Sous Ben Ali, la corruption a lourdement pénalisé le développement économique de la Tunisie, coûtant au pays, de l’avis des experts, trois points annuels de croissance. Pour illustrer la prévarication dans laquelle s’était vautré le clan présidentiel, Chawki Tabib, ex-bâtonnier des avocats tunisiens et président de l’Instance de lutte contre la corruption depuis janvier 2016, nous exhibe d’imposantes serviettes en cuir où sont soigneusement rangés les dossiers traités par l’ancien locataire de Carthage pour son propre compte et celui de ses proches.
Les documents, scrupuleusement annotés par Ben Ali, qui concernent principalement des affaires foncières au nom de ses filles Dorsaf et Halima, de son épouse Leïla et de son fils Mohamed, surnommé Nounou, mettent au jour le trafic d’influence et les détournements auxquels se livrait le raïs déchu. Ben Ali comptait, par exemple, acquérir pour 1 000 dinars – alors que le mètre carré dans cette zone est de 3 000 dinars – l’ensemble du terrain inestimable du cimetière de Sidi Bou Saïd qui surplombe la baie de Tunis après l’avoir fait déclasser par la municipalité.
Au lendemain de la chute de la dictature, des partis comme le Congrès pour la République (CPR) et Ennahdha s’étaient emparés du sujet, pratiquant, à coups d’accusations tonitruantes et souvent infondées, une surenchère autour de la question. Persuadés qu’on allait en finir avec les pratiques douteuses et les malversations, les Tunisiens leur avaient accordé leur confiance aux élections pour la Constituante d’octobre 2011. Las ! Une fois au pouvoir, ces partis n’obtiendront pas de résultats concrets en matière de bonne gouvernance et de transparence, au mieux à cause d’un problème de méthode, au pire par négligence ou manque de fermeté. C’est là, sans doute, l’un des plus gros échecs de la révolution.
Cinq ans après la révolution, la corruption s’est généralisée
Cinq ans après la chute de Ben Ali, la corruption continue ainsi de faire rage et semble même s’être généralisée, comme si l’instabilité sociopolitique de la transition démocratique l’avait nourrie. À preuve, dans l’indice de perception de la corruption 2015 de Transparency International, la Tunisie est classée 76e sur 168 pays, soit un recul de 17 places par rapport à 2010.
« La Tunisie a déclaré la guerre au terrorisme. Elle devrait en faire autant avec la corruption. L’un et l’autre sont liés au commerce informel – plus de 50 % de notre PIB – et obèrent l’économie du pays. Nous risquons à ce rythme de dériver vers un État mafieux », prévient Chawki Tabib. Pourtant, dès novembre 2011, le décret-loi no 2011-120, qui définissait les différentes formes de prévarication – détournement de fonds publics, mauvaise gestion, gaspillage, abus d’autorité ou de confiance, enrichissement illicite, dilapidation des fonds des personnes morales, blanchiment d’argent – avait donné à l’Instance de lutte contre la corruption toute latitude pour enquêter et transmettre les dossiers instruits au parquet.
Chawki Tabib, demande aujourd’hui une rallonge de 6,5 millions de dinars
L’Instance devait en outre prendre sa part dans la lutte pour l’assainissement en proposant et en exécutant des politiques idoines à travers des mesures préventives et en interagissant avec les parties et services concernés. Mais ces bonnes intentions n’ont pas été suivies d’effet. Depuis 2014, Samir Annabi, juriste et ex-président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, n’a traité que 400 dossiers et n’a pu agir de manière efficace en raison d’un budget insuffisant : 312 000 dinars (environ 141 000 euros), dont 216 000 étaient affectés… au loyer annuel. Annabi dénonce aujourd’hui « l’Administration, qui nous a mis des bâtons dans les roues, car c’est là que réside le cœur de la corruption, notamment en matière de marchés publics et autres ».
Son successeur, Chawki Tabib, demande aujourd’hui une rallonge de 6,5 millions de dinars – approuvée par le chef du gouvernement et que le ministère des Finances devrait débloquer – afin de boucler son programme, dont l’ouverture de quatre bureaux régionaux. L’Instance bénéficiera aussi en 2017 d’une aide internationale, dont celle du Pnud, du Conseil de l’Europe, des Britanniques. La Corée du Sud, elle, a déjà accordé, via la Koica, son agence de coopération, un don de 800 000 dollars (environ 712 000 euros) pour la décentralisation de l’Instance et la mise en place d’une plateforme électronique d’une valeur de 5 millions de dollars.
Sur les 9 000 affaires dont a hérité Tabib, 2 500 ont été traitées, mais les procédures judiciaires traînent en longueur. Et pour cause : il n’y a que sept juges d’instruction et sept substituts pour instruire toutes les affaires dans lesquelles a trempé le clan présidentiel. Résultat : seuls 60 dossiers ont été clos depuis 2011 par le pôle financier.
Des lois et des institutions pour lutter contre ce fléau
Sur un plan pratique, l’Instance compte désormais se charger, par souci d’efficacité, des dossiers de 2011 à 2016, et transférer les autres à l’Instance Vérité et Dignité (IVD), qui fait partie du circuit de la justice transitionnelle. Côté institutionnel encore, le ministère de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, créé en janvier, travaille à la mise en place d’un arsenal juridique, dont une série de lois sur la déclaration des biens, sur la protection des témoins et des informateurs, sur la confiscation civile – introduisant, une fois établi le caractère usurpatoire des avoirs, un mécanisme de confiscation sans condamnation pénale des personnes -, sur l’enrichissement illicite et les conflits d’intérêt.
Une instance constitutionnelle de la bonne gouvernance, prévue dans la Constitution, devrait également voir le jour. Le cadre légal est établi, mais encore faut-il que le gouvernement, les élus et la société civile s’accordent sur le contenu de ces lois. Les autorités devront aussi veiller à leur communication ; en juin 2015, le projet de loi sur la réconciliation nationale avait été perçu comme une volonté de blanchir les corrompus.
La transparence est l’affaire de tous, à commencer par celle des partis qui ne publient pas leurs comptes, souligne Chawki Tabib
Des institutions et des lois suffiront-elles à endiguer le fléau ? « La transparence est l’affaire de tous, à commencer par celle des partis qui ne publient pas leurs comptes et des dirigeants qui ne font pas leurs déclarations de patrimoine à la Cour des comptes malgré l’obligation légale », souligne Chawki Tabib, lequel déplore l’absence ou l’inefficacité des contrôles, mais assure qu’« on est sur la bonne voie. Il y a un sursaut et une prise de conscience ». De fait, la corruption est ouvertement décriée par les Tunisiens, qui paradoxalement la perçoivent comme un fait de société permettant de débrouiller leurs affaires plus rapidement.
Le billet glissé à un employé des hôpitaux pour accélérer une admission ou à un policier pour éviter une contravention, comme le paquet de cigarettes tendu à un douanier, relèvent de la petite corruption quotidienne, mais les usagers accusent les corps de la douane et de la justice de malversations bien plus importantes. « Dans un différend portant sur la qualité d’un équipement, un expert m’a demandé 5 000 dinars pour statuer en ma faveur », confie un fournisseur d’huileries italien. « J’ai dû soudoyer un fonctionnaire de l’enseignement supérieur pour que ma fille puisse s’inscrire dans une faculté de Tunis », rapporte Habib, un cadre du privé.
La société civile en attente
La société civile, elle, est aux aguets. Al Bawsala, l’Association anticorruption, l’Association tunisienne de lutte contre la corruption, Transparency First, l’Association tunisienne de gouvernance et I Watch Tunisie font partie de celles que le gouvernement consulte pour légiférer. Mais leurs coups de gueule médiatiques ne suffisent pas à déclencher des procédures. I Watch a eu beau dénoncer le népotisme et la corruption qui entachent les concours d’admission à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), ainsi que ses 7 000 emplois fictifs, rien n’y a fait.
La campagne « Winou l-petrol ? » (« où est le pétrole ? ») sur les réseaux sociaux aurait dû susciter l’intérêt des pouvoirs publics, puisqu’elle soulignait un manque à gagner de l’État, lequel n’a pas accès aux compteurs de pompage des sociétés d’exploitation pétrolières et ignore donc les quantités réellement extraites assujetties aux taxes. Mouheb Garoui, du bureau exécutif de l’association, s’insurge contre l’irresponsabilité des entreprises – les compagnies pétrolières opérant dans le Sud exploitent leurs puits sans que les régions ne bénéficient de retours fiscaux – et dénonce le manque de transparence du secteur public, qui permet des trafics juteux.
Samir Annabi soutient qu’« un ministère de la Gouvernance n’y changera rien » et que de simples outils ne suffiront pas pour venir à bout d’une culture du bakchich et d’un système clientéliste solidement ancrés dans les mentalités, chaque Tunisien pouvant, selon les circonstances, se trouver tantôt dans la position du corrupteur, tantôt dans celle du corrompu.
MAGISTRATS RIPOUX
Dès la chute de Ben Ali, une chasse aux sorcières avait ciblé certains magistrats soupçonnés de corruption, comme les juges Sami Hafiane, Lotfi Daoues et Mahrez Hammami, figures du régime. Un an plus tard, Noureddine Bhiri, alors ministre de la Justice, annonçait que 230 dossiers de subornation avaient été instruits contre des juges, dont 21 avaient été révoqués pour « avoir obéi à des ordres et trempé dans des malversations, en prononçant des jugements en violation de la loi pour protéger des intérêts personnels ».
Les nombreux recours qui ont blanchi la plupart des accusés en disent long sur le climat délétère dans lequel évoluaient la justice et les 2 500 juges. Ce n’était en effet pas au ministre, représentant de l’exécutif, de prendre des sanctions. Une pesante omerta s’est ensuivie, d’autant que les limogeages sous le gouvernement de la troïka (2012-2013) relevaient davantage de manœuvres politiques et de règlements de comptes que d’une réelle chasse aux ripoux. Il n’empêche, la justice demeure, pour 47 % des Tunisiens, un secteur corrompu agissant en toute impunité. Aujourd’hui, son assainissement semble en cours.
En février, l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire, seul organe compétent en attendant la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature, « a pris des mesures disciplinaires contre 49 juges, dont 5 seront traduits au pénal pour corruption, abus de pouvoir et appartenance politique », selon son président, Khaled Ayari. « La corruption persiste ; elle est à tous les niveaux, depuis les greffiers jusqu’aux experts », précise Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, tandis que le juge Ahmed Souab assure qu’« il existe des juges inféodés à certains partis ou à une idéologie particulière ».