Les élections législatives du 30 juillet 2017 devaient-elles être le premier étage de la fusée Khalifa Sall vers la présidence de la République ? Beaucoup le pensent et expliquent sa détention depuis février 2017 à la prison de Rebeuss même si officiellement les autorités judiciaires l’imputent à des indélicatesses commises avec la caisse d’avance par l’édile de Dakar. En tout cas, alors que l’opposition sénégalaise semblait sans véritable leader, les regards se sont tournés vers Khalifa Sall.
Il faut dire que, défait à la présidentielle de 2012, Abdoulaye Wade a choisi de séjourner en France, à Versailles plus exactement. De son côté, Karim Wade, fils d’Abdoulaye Wade, ancien « ministre du ciel et de la terre », a été condamné en mars 2015 par la Cour de répression de l’enrichissement illicite, au terme d’un procès retentissant, à six ans de prison ferme, à une amende de 138 milliards de francs CFA (210 millions d’euros), le tout assorti d’une peine d’inéligibilité qui laisse planer une forte hypothèque sur son éventuelle candidature à la prochaine présidentielle. Pour ce qui est des autres figures de l’opposition, elles ont soit fait le choix de lier leur destin à celui de l’actuel président (Moustapha Niasse a été élu au perchoir de l’Assemblée nationale, Ousmane Tanor Dieng a été nommé président du Haut Conseil des Collectivités territoriales), soit vu leur étoile pâlir (c’est le cas d’Idriss Seck, l’ancien-Premier ministre et président de Rewmi). Quant aux autres personnalités, ce n’est pas leur faire injure que de dire que leur envergure est moindre. C’est le cas d’Abdoulaye Baldé, le maire de Zinguinchor, de Cheikh Bamba Dièye, l’ex-maire de Saint-Louis, ou encore de Malick Gakou, le leader du Grand Parti.
Une voie qui semblait dégagée
Du coup, pour Khalifa Sall, éphémère mais sûr allié de Macky Sall en 2012 – il était l’une des figures de Benno Bokk Yakaar, le front anti-Wade, qui s’est rallié comme un seul homme au deuxième tour derrière la candidature de Macky Sall –, la voie semblait dégagée pour lui permettre de s’imposer comme le leader naturel de l’opposition. Il en a pourtant fallu du temps. Pour Khalifa Sall, ce ne fut pas une ascension éclair, ni même une évidence, mais plutôt une lente montée en puissance. Il y a d’abord eu l’élection – brillante – à la mairie de Dakar face à Karim Wade en 2009. Un promontoire idéal, parfait pour prendre la lumière, car la capitale, avec près de 3,6 millions d’habitants, concentre pratiquement un quart de la population sénégalaise (15,5 millions d’habitants). Puis, il y a eu sa réélection, éclatante, en 2014. Khalifa Sall, à cette occasion, s’était emparé de quinze communes sur les dix-neuf que compte la capitale sénégalaise et avait écrasé à Grand Yoff Mimi Touré, l’ex-Première ministre de Macky Sall. Une défaite difficile à digérer pour le président et qui coûtera son poste à la « dame de fer ». Puis, il y a eu cette annonce en décembre 2016. À rebours de la stratégie du PS, Khalifa Sall, en tournée dans le nord du pays, avait déclaré qu’il conduirait, dans le département de Dakar, une liste autonome en vue des législatives, parachevant ainsi un long processus d’émancipation politique.
Premier obstacle : ses démêlés avec la justice
Mais à mesure que l’horizon politique de Khalifa Sall semblait se dégager, le ciel judiciaire, lui, s’est obscurci. Sa tête commence à dépasser. Un peu trop, au goût de certains. C’est le début de ses ennuis avec la justice. En juillet 2015, un audit est lancé par l’Inspection générale d’État (IGE). Objectif : évaluer la gestion administrative et financière de la capitale. En mai 2016, une première version du rapport de l’Inspection est transmise au préfet et au maire. Une « anomalie », qui sera à l’origine de « l’affaire Khalifa Sall », y est notamment relevée. La gestion de la « caisse d’avance », dédiée à diverses dépenses urgentes (aide aux populations nécessiteuses, financement de cérémonies, travaux d’urgence, organisation de réceptions municipales, etc.), serait entachée d’irrégularités manifestes. En guise de justification à l’appui de ces décaissements mensuels en liquide de l’ordre de 30 millions de F CFA, la mairie de Dakar fournit a posteriori des factures fictives correspondant à des livraisons de riz ou de mil qui n’auraient jamais eu lieu. Pourtant, la mairie de Dakar considère cette ligne budgétaire, qui existe de longue date, comme des « fonds politiques » dont l’usage serait par nature discrétionnaire. Mais pour l’IGE, aucune collectivité locale n’est censée « disposer de fonds spéciaux, qu’ils soient qualifiés de secrets ou de politiques ». Au total, les « détournements de fonds publics » suspectés atteignent la bagatelle de 2,7 millions d’euros.
