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Questions autour du franc CFA : Les éclairages de Idrissa Traoré

Depuis un certain temps le franc CFA est au cœur d’une vaste polémique au sein des communautés africaines qui l’utilisent : les huit Etats de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) et les six Etats de l’Union Monétaire d’Afrique Centrale (UMAC). 

Dans quel cadre institutionnel évolue cette monnaie ? En quoi consiste la politique monétaire qui y est appliquée ? Qu’en est-il des réformes monétaires qