Alors que les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) se réunissent en sommet à N’Djamena, au Tchad, le 15 et 16 février, l’idée d’un retrait de la force française Barkhane est de moins en moins taboue. Quelles seraient les conséquences d’une telle décision ?
► Sans Barkhane, les armées africaines pourront-elles résister aux djihadistes ?
C’est précisément parce que l’armée malienne n’a pas été capable de résister aux djihadistes dans le nord du pays en 2012 que François Hollande a engagé l’armée française au Mali en janvier 2013 (opération Serval, devenue Barkhane en 2014). Il s’agissait, à la demande des autorités maliennes, d’arrêter la « colonne djihadiste » qui déferlait sur la capitale Bamako.
Force est de constater que depuis 2013, les armées africaines enchaînent les défaites et les pertes face aux groupes djihadistes. « Depuis 2013, presque toute l’armée malienne a suivi la formation militaire dispensée par l’Union européenne. Plusieurs milliards d’euros ont été dépensés pour un bilan décevant », juge Léonard Colomba-Petteng, doctorant à Sciences-Po.
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Pour l’Élysée, cela ne fait pas de doute : sans Barkhane, les armées africaines et les régimes en place seraient vite balayés. Même au Tchad. « En février 2019, l’aviation française a encore sauvé le président tchadien Idriss Déby en allant bombarder une colonne de rebelles qui lui était opposée », rappelle Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). « Cela dit, nuance-t-il, il ne faut pas les sous-estimer. L’armée mauritanienne tient bon ; au Niger, le pays n’est pas submergé ; au Burkina, c’est surtout le nord qui pose problème. Au Tchad, on s’attend à des confrontations très dures mais après la mort d’Idriss Déby. »
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Pour Caroline Roussy, chercheuse Afrique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), l’argument selon lequel « on assisterait à une extension des mouvements djihadistes dans tout le Sahel et dans l’Ouest africain » est à relativiser. « Ces pays veulent se prendre en main, il faut leur faire confiance. Face à la menace, il peut aussi y avoir une montée des responsabilités », estime-t-elle.
D’autant que la présence de l’armée française évite à ces régimes en place de prendre vraiment en charge leur sécurité. C’était le cas du président malien renversé cet été, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). « À ses yeux, les Français s’occupaient des djihadistes, analyse Serge Michailof, professeur à Sciences-Po (1). Résultat, l’armée malienne est restée ce qu’elle était : une entreprise de prédation permettant d’alimenter en prébendes de toutes sortes un petit groupe de généraux et de proches du régime. »
► Si les armées africaines échouaient, que pourrait-il se passer ?
À l’Élysée, on redoute un effet domino, à la fois au Sahel et du côté des pays du Golfe de Guinée. « Le Sahel basculerait dans une forme d’autocratie religieuse », prédit Jean-Pierre Maulny, de l’Iris. Si Barkhane se retirait « brutalement », Serge Michailof redoute l’installation au Mali d« un régime aux mains d’extrémistes salafistes », qui viserait la déstabilisation du Niger et du Burkina, ainsi que de l’Est du Sénégal et du Nord de la Côte d’Ivoire. « Une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest serait agitée par des troubles qui mettraient en péril tout l’agenda de développement de cette région », estime l’ancien directeur des opérations de l’Agence française de développement.
Pour autant, il ne faut pas oublier que ces groupes se font aussi la guerre entre, d’un côté, ceux liés à Al-Qaida, et de l’autre, ceux liés à l’État islamique. Par ailleurs, le processus de ré-islamisation des sociétés du Sahel est déjà lancé depuis des années comme l’observe Gilles Holder, de l’Institut des mondes africains.
L’imam Dicko, la personnalité religieuse la plus influente du Mali à l’origine de la chute d’IBK, avait confié à La Croix en 2012 qu’il n’était pas hostile à l’instauration d’une république islamique au Mali. Ce qui est déjà le cas en Mauritanie, membre du G5 Sahel. « Si la négociation avec les leaders djihadistes débouchait sur un changement de nom de ces républiques et une application soft de la charia, cela ne gênerait guère la population rurale, note Serge Michailof. Mais je comprends de mes contacts divers que leur ambition est tout autre et en particulier que le chef touareg malien Iyad Ag Ghali est porteur d’un projet de djihad bien plus ambitieux. »
► Quelles seraient les conséquences pour la sécurité de la France et de l’Europe ?