Fin décembre 2016, la version définitive du rapport de l’IGE est adressée au président Macky Sall. En janvier, ce dernier la transmet au procureur de Dakar. Dès le 7 février, une enquête préliminaire est ouverte. Un délai record pour ce genre d’affaire. Le 7 mars, Khalifa Sall et cinq de ses collaborateurs sont inculpés, notamment pour « détournement de deniers publics » et « association de malfaiteurs ». Placés sous mandat de dépôt par le doyen des juges d’instruction, ils sont incarcérés à la prison de Rebeuss. Les partisans du maire de Dakar dénoncent alors une « tentative du pouvoir » d’entraver la campagne de l’opposant ou encore une « instrumentalisation de la Justice à des fins politiques ». Le maire de Dakar enregistre alors le soutien de nombre de ses homologues sur le continent (Bamako, Kinshasa…) et à l’international (Paris, Montréal…). Il bénéficie également de la sollicitude de dignitaires religieux : celle du nouveau khalife général des Tidjanes, de responsables de la confrérie layène, de l’archevêque de Dakar, etc. Seule ombre au tableau : le mutisme observé jusqu’à présent, à son endroit, par la puissante confrérie mouride.
Pénalisé par son incarcération et bien décidé à ne pas se faire oublier, Khalifa Sall prend alors l’initiative de rendre public, mi-juillet, une lettre – prosaïquement intitulée « Khalifa Sall vous écrit » – rédigée depuis sa cellule. Il s’agit en fait d’un brûlot contre le bilan « catastrophique » du président Macky Sall dans lequel est également égrenée une série de mesures destinées, assure son auteur, à redresser le pays. Le 20 juillet, la Cour suprême rejette son ultime demande de mise en liberté provisoire. Les derniers espoirs de ses partisans sont déçus. Khalifa Sall est condamné à mener toute la campagne des législatives depuis la prison. Un fait sans précédent dans le pays de la Téranga et qui n’est pas sans soulever des difficultés pratiques. De l’organisation des meetings à la mobilisation, en passant par la médiatisation de la campagne, tout est rendu plus compliqué pour la tête de liste de Mankoo Taxawu Senegaal et de ses partisans.
Deuxième obstacle : les dissensions au sein du Parti socialiste
Mais pour Khalifa Sall, les tracasseries ne sont pas seulement d’ordre judiciaire ou pratique. Elles sont également politiques. À commencer par celles nées dans sa propre famille. Car le Parti socialiste ne soutient pas – c’est peu de le dire… – le maire de Dakar. Sous l’impulsion de son inamovible secrétaire général, Ousmane Tanor Dieng, cette formation politique a décidé de se maintenir au sein de la coalition de la majorité présidentielle, Benno Bokk Yaakar, et donc de rester dans la roue du président Macky Sall. Khalifa Sall est donc considéré comme un frondeur au sein du PS, l’un des rares partis au Sénégal à bénéficier d’une implantation réellement nationale. Il ne peut, par conséquent, compter sur cette machine électorale, bien rodée, même si les années fastes sous l’ère Abdou Diouf ne sont plus désormais qu’un lointain souvenir. Du coup, Khalifa Sall s’est reposé sur la jeune garde socialiste au premier rang de laquelle figurent notamment les trublions Barthélémy Dias et Bamba Fall, respectivement maire de Mermoz-Sacré Cœur et de la Medina, deux quartiers de Dakar.
