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Voici à quoi ressemble la vie dans la capitale de l’État islamique

Sermons religieux, frappes aériennes et barbe qui gratte… Récit d’un jour ordinaire à Raqqa, la capitale du califat.

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Après être resté loin de chez moi pendant un bon moment, sur le chemin du retour, il m’a fallu paramétrer mon cerveau et le régler en mode Raqqa. J’ai laissé pousser ma barbe au point que son épaisseur et sa longueur paraîtraient louche en Turquie alors qu’elle est relativement courte et osée ici. Je ne suis pas encore habitué aux démangeaisons qu’elle provoque et je la gratte souvent.

Heureusement, l’État islamique n’exige pas encore que les habitants se rasent la moustache. Ça m’ennuie de devoir entretenir la mienne, mais au moins je n’ai pas l’air de suivre la mode de Raqqa du moment: celle du «frère» salafiste à la lèvre supérieure rasée et au collier de barbe qui donne une impression de mâchoire gigantesque.

Mes amis et moi nous moquons amèrement de nos têtes barbues, mais ça ne les raccourcit pas pour autant. Elles croissent et elle continueront de croître, exactement comme le salafisme à Raqqa aujourd’hui.

«C’est un ordre du prophète»

Le mode Raqqa consiste en un certain nombre de codes que vous devez constamment garder à l’esprit si vous voulez survivre sous la houlette de l’État islamique. Si vous n’y connaissez rien à la charia, la loi islamique, vous feriez mieux de vous mettre à potasser tout de suite. À défaut, vous serez sans doute obligé de suivre les cours dispensés par les professeurs salafistes récemment installés dans les mosquées locales –cours qui impliquent non seulement que vous souffriez l’indignité de vous voir enseigner leur interprétation de votre propre religion comme un enfant, mais également que vous manquiez des heures de travail.

«Rasez la moustache. Laissez pousser la barbe», enjoint Abu Fatima, le conférencier, à l’une des classes, le micro si proche de la bouche qu’il semble sur le point de l’avaler. Il cite ce qu’il affirme être «un adage bien connu» de Mahomet. «C’est un ordre du prophète.»

Ces conférences commencent par une explication de la profession de foi musulmane: «Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mahomet est le messager d’Allah.» Elles se terminent par une explication des détails particuliers de l’interprétation de l’islam par l’État islamique, comme les règles spécifiques propres aux femmes pendant leurs menstruations. Quand ils sont «diplômés», les étudiants endoctrinés ont intégré l’intégralité de l’idéologie de l’État islamique.

Les lionceaux du califat

Certains de ceux qui assistent à ces cours sont à peine sortis de l’enfance. Ce sont de jeunes garçons qui peinent dans la ferme familiale ou travaillent comme des esclaves pour des clopinettes dans des ateliers sales où ils sont maltraités. Pour eux, rejoindre l’État islamique et devenir un «lionceau du califat» peut sembler une perspective séduisante. Certains participants adultes sont là pour le bon de 400 dollars que l’État islamique leur donne une fois le cursus terminé.

D’autres sont obligés d’y assister dans le cadre d’une punition. Au début, les participants étaient limités à des «désobéissants» qui s’étaient vu infliger des punitions légères, des fumeurs par exemple, ou ceux qui ne ferment pas leur boutique à temps pour la prière.

Mais ils n’ont pas tardé à s’étendre à tout le monde car aux yeux de l’État islamique, toutes les excuses sont bonnes pour prêcher son idéologie aux habitants de Raqqa. Que l’on soit un pauvre demandant la zakat, l’aumône collectée auprès des plus riches, ayant omis de s’inscrire d’abord auprès de l’État islamique, ou un fonctionnaire qui a étudié dans les écoles du régime d’Assad et qui a par conséquent reçu une «éducation non-islamique», ou bien encore que l’on soit diplômé d’une école de «droit profane» –tout le monde est obligé de se soumettre à l’endoctrinement.

«Pas un seul fumeur n’aura mon examen»

Les cours de charia ne sont que les sanctions les plus récemment mises au point par l’État islamique. Avant l’été, il punissait les délinquants en les obligeant à creuser les tranchée qui encerclent partiellement la ville. C’est un travail dangereux: bon nombre de ces ouvriers auraient été tués lors des raids aériens.

La sévérité des punitions de l’État islamique semble dépendre complètement des caprices de ceux qui les infligent. Lors d’un cours en particulier, Abu Fatima semblait particulièrement en colère.

«Par Dieu le glorieux, pas un seul fumeur n’aura mon examen ni n’aura le bon qui lui permettra de toucher l’argent des moudjahidines, s’est-il mis à crier. Ni le cocu qui laisse sa femme sortir sans voile!»

«Tu es heureux, ici?»

Hamdan, déserteur de l’armée syrienne d’une vingtaine d’années, vit désormais à Raqqa. Sa longue barbe négligée est trompeuse –il méprise l’État islamique. Un vieil ami nommé Khalil, diplômé de l’université d’Alep, veut depuis un moment nous présenter l’un à l’autre. Il nous invite chez lui, où nous fumons, assis ensemble dans l’obscurité.

-«Tu es heureux, ici?», demande Khalil à son vieil ami d’un ton acerbe, sachant pertinemment le genre de réponse qu’il va obtenir.
«Non!», répond Hamdan.
«Alors pourquoi tu ne pars pas?»
«Je ne partirai pas. C’est chez moi ici. C’est mon quartier, rétorque Hamdan. Ce sont eux qui doivent partir!»

En les écoutant se quereller, je suis étonné de constater à quel point les Syriens sont devenus divisés. Aujourd’hui, il est pratiquement impossible de trouver deux Syriens d’accord ne serait-ce que sur les termes de base qui définissent leur identité. Pour certains, la Syrie est une entité inventée par des puissances coloniales dont les frontières devraient être effacées de la carte. L’islam s’est divisé en un nombre incalculable d’idéologies conflictuelles, tandis que l’arabisme, qui a longtemps été un slogan du régime d’Assad, donne l’impression aux Kurdes, aux catholiques syriaques et à d’autres d’être marginalisés.

La question kurde

Khalil est revenu du Liban il y a environ deux ans, car il ne parvenait plus à y trouver du travail (les Syriens, qui constituent 20 % de la population au Liban, se voient majoritairement interdire d’y travailler). À présent, il est employé comme comptable par l’État islamique dans le service de l’eau potable, emploi qui lui rapporte 100 dollars par mois. Il se situe dans une zone grise entre civil et membre de l’État islamique; il se qualifie de «supporter» du groupe.

Bien qu’il fume et discute de temps à autres grâce à WhatsApp avec des amis qui combattent au sein de groupes rebelles, Khalil est content de sa vie sous l’égide de l’État islamique. Il le considère comme un État qui fonctionne et qui, même s’il est incapable de faire cesser les bombardements aériens sur son territoire, garantit l’ordre dans sa communauté et dans d’autres. Il s’est marié récemment –sa vie, contre toute attente, semble aller de l’avant.

Les nouvelles recrues sont principalement de jeunes hommes célibataires, voire des adolescents qui vivaient chez leurs parents et sont incités à se marier

Le nœud du désaccord entre lui et Hamdan concerne les mauvais traitements infligés aux civils par l’État islamique. Les Kurdes qui ont vécu toute leur vie à Raqqa ont été forcés de quitter la ville, et Hamdan déplore le sort réservé à ses connaissances kurdes. Khalil prend maladroitement la défense du groupe islamiste: tantôt il justifie ses actes qu’il estime nécessaires pour la sécurité, tantôt il garde le silence.

Les années d’amitié entre les deux hommes leur permettent de conserver un minimum de sympathie l’un pour l’autre, mais c’est mal à l’aise qu’ils se séparent.

Un afflux d’étrangers

La prise de Raqqa par l’État islamique en janvier 2014 a déclenché une transformation démographique sans précédent dans la ville. Des combattants étrangers ont déferlé, apportant leurs familles avec eux. Dans la forme de colonisation la plus immonde qui soit, les membres de l’EI se sont mis à vadrouiller partout à la recherche de maisons à investir. Ils ont commencé par les maisons des officiers du régime syrien, les logements qui avaient appartenu à des rebelles syriens et les logements sociaux.

Mais avec le temps, l’État islamique a réussi à recruter un grand nombre d’habitants. Ces nouvelles recrues sont principalement de jeunes hommes célibataires, voire des adolescents, qui vivaient chez leurs parents et sont incités à se marier dès leur formation militaire terminée. En conséquence, la demande de nouveaux logements n’a fait que croître. En juin dernier, la perte par l’EI de la ville frontalière syrienne de Tal Abyad a également suscité un grand nombre de nouvelles arrivées tandis que membres et supporters de l’EI s’enfuyaient vers Raqqa.

La chasse aux logements

C’est exactement comme ça que Fahad, une de mes connaissances, a récemment obtenu sa maison. Il est le plus jeune fils de sa famille et a rejoint l’État islamique depuis un moment. Jusqu’en janvier, Fahad était un type normal –mais aujourd’hui il est Abu Quelque chose.

Après avoir fini sa formation et s’être battu à Kobané et ailleurs, il s’est marié. Et bien sûr, cela signifiait qu’il lui fallait une maison à lui. Il a donc parlé à ses émirs et a obtenu la permission de s’installer dans la maison vide d’un voisin kurde, dont le propriétaire avait fui Raqqa pendant l’été.

Les Kurdes vivaient autrefois aux côtés de leurs voisins arabes à Raqqa. Mais aujourd’hui, alors que les combats entre l’État islamique et la milice kurde, les Unités de protection du peuple (YPG), s’intensifient, ils ont été chassés de chez eux.

Direction Palmyre

Pendant l’été, par le biais des haut-parleurs de la mosquée et de prospectus, l’État islamique a ordonné aux résident kurdes de Raqqa de quitter la ville pour se rendre soit à Palmyre, ville du désert récemment capturée par l’EI, soit dans les territoires kurdes contrôlés par l’YPG. Le groupe djihadiste affirmait que des collaborateurs parmi eux transmettaient des informations à l’YPG et qu’ils devaient donc partir sur le champ.

Dans les vidéos de l’État islamique, les séquences illustrant la vie dans son califat affichent des marchés bondés et des jardins luxuriants

L’EI s’était engagé à protéger les propriétés des Kurdes, promesse qui ne fut tenue que trois jours. Les propriétés kurdes à Raqqa ne tardèrent pas à être pillées et les maisons accaparées par l’État islamique qui les redistribua à ses combattants. Les locataires arabes qui occupaient des appartements ou des maisons kurdes n’eurent d’autre choix que d’en remettre les clés.

Pendant que l’État islamique chassait les Kurdes de Raqqa, il essayait d’attirer d’autres habitants dans la ville. Exploitant la crise des réfugiés syriens soudain propulsée au rang de problème urgent dans les médias internationaux, l’État islamique a produit plusieurs vidéos appelant les sunnites –désignés simplement par le terme «musulmans» dans son vocabulaire –à venir vivre dans ses territoires.

Dans ces vidéos, l’État islamique montre des réfugiés noyés dans la Méditerranée ou emprisonnés par la police hongroise. Les séquences illustrant la vie dans son califat, en revanche, affichent des marchés bondés et des jardins luxuriants. Plusieurs habitants et combattants apparaissent dans la vidéo, pressant les «musulmans» de rentrer chez eux.

«L’État, c’est nous désormais»

Des semaines après cet appel, les citoyens ordinaires de Raqqa se sont vu interdire de sortir de la ville à moins de pouvoir présenter une autorisation écrite des bureaux de la Hisbah, la police religieuse. Mais ceux qui ont déjà fui ont perdu leur maison, ou sont sur le point de la perdre. L’État islamique a jeté son dévolu sur les appartements des fonctionnaires. Dès que la nouvelle du déménagement d’un fonctionnaire est connue, les djihadistes entrent dans l’appartement par effraction et prennent possession de tout ce qui s’y trouve. Si le propriétaire ne vient pas en personne réclamer son bien –et qui ferait une chose pareille?– toutes ses possessions sont transférées au nouvel occupant choisi par l’État islamique.

