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Tribune sur la crise au Mali et l’action de la CEDEAO

De nombreux africains ont suivi avec beaucoup d’attention la crise survenue au Mali depuis plusieurs mois, où les populations, de façon massive, ont décrié la mauvaise gouvernance caractérisée, la corruption généralisée au sommet de l’Etat et les fraudes électorales manifestes qui ont jalonné les dernières élections législatives. L’opposition politique et la société civile ont exprimé leur ras-le-bol à travers des manifestations largement suivies, qui ont plongé le Mali dans une profonde crise, à laquelle le régime au pouvoir n’a pu apporter les solutions idoines permettant d’y mettre fin.

 

La situation de blocage et l’incapacité des autorités à proposer des mesures fortes, à même de susciter une large adhésion des populations, a conduit l’armée malienne à précipiter la fin du régime du président Ibrahim Boubacar KEÏTA. Ce coup de force de l’armée a été largement condamné. Au premier rang des réactions, celles de la CEDEAO et de l’Union africaine qui ont condamné ce coup d’état militaire, et appelé à la libération du président de la république et sa réinstallation au pouvoir.

Outre la condamnation, certains observateurs ont déploré que des manifestations répétées d’une frange de la population (400 000 à 500 000 personnes) puissent justifier un coup de force mettant fin à un pouvoir constitutionnel. Ils soulignent que dans un Etat de droit, les crises politiques doivent être résolues par des mécanismes démocratiques. Nonobstant la pertinence de ces réactions, il parait utile de relever un certain nombre de problématiques, à la lumière de la crise malienne. Les manifestations organisées par les mouvements de l’opposition et de la société civile, contre le régime et contre la gouvernance et le système en place, ont rassemblé largement la population malienne sortie massivement à l’appel de ces organisations. Ces manifestations devraient indiquer suffisamment la gravité de la crise, que le président malien Ibrahim KEÏTA n’a semble-t-il pas vraiment perçu. Les manifestations étaient-elles le reflet d’un profond mécontentement de la majorité de la population ou celui d’une minorité ?

De l’utilité des sondages en démocratie

Il est difficile de le savoir, en l’absence d’instruments appropriés, tels les sondages, permettant de savoir la perception ou le sentiment de la population sur un certain nombre d’actions ou de sujets, comme c’est généralement le cas dans les démocraties occidentales. Il convient, à cet égard, de souligner l’intérêt de tels instruments dans une démocratie, car ils permettent d’appréhender l’étendue ou la profondeur du sentiment des populations sur certains sujets d’importance, et ils peuvent servir de baromètre pour le pouvoir en place en vue d’ajuster sa politique. Dans un Etat de droit, les élections constituent un mécanisme démocratique permettant au peuple de confirmer ou de retirer sa confiance aux autorités exerçant le pouvoir d’Etat.

Dans la crise malienne, les dernières élections législatives auraient pu opérer comme un mécanisme permettant d’éviter que le pays ne sombre dans une situation de blocage. Malheureusement, les fraudes et les manipulations qui ont entaché ces élections, avec le soutien de la cour constitutionnelle, n’ont pas permis qu’elles puissent opérer comme un mécanisme de sortie de crise. S’il n’y avait pas eu ces fraudes, le parti au pouvoir se serait retrouvé minoritaire au parlement, et l’opposition aurait alors été en mesure de former un gouvernement, ce qui aurait facilité la sortie de crise.