Le 2 février 2021, le patron de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Bernard Emié, estimait que l’un des objectifs de ces djihadistes serait de commettre des attentats en Occident, en Europe en particulier. Les autorités françaises l’affirment depuis le début de l’intervention française au Mali.
De leur côté, de nombreux spécialistes s’interrogent sur la crédibilité de ces menaces. Aucun de ces groupes n’a jamais commis d’attentats en France ou en Europe. « J’ai toujours eu des doutes sur le fait que ce conflit local puisse avoir des répercussions sécuritaires en Europe », affirme Jean-Pierre Maulny, spécialiste des questions sécurités défense à l’Iris. « Je ne vois pas de risque pour la France, appuie Caroline Roussy. Mais je ne peux pas affirmer, bien sûr, qu’il n’y aura pas d’attaques demain. »
Pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos, les djihadistes sahéliens « ont bien d’autres priorités » et l’erreur serait de « les voir comme l’ancien État islamique » d’Irak et de Syrie. Un autre risque souvent avancé est celui d’une vague migratoire submergeant l’Europe. Mais il est lui aussi discuté, les migrants subsahariens ne venant pas, jusqu’ici, des vastes régions passées aux mains des djihadistes. « Les premiers demandeurs d’asile en France sont les Ivoiriens et ensuite, les Guinéens », rappelle Caroline Roussy, pour qui « cette menace est prise avec plus de considération par les Européens, notamment les Allemands. »
► Et sur le plan politique en France ?
« L’Élysée craint un effet Saïgon », résume Caroline Roussy en faisant référence aux images catastrophiques du retrait de l’armée américaine du Vietnam en 1975. « Emmanuel Macron envisage de quitter le Sahel depuis son arrivée au pouvoir en 2017. Mais il doit le faire sans que cela apparaisse comme une défaite », estime aussi Jean-Pierre Maulny, convaincu que le président français pourrait s’inspirer du narratif développé par l’administration américaine en Afghanistan sous Barack Obama. « Mettre plus de force dans un premier temps pour remporter des victoires de manière, ensuite, à donner la main aux autorités locales », et finalement annoncer le retrait des troupes, conformément aux promesses de la campagne présidentielle.
→ ANALYSE. En Afghanistan, l’impossible retrait
Ce scénario est celui qui semble se dessiner en France. Rester longtemps au Sahel n’est plus vraiment une option à l’Élysée. « Cette force cristallise actuellement nombre d’oppositions agitées par les propagandes nationaliste, djihadiste et même russe… C’est le phénomène”d’US go home’’ que nous avons connu en France dans les années 1950 », compare Serge Michailof. À qui profiterait le départ des Français du Sahel ? Aux Russes, craint-on à Paris, ou aux Chinois, pensent d’autres, en se projetant à moyen terme.
Une intervention qui dure depuis huit ans
11 janvier 2013. À la demande du gouvernement malien, François Hollande déclenche l’opération Serval pour stopper l’offensive djihadiste menaçant Bamako. Elle permet de reconquérir le nord du Mali.
1er août 2014. L’intervention française devient Barkhane et s’étend au Burkina Faso, la Mauritanie, le Niger et le Tchad.
2 juillet 2017. Les chefs d’État du G5 Sahel, créé en 2014, lancent une force conjointe.
2019. Les armées du G5 Sahel enregistrent de très lourdes pertes. En novembre, 13 soldats français sont tués dans la collision de deux hélicoptères.
13 janvier 2020. Le sommet de Pau entre la France et le G5 Sahel décide notamment d’envoyer le renfort de 600 hommes, portant à 5 100 l’effectif de Barkhane au Sahel.
2 janvier 2021. Deux soldats français, dont la première femme, sont tués au Mali, après trois autres le 28 décembre.
15-16 février. Sommet réunissant les pays du G5 Sahel et la France.
Source : La croix