À en croire Abu Sumayiah, membre de la Hisbah que j’ai rencontré plusieurs fois, en août dernier au moins 400 familles de l’État islamiques étaient signalées comme ayant un «besoin urgent» de logement. Abu Sumayiah lui-même vit aujourd’hui dans un de ces appartements confisqués. La logique des combattants est simple: «Ces bâtiments sont propriété de l’État. L’État, c’est nous désormais.»

Pas d’internet par satellite

La ville de Raqqa ne s’est pas seulement acquis une réputation mondiale de «cœur de la terreur» et de «capitale de facto du califat», elle subit aussi un traitement particulièrement sévère de la part de l’État islamique. Nous ne sommes pas à Mossoul ici, où les gens fument dans les cafés et vendent des chapeaux avec le drapeau irakien brodé dessus.

L’État islamique n’a pas économisé sa peine pour isoler Raqqa du reste du monde. Il y a quelques mois, il a privé les habitants de wifi en faisant enlever les amplificateurs de signal des toits des maisons. Le 18 novembre, les connexions internet par satellite ont été interdites, et les cybercafés ont été obligés de fermer. Le café qui désire rouvrir doit se procurer deux recommandations des forces de sécurité de l’État islamique comportant les signatures des émirs. Et il faut également un permis du bureau des renseignements de l’EI.

Les raids aériens sont pratiquement devenus une habitude quotidienne. Depuis le 3 novembre, les Russes s’y sont mis aussi. Puis les Français

L’État islamique décrit la moindre épreuve ou restriction nouvelle comme une conséquence des péchés de ceux qui en sont affligés, et le sermon du vendredi qui a suivi cette décision n’a pas dérogé à la règle.«Les gens ont désobéi à Dieu, et par conséquent Dieu leur inflige des souffrances», a prêché un combattant.

Les yeux vers le ciel

Le dieu de l’État islamique n’est pas le seul à n’être pas content. Non seulement les citoyens de Raqqa souffrent des ordres donnés par l’EI, mais également des efforts de guerre internationaux déployés contre lui. Les raids aériens sont pratiquement devenus une habitude quotidienne. Depuis le 3 novembre, les Russes s’y sont mis aussi. Puis les Français. Les frappes aériennes ont endommagé le principal pont sur l’Euphrate utilisé par les habitants pour entrer dans la ville et ont détruit les plus petits. Il faut une heure de route pour atteindre la rive opposée. L’Occident évoque la nécessité de couper les «itinéraires d’approvisionnement» de l’État islamique, mais ce ne sont pas des ponts de l’EI –ce sont des ponts que tout le monde utilise, à Raqqa.

Et pourtant la vie continue. Mohammed, 31 ans, déplacé d’Alep, et sa fiancée préparent leur mariage, comme un défi privé lancé aux incroyables difficultés que le monde leur impose. La fillette d’une cousine lit un manuel de français de niveau lycée, essayant de repérer au moins un mot qu’elle connaît.

Pourtant, lorsque des avions de chasse se font entendre, tous les yeux se tournent vers le ciel. Tout ici est une cible, parce que l’État islamique est partout. Mais une fois que les bombes sont lâchées, les gens retournent à leurs occupations. Ce n’est plus un moment de réflexion sur la vie et la mort, ni un moment de curiosité sur ce qui a bien pu se passer: c’est quelque chose qui n’a pas de fin.

L’appel à la vengeance

C’est la vie à Raqqa.

Sur Al-Bayan, la radio de l’État islamique, un présentateur se vante que quasiment aucun de ses amis n’ait été blessé par les frappes aériennes. «Grande déception pour les croisés, jubile-t-il. Les moudjahidines se cachent dans les caves et se répandent dans la ville au milieu des civils!»

Ensuite le présentateur fait l’éloge d’Abdelhamid Abaaoud, le cerveau présumé des attaques de Paris. «Par Dieu, l’État islamique va venger ces frappes aériennes. Nous allons les attaquer chez eux, vocifère-t-il.En Belgique et en Australie, au Canada, en Allemagne et à Rome…»

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