Les guerriers de Samori Touré résistèrent aux soldats français. Une confrontation brutale et sanglante. Samori Touré, celui que l’on surnomme parfois «le Napoléon africain», ou «l’Alexandre du Soudan français» (région qui correspondait au Mali, à ne pas confondre avec l’actuelle République du Soudan, en Afrique du Nord) reste l’un des héros de la résistance à la colonisation européenne, célébré aujourd’hui encore dans toute l’Afrique de l’Ouest.
En 1984, le musicien ivoirien Alpha Blondy lui a même rendu hommage avec sa chanson Bory, bory Samori dont les paroles en dioula signifient : «Fuis, fuis Samori, les Blancs arrivent, ils se sont jurés de te tuer.» Seize ans durant, effectivement, Samori a réussi à tenir les envahisseurs de son empire en échec.
Rien, pourtant, ne destinait ce fils de tisserand à devenir un chef de guerre. Né en 1833 dans un village situé au sud-est de l’actuelle Guinée, il passe sa jeunesse à sillonner la région pour vendre les cotonnades de son père. Des récits, dans lesquels il est difficile de faire la part de la réalité et des exagérations, racontent que sa vie bascule le jour où sa mère est raflée au cours d’un raid pour être conduite en captivité, à Madina, à la cour du roi Bourlaye Cissé. Samori, alors âgé de 20 ans, part se constituer prisonnier en échange de la libération de sa mère. Enrôlé dans l’armée royale, il est initié au Coran et à l’art de la guerre. Quand il rentre auprès des siens en 1860, il est devenu un combattant aguerri. Il se lance alors dans des opérations de razzia aux côtés de chefs de clans locaux, mais ses exploits et son charisme le portent rapidement à la tête de sa propre armée. Vingt ans de batailles, de conquêtes, lui permettent de se tailler un royaume, le Wassoulou, qui s’étend depuis le nord de la Côte d’Ivoire jusqu’aux abords de Bamako (actuel Mali). Il en est à la fois le «faama», le chef militaire, et l’«almami», le chef spirituel.
En 1881, lorsque les Français, lancés dans la course que se livrent les puissances européennes pour la conquête du continent africain, proposent à Samori Touré de placer son royaume sous leur protectorat, l’almami refuse catégoriquement.
Ce rejet va mettre le feu aux poudres. Gustave Borgnis-Desbordes, le commandant des troupes coloniales à Kayes (Mali), estime que «l’honneur de la France est en cause et a été bafoué». La première confrontation militaire a lieu à Samaya, le 26 février 1882. L’almami de Wassoulou ignore tout des forces de son adversaire. Comme à son habitude, il aborde ses ennemis de front, mais face au feu nourri des fusils et des canons, les rangs des combattants sont fauchés. Samori réagit en changeant de tactique et transforme le front en petites colonnes mobiles qui évoluent avec agilité à travers la savane pour prendre les troupes françaises à revers. Assaillis de partout, les soldats sont contraints de se replier. Les pertes sont lourdes au sein de l’armée samorienne, mais le retentissement de cette victoire sur les Blancs, les Toubabs comme on les appelle dans la région, est énorme. La renommée de Samori Touré est alors telle que même la cité de Bamako envisage de se placer sous sa protection. Or Bamako est d’une haute importance stratégique : elle permet de contrôler le fleuve Niger, la voie d’accès vers Tombouctou, enjeu principal des ambitions françaises.
Face aux guerriers du Wassoulou, les Français doivent se replier
Face au danger, le commandant Borgnis-Desbordes occupe la ville le 1er février 1883. Un mois plus tard, le 2 avril, l’armée de Kémé Bréma, le frère de Samori Touré, vient provoquer les troupes coloniales. Une nouvelle fois mis en déroute par les manœuvres de harcèlement des combattants du Wassoulou, les militaires français se replient à l’issue de la bataille de Woyo-Wayankö.
Malgré quelques escarmouches, les années suivantes laissent du répit à l’almami. Les Français sont aux prises avec la puissante armée toucouleur de l’empereur Ahmadu dans la région de Ségou, sur le fleuve Niger, et doivent faire face à la rébellion de Mamadou Lamine Dramé qui s’est emparé du fort de Bakel au Sénégal. Ne disposant pas de moyens suffisants pour se battre sur tous les fronts, ils décident de négocier. Un premier traité est signé entre les autorités coloniales et Samori Touré le 28 mars 1886 à Kéniéba-Koura, qui fait du fleuve Niger la frontière entre les possessions françaises et l’empire wassoulou.
Mais, un an plus tard, coup de théâtre : le 23 mars 1887, Samori signe le traité de Bissandougou dans lequel il accepte de se placer «lui, ses héritiers et ses Etats présents et à venir sous le protectorat de la France» !
Comment expliquer ce revirement de la part de celui qui en 1882 réagissait aussi violemment à la première proposition française ? Pour Khalil Ibrahima Fofana, historien guinéen auteur d’une biographie de Samori Touré (L’Almami Samori Touré, empereur. Récit historique, éd. Présence africaine, 1998), il s’agirait d’un malentendu autour de la notion de «protectorat». Habitué à traiter en bonne intelligence avec les Anglais qui maintenaient les chefferies et privilégiaient le commerce, Samori Touré n’avait pas mesuré la volonté française d’établir une domination totale et d’éradiquer les autorités traditionnelles. En signant ce traité, il pensait se garantir une «neutralité bienveillante» de la part de la France. Cela explique qu’un mois plus tard, il reprend le cours de ses conquêtes et attaque la forteresse de Sikasso afin d’étendre ses possessions vers l’est.
