Tout en autorisant les Etats-Unis à utiliser la base militaire d’Incirlik, Ankara a lancé une offensive contre l’Etat islamique, ainsi que contre les rebelles kurdes. Mais la stratégie d’Erdogan reste très floue, notamment vis-à-vis de la rebellion anti-Assad.
Cela faisait un moment déjà que l’on pouvait percevoir un changement dans le discours d’Ankara à propos du danger incarné par l’Etat islamique (EI, Daech). L’attentat de Suruç [qui a fait 32 morts et des dizaines de blessés le 20 juillet dernier] a sans doute été la goutte qui a fait déborder le vase et qui a poussé la Turquie à bombarder les positions de l’EI en Syrie, à placer en garde à vue ses militants en Turquie et, le plus important, de permettre aux Etats-Unis d’utiliser finalement la base d’Incirlik pour frapper plus efficacement l’EI.
Il ne fait aucun doute que l’accord sur Incirlik est une mauvaise nouvelle pour les djihadistes.
Toutefois, le rôle de la Turquie dans la coalition anti-EI n’est pas encore très clair. Les avions turcs vont-ils désormais participer à des attaques sur Raqqa, qui constitue une sorte de capitale de l’EI, ou sur d’autres cibles sensibles ? Ou bien vont-ils se contenter d’objectifs moins ambitieux et se concentrer surtout sur la création d’une zone tampon débarrassée de l’EI juste de l’autre côté de la frontière ?En Turquie, plus de 1 000 personnes suspectées d’activités terroristes ont été placées en garde à vue tandis que de nombreux sites internet étaient fermés. Sauf que 20 % seulement de ces suspects arrêtés et à peine deux des 96 sites Internet fermés étaient liés à l’EI ! A l’aune de ces chiffres on ne peut conclure qu’une seule chose : la priorité d’Ankara est certes d’en finir avec l’EI en Turquie et en Syrie, mais aussi de prendre pour cible les Kurdes en Turquie et de l’autre côté de la frontière irakienne [la direction militaire du PKK, dans les monts Kandil].
Du côté kurde, la situation est encore plus inextricable. Les meurtres commis la semaine dernière par le PKK [contre deux policiers accusés de collusion avec l’EI en représailles à l’attentat de Suruç] seraient-ils le signe que les partisans de la méthode forte au sein de la direction militaire du PKK auraient décidé de marginaliser la classe politique kurde de Turquie [c’est à dire le HDP, qui a réalisé une percée importante – 13 % – lors des élections du 7 juin dernier, obtenant ainsi 80 sièges] ? Si c’est le cas, cela signifie que la direction militaire du PKK a mordu à l’hameçon du président Erdogan.
Vers des élections anticipées
En effet, désormais à chaque fois que le PKK tuera un civil ou un militaire, Selahattin Demirtas, le co-président du parti pro-kurde HDP, sera interpellé pour savoir s’il condamne cet acte terroriste. Et à chaque fois, Demirtas sera obligé de se contorsionner pour d’une part exprimer sa tristesse et présenter ses condoléances, tout en essayant d’autre part de ne pas se couper de sa base kurde.
C’est exactement la situation inconfortable dans laquelle Erdogan souhaite voir le HDP dans le cadre de son projet visant à aller vers des élections anticipées [dont il espère qu’elles débouchent sur un meilleur score que celles du 7 juin dernier où son parti, l’AKP, a perdu la majorité absolue. Le président Erdogan vient en outre d’annoncer qu’il souhaitait une levée de l’immunité parlementaire des députés du HDP].Il reste beaucoup de points d’interrogation sur les conséquences de l’ouverture de la base d’Incirlik aux Américains. Quel sera le rôle réservé à la zone tampon débarrassée de la présence de l’EI obtenue par la Turquie ? Cette zone sera-t-elle suffisamment sécurisée pour y accueillir des réfugiés de la guerre civile syrienne ? Quelle faction rebelle anti-Assad s’installera dans cette zone située entre les deux régions contrôlées par les forces kurdes syriennes, qui apparaissent comme les grands perdants de l’accord conclu entre Ankara et Washington ?
Les Etats-Unis semblent prêts à fermer les yeux sur les bombardements effectués par la Turquie contre les bases du PKK en Irak tant qu’Ankara ne s’en prendra pas aux forces kurdes syriennes [elles-mêmes très liées au PKK], qui sont les principaux alliés des Américains dans leur lutte contre l’EI en Syrie.
Sauf que faire la distinction entre les Kurdes de Turquie et de Syrie et soumettre les uns et les autres à des traitements différents ne semble pas très rationnel. En favorisant une division des Kurdes et en les affaiblissant, les Américains ne sont-ils pas, comme le souligne certains observateurs, en train de commettre une grave erreur stratégique ?
Source: courrierinternational.com