Si les relations de Khalifa Sall sont compliquées avec Tanor Dieng, elles le sont également avec l’avocate Aïssata Tall Sall, l’éloquente maire de Podor, longtemps considérée comme une potentielle rivale du maire de Dakar dans la succession à la tête du PS. « La lionne du Fouta », comme on la surnomme, est, elle aussi aujourd’hui, en rupture de ban avec la direction de son parti. Elle incarne d’ailleurs une sensibilité proche de celle du maire de Dakar. À l’occasion de ces élections législatives, elle mène sa propre liste (« Ose l’avenir ») et a déjà fait acte de candidature en vue de la présidentielle de 2019. « Cette situation est loin d’être idéale pour Khalifa Sall car il doit mener un double combat : contre le parti au pouvoir et contre sa propre famille politique », explique un professeur en sciences politique de l’université Cheick Anta Diop. En réalité, sur le plan politique, il y a non pas deux, mais trois fronts sur lesquels le maire de Dakar est contraint de se battre…
Troisième obstacle : les divisions au sein de l’opposition
En ce mois d’avril 2017, malgré les difficultés judicaires, l’humeur est à l’optimisme dans le camp du maire de Dakar. En effet, la perspective de constituer un front uni de l’opposition semble bien réelle. En mai dernier, leur rêve est exaucé. Mankoo Taxawu Sénégal, réunissant les troupes de Khalifa Sall et celles d’Abdoulaye Wade, mais aussi celles d’Idrisssa Seck, de Cheikh Bamba Dièye, d’Abdoulaye Baldé, etc., voit le jour pour faire contrepoids à Benno Bokk Yakaar, la coalition du pouvoir. Mais l’idylle sera de courte durée. Quelques semaines plus tard, à la veille de la date limite du dépôt des listes de candidats, la coalition implose en trois blocs sur fond de dissensions dans la répartition des sièges pour les candidatures et du choix des têtes de liste. Désormais, Khalifa Sall doit non seulement faire face à la coalition au pouvoir, qui compte le PS dans ses rangs, mais également aux listes de ses éphémères alliés au sein de l’opposition. Une situation loin d’être idéale pour aborder ces législatives.
Le principal adversaire de Khalifa Sall ? Peut-être Khalifa Sall lui-même…
Mais pour beaucoup d’observateurs au Sénégal, le principal adversaire de Khalifa Sall serait Khalifa Sall lui-même. Selon ses contempteurs, le maire de Dakar n’aurait, tout d’abord, qu’une envergure locale, qui se bornerait à la capitale et à sa région. Mais s’il y avait un doute à ce sujet, ces derniers mois ont sans doute permis de le lever. « Cette affaire a fait de lui un martyr », déplore, en privé, un ministre de Macky Sall. Il est fort à parier en effet que, depuis son incarcération, le capital « sympathie » du maire de Dakar n’a fait que s’accroître et qu’il a encore gagné en envergure. Deuxième argument souvent avancé par les adversaires du maire de Dakar : ce dernier n’aurait pas l’envie nécessaire et suffisante, cette soif irrépressible et inextinguible de pouvoir qui forge les grands destins. Il est vrai que Khalifa Sall n’a jamais claironné haut et fort ses ambitions présidentielles. Il est vrai, également, qu’il a fait preuve, jusqu’à présent, à l’égard de sa famille politique, de pusillanimité. « De sens de l’équilibre et de finesse stratégique », corrige aussitôt l’un de ses lieutenants.
Enfin, troisième argument entendu çà et là : le maire de Dakar n’aurait pas le caractère pour s’imposer à ce niveau. « Il n’a pas la gnaque », disait de lui un conseiller du président. Aïssata Tall Sall, avec qui il a constitué un bref ticket, s’est souvent plainte du « caractère indécis » et du « manque d’audace » du maire de Dakar. Un sentiment, à l’époque, assez largement partagé. Conséquence : longtemps, les Sénégalais se sont interrogés sur les ambitions de Khalifa Sall. « Veut-il y aller ou pas ? » Sous-entendu, « souhaite-t-il ou non devenir président ? » « S’il voulait vraiment y aller, pourquoi ne se déclare-t-il pas ? Et pourquoi ne renverse-t-il pas la table au Parti socialiste ? », etc. « Khalifa Sall, c’est la force tranquille », répond l’un de ses fidèles. « Un volcan mais un volcan sous-marin. Il peut entrer en éruption, mais cela ne se voit pas forcément », poursuit-il. « Il pousse ses pions avec prudence mais assurance, tel un joueur d’échecs expérimenté », précise un autre de ses intimes. Certes, Khalifa Sall n’a pas le sens de la théâtralité ni de la formule d’un Abdoulaye Wade. Mais ne disait-on pas non plus en 2011 de Macky Sall qu’il manquait de charisme, qu’il était trop « lisse » ? « Khalifa Sall est un bon élève, sérieux, pas stakhanoviste mais bûcheur. Surtout, il est reconnu pour sa probité », fait observer un politologue sénégalais. Raison pour laquelle l’annonce de sa mise en examen a été accueillie avec circonspection dans le pays.