Dès lors que les fraudes ou divers obstacles empêchent les mécanismes démocratiques de jouer pleinement leur rôle de résolution de potentielles crises, il ne faut pas être surpris que certains acteurs aient recours à des moyens non démocratiques pour régler des crises politiques. C’est le cas au Mali aujourd’hui, et ça pourrait l’être aussi en Guinée et en Côte d’Ivoire, où des crises politiques sont également observées, et où des élections sont prévues dans quelques semaines. Le principe de la condamnation par la CEDEAO du coup d’état opéré par les militaires est compréhensible. Mais alors, elle devrait condamner tous les coups d’état, y compris les coups d’état dits constitutionnels, dans lesquels les gouvernants transgressent les dispositions de la constitution pour se maintenir au pouvoir. En ne condamnant pas les dirigeants qui se livrent à de telles pratiques, la CEDEAO se trouve à exiger des autres acteurs et des peuples qu’ils respectent les constitutions et évitent de poser des actes anticonstitutionnels, et à observer un mutisme et un laxisme à l’égard des Chefs d’Etats, lorsque ceux-ci violent la constitution et posent des actes anticonstitutionnels.

L’exigence de la CEDEAO de respect de l’ordre constitutionnel devrait s’étendre au respect par les Chefs d’Etats des constitutions de leurs pays

L’exigence de la CEDEAO de respect de l’ordre constitutionnel devrait s’étendre au respect par les Chefs d’Etats des constitutions de leurs pays. Il faudrait permettre aux citoyens des Etats de la CEDEAO de pouvoir déférer devant une instance juridictionnelle forte (et non devant la Commission) des cas de violation de constitution par des Chefs d’Etat, notamment lorsqu’ils se livrent à un coup d’état constitutionnel pour se maintenir au pouvoir. Les décisions de cette instance devraient alors être appliquées par les pays concernés, au risque que leurs dirigeants subissent des sanctions de l’organisation, identiques à celles infligées dans les cas de coup d’Etat militaire.

Par ailleurs, l’obstination de la CEDEAO à faire rétablir Ibrahim KEÏTA dans ses fonctions de chef de l’Etat interpelle de nombreux africains. Le Mali vit cette crise depuis plusieurs mois, avec des conséquences diverses au nombre desquelles de nombreuses pertes en vie humaine. Et les multiples médiations de la CEDEAO, menées aux plus hauts niveaux, n’ont pu permettre de régler cette crise. Le président Ibrahim KEÏTA n’a pas pris la pleine mesure de la crise. Il s’est contenté de proposer un nouveau gouvernement, avec des postes pour l’opposition et la société civile, synonyme de continuité du système actuel alors que celles-ci, largement soutenues par les populations, appelaient à un profond changement du système et de la gouvernance.

La CEDEAO n’a pas pu imposer au président Ibrahim KEÏTA la proposition du poste de premier ministre à l’opposition et la société civile, en vue de la formation d’un gouvernement d’union nationale autour d’une feuille de route bien définie. Une telle proposition aurait permis de régler la crise et de maintenir Ibrahim KEÏTA dans ses fonctions de Chef de l’Etat et de préserver l’ordre constitutionnel. En fermant cette porte qui devait ouvrir la voie à la résolution de la crise, le président Ibrahim KEÏTA et la CEDEAO ont, d’une certaine manière, conduit de nombreux acteurs à considérer qu’il n’y avait pas d’autre issue à la crise, que de faire sauter le verrou principal, en la personne du président Ibrahim KEÏTA. L’action des militaires maliens a certes rompu l’ordre constitutionnel établi, et apparaît comme un coup d’état. Elle apparaît cependant, au vu des militaires et au niveau de la nation, comme une action qui est de nature à ouvrir la voie à une sortie de cette crise, que la CEDEAO n’a pu aider à résoudre. La CEDEAO se trouvait face à deux choix. Soit, elle s’obstinait à exiger le rétablissement de l’ordre constitutionnel et du président Ibrahim KEÏTA dans ses fonctions et laissait perdurer la crise au risque de conduire au chaos (ce qui ne paraît pas être la bonne option). Soit, elle privilégiait une sortie de crise, avec un consentement des différents acteurs à remettre sur la table le système institutionnel et la gouvernance en vue d’une profonde révision. La CEDEAO s’est arc-boutée sur le respect de l’ordre constitutionnel, et n’a pas prêté d’attention suffisante, tout comme le président Ibrahim KEÏTA, à la forte volonté des populations d’opérer un profond changement du système institutionnel et de la gouvernance.