Dans sa fuite, l’almami châtie des villages jugés traîtres
A cette époque, l’armée de Samori Touré est forte d’une infanterie de 35 000 hommes, les «sofas», et de 3 000 cavaliers. Elle est équipée de 6 000 fusils modernes. Mais les hautes murailles de la citadelle de Sikasso, épaisses de 6 mètres, ne se laissent pas facilement percer. Le conflit s’enlise. Pendant ce temps, les Français, qui ont pris le contrôle du fleuve Niger, coupent les routes commerciales vers le Sénégal et le Sahel pour asphyxier l’empire. Samori est contraint de lever le siège. Lors de sa retraite, il fait châtier les populations qui ne l’ont pas soutenu. Des villages entiers sont rayés de la carte. Il poursuit sa course vers le fleuve pour attaquer les garnisons françaises. Pour éviter un affrontement sanglant, le commandement décide une nouvelle fois d’entamer des négociations avec Samori. Affaibli par le siège de Sikasso, l’almami n’a pas d’autres choix que d’accepter et de signer, le 21 février 1889, le traité de Niako (du nom du village où a été ratifié l’accord).
Mais, cette fois, ce sont les Français qui violeront l’accord. En effet, dans les mois qui suivent, ils arrachent une victoire importante sur l’empire toucouleur (à cheval sur le Sénégal et l’actuel Mali). L’empereur Ahmadu éliminé, les Français peuvent s’attaquer au dernier obstacle : Samori Touré.
Les bijoux et l’or du royaume sont collectés pour acheter des fusils
Le 10 mars 1891, une expédition militaire part de Nyamina, sur le fleuve Niger, à une soixantaine de kilomètres en amont de Bamako, dans le but d’en finir avec ce souverain récalcitrant. Malgré la supériorité de l’armement français, une fois de plus, la tactique de guérilla et la connaissance du terrain des sofas use le moral des assaillants et l’offensive échoue. Cette série de défaites irrite les autorités françaises qui aimeraient débuter leur politique de mise en valeur du territoire.
A Paris, des crédits supplémentaires sont votés par le parlement afin de grossir les troupes.
En décembre 1891, à grands renforts de canons, le lieutenant-colonel Humbert se lance à l’attaque de Bissandougou, la capitale de l’empire de Samori. Conscient de la détermination des Blancs, l’almami reste néanmoins résolu à défendre chèrement son autonomie et se prépare à l’affrontement. Les bijoux et l’or du royaume sont collectés afin d’acheter des fusils, les ustensiles en cuivre et en laiton sont fondus pour fabriquer des balles, des recrutements sont opérés afin de grossir les rangs de l’armée. Humbert doit faire face à une résistance farouche. Dans une thèse consacrée à Samori Touré, l’historien Yves Person relate le combat désespéré des sofas : «Ses hommes se battaient comme des diables, défendant farouchement chaque pouce de terrain.» Le 12 janvier, les troupes françaises atteignent néanmoins la capitale. Mais l’almami a déjà fait évacuer la cité. Détruisant tout sur son passage pour retarder l’avancée de ses adversaires, il fuit vers l’est.
En novembre 1892, une nouvelle campagne dirigée par le gouverneur colonial Antoine Combes, comprenant cette fois des compagnies de la Légion étrangère, se lance à sa poursuite. En vain. Six ans durant, l’insaisissable Samori poursuit sa route vers le sud-est, soumettant les peuples les uns après les autres, se constituant un nouvel empire, harcelant les troupes coloniales. En fin stratège, durant toutes ces années, il joue sur l’opposition entre Français et Anglais, offrant à l’un le territoire qu’il a promis à l’autre. Mais ses manœuvres finissent par l’opposer aux deux nations.
Humilié, le «Napoléon africain» fut exilé sur une île gabonaise
A bout de force, il décide de cesser la résistance et de se réfugier au Liberia. Sur le chemin de l’exode, le 29 septembre 1898, il est intercepté au petit jour dans son campement de Gelemu (frontière entre la Côte d’Ivoire et le Liberia) par les soldats de la colonne du capitaine Gouraud. Khalil Ibrahima Fofana, qui a recueilli le témoignage des sofas ayant combattu aux côtés de l’almami, rapporte que Samori Touré, réveillé brutalement, a d’abord tenté de fuir, puis, s’arrêtant soudain, il s’est assis et a demandé qu’on le tue immédiatement. «La mort plutôt que la honte», auraient été ses paroles. Ce que les colonisateurs refusèrent de faire.
Humilié, le «Napoléon africain» fut exhibé à travers toutes les contrées sur lesquelles autrefois il avait régné en maître, puis condamné à l’exil sur l’île de Missanga, au Gabon. C’est là qu’il décéda deux ans plus tard, victime d’une pneumonie, suite au strict régime pénitentiaire qui lui avait été imposé. « Samori Touré, ils t’ont tué, almami Touré, ils t’ont eu !» chante encore Alpha Blondy…
La rédaction