Mais Khalifa Sall, s’il apparaît comme un homme neuf, est pourtant loin d’être un novice en politique. Né en 1956 à Louga, une ville située dans le nord-ouest du Sénégal, le jeune Khalifa Ababacar Sall grandit à Dakar dans le quartier populaire de Grand Yoff. Quelques années plus tard, il sort diplômé de l’université en histoire et en droit constitutionnel. Il embrasse alors, très tôt, la carrière politique. Élu plus jeune député à l’Assemblée nationale en 1983 après avoir été désigné secrétaire national des Jeunesses socialistes, un poste hautement stratégique, Khalifa Sall occupe de 1984 à 2001 les fonctions de premier adjoint au maire de Dakar, à l’époque Mamadou Diop. De 1996 à 2002, il devient le premier maire de la nouvelle commune d’arrondissement de Grand Yoff. En sus de ses mandats locaux, Khalifa Sall sera nommé ministre à deux reprises sous la présidence d’Abdou Diouf : aux relations avec les Assemblées en 1993, puis au Commerce et à l’Artisanat en 1998. En 2009, il remporte haut la main la mairie de Dakar, au nez et à la barbe de Karim Wade. Le patron du vieil hôtel de ville qui domine le port de Dakar, c’est lui désormais. On connait la suite… « Son visage juvénile et sa silhouette athlétique font oublier qu’il est de cinq ans plus âgé que le président Macky Sall », fait observer, non sans malice, l’un de ses collaborateurs.
Pour Khalifa Sall, préparer l’avenir
Au fond, que peut espérer de ces législatives l’opposant Khalifa Sall, contraint de faire campagne en prison ? L’homme est lucide. Il sait pertinemment que remporter ce scrutin et obtenir la majorité à l’Assemblée nationale sera chose difficile, pour ne pas dire impossible au regard des 45 listes en lice, d’une opposition atomisée et d’une coalition au pouvoir donnée favorite.
En réalité, il vise principalement deux buts. Le premier, s’imposer comme le leader incontesté de l’opposition en vue de la présidentielle de 2019. Autrement dit, faire un meilleur score que son rival le plus dangereux, Abdoulaye Wade, qui, dit-on, ferait campagne par procuration pour son fils Karim afin de le positionner en vue de cette échéance. Celui des deux qui arrivera devant l’autre (Khalifa ou Karim) bénéficiera d’un avantage certain. Ces législatives, en quelque sorte, sont aussi une primaire de l’opposition. Le second objectif pour Khalifa Sall, c’est de rafler la mise à Dakar, son fief, et damner le pion à l’APR, le parti de Macky Sall, et ses alliés au sein de Benno Bokk Yakaar, comme il l’a fait lors des municipales de 2014. Sept sièges de député sont attribués au département sur les 165 à pourvoir au total. Khalifa Sall veut en engranger un maximum car, il en a conscience, s’imposer ailleurs dans le reste du pays semble hors d’atteinte. Le premier édile de la ville de Dakar ne peut en effet compter ni sur la base partisane ni sur le maillage du PS, mis à disposition de la coalition au pouvoir par Tanor Dieng. Il ne dispose pas non plus des moyens financiers conséquents avec lesquels le pouvoir fait campagne. Mais une victoire à Dakar serait un symbole fort. Un premier pas, espère-t-il, vers la victoire en 2019…
Un destin entre les mains de la justice
… Si tant est qu’il puisse s’y présenter. En effet, Khalifa Sall, à qui l’on promettait – un peu vite, peut-être – un destin présidentiel, se trouve, en puissance, dans la même situation que Karim Wade, dont la peine d’inéligibilité pourrait tout bonnement le priver de candidature en 2019. Si le maire de Dakar était condamné, sa peine serait sans doute assortie d’une suspension de ses droits civiques et politiques qui lui interdirait d’être candidat à l’occasion de la prochaine présidentielle. « Un scénario probable au vu de l’attitude de la justice sénégalaise, qui a fait preuve d’une singulière célérité et d’une rare sévérité dans ce dossier », observe un avocat dakarois. En ce cas, il est fort à parier que Macky Sall puisse remporter, faute de combattants, et les législatives en 2017 et la présidentielle de 2019. À moins que les Sénégalais, qui ne tolèrent guère qu’on leur force la main, n’en décident autrement…
Source: lepoint