Le consensus de 1999 de l’Union africaine a banni les coups d’état et confiné les militaires dans les casernes, laissant aux civils la gestion politique et la gouvernance de la nation. Mais, ce consensus ne comporte pas de clause permettant aux gouvernants civils d’utiliser les forces militaires comme moyen de répression des populations souveraines, qui font valoir leur droit et leur liberté de manifester. Dès lors que des gouvernants font la preuve de leur incapacité à sortir leurs pays de crises dans lesquelles leur gouvernance les ont conduit, et qu’ils font usage des forces armées pour tirer sur les populations qu’elles sont censées protéger, alors la ligne rouge du consensus de 1999 est franchie. La volonté de certains dirigeants de régler des crises politiques par le recours à la force les conduit à sortir les militaires de leurs casernes pour les amener dans le champ politique. Il est alors difficile de condamner leur irruption dans la vie politique, lorsqu’ils interviennent dans la résolution de certaines crises.

La notion de sanction collective appliquée par la CEDEAO n’a pas vraiment de sens. Qu’est ce qui fonde la fermeture des frontières et la suspension des échanges décidée par la CEDEAO ? L’ouverture des frontières de chaque pays et de ses échanges avec les autres pays membres ne dérive pas de son adhésion à l’organisation. La fermeture des frontières et la suspension des échanges comme une sanction pour violation de dispositions de l’organisation n’a pas véritablement de fondement. Les effets que l’appartenance à la CEDEAO produit pour chacun des pays, ce sont principalement la libre circulation des personnes et celle des biens et services, qui se manifestent par la non-exigence de visas entre les pays membres et une franchise des droits de douane au niveau des échanges de biens.

On ne peut pas sanctionner des peuples souverains pour des actes commis par un groupe de personnes.

La CEDEAO peut suspendre la participation d’un pays aux réunions de l’organisation, et elle peut prendre des sanctions à l’encontre des auteurs de coup d’état. Elle peut également suspendre le bénéfice des effets attachés à l’appartenance à l’organisation. Mais, elle devrait dissocier les sanctions aux dirigeants auteurs de coup de force, et ce qui s’apparente à une sanction collective, dont les populations sont les principales victimes. On ne peut pas sanctionner des peuples souverains pour des actes commis par un groupe de personnes. Des réformes s’avèrent nécessaires au niveau de la CEDEAO et de l’Union africaine, pour insérer dans les dispositifs gouvernant ces organisations, une place importante à l’expression de la souveraineté des peuples, qui ne doit pas se limiter uniquement à la désignation des dirigeants. Des réformes identiques devraient être opérées dans chacun des Etats membres, pour consacrer et donner aux peuples l’exercice de leur pouvoir souverain, accaparé aujourd’hui par les Chefs d’Etats.

Cela s’inscrit en droite ligne des appels de plus en plus nombreux, pour l’avènement d’une CEDEAO et d’une Union africaine des peuples plutôt que des Etats (ou du moins des Chefs d’Etats). Des réformes devraient également consacrer l’obligation des Chefs d’Etats de respecter scrupuleusement les constitutions de leurs pays, au risque de subir des sanctions. Il faudrait aussi consacrer dans les dispositions de la CEDEAO et de l’Union africaine, l’interdiction des gouvernants d’utiliser l’armée pour réprimer et tuer les populations, notamment lors de manifestations pacifiques. La crise malienne met en lumière quelques problématiques, qu’il paraissait nécessaire de souligner. Celles-ci apparaissent au nombre des préoccupations des populations africaines, et sont à l’origine de crises observées dans certains pays. Au-delà de tout, c’est le concept même de démocratie et le contenu des systèmes démocratiques dans les Etats africains, qu’il faudrait interroger et revoir de façon profonde.

Financial Afrik

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