quant à elle approuvé le 22 mars 2019 un accord de coopération militaire avec le Mali, qui porte principalement sur la formation conjointe de spécialistes militaires, la coopération pour le maintien de la paix et de la sécurité́ sous les auspices de l’ONU, et la coopération dans la lutte contre le terrorisme en coordination. En septembre 2017, le Mouvement des patriotes de la société́ civile avait déposé́ une pétition (qui aurait recueilli plusieurs millions de signatures) auprès de l’ambassade de Russie à Bamako, pour réclamer l’implication de la Russie dans la crise qui secoue le pays.
Cette militarisation de l’espace saharo-sahélien par des forces militaires étrangères nombreuses est porteuse d’intérêts singuliers au sein de nouvelles aires d’influence en construction. Le Mali est ainsi en proie à une série de « microconflits localisés, parfois interconnectés, impliquant plusieurs acteurs locaux, nationaux, régionaux et internationaux » (12), avec des enjeux géopolitiques qui le dépassent et qui poussent vers une remise en cause toujours plus forte de sa souveraineté́ et de l’intégrité́ de son territoire, sur fond de ressources extractives prometteuses, de circulation importante de drogues illicites et d’armes et de réorganisation politique de l’État unitaire au profit d’un fédéralisme larvé contenu dans les Accords de paix. Ainsi, si l’on considère que les États-nations peuvent être des remparts contre l’élargissement des dynamiques néolibérales (c’est-il̀-dire contre la subordination grandissante du politique à l’économique) et le fédéralisme comme un agent de leur renforcement, le Mali apparait alors comme une manifestation de la crise systémique de cette mondialisation néolibérale.
Par André Bourgeot, directeur de recherche émérite (CNRS UMR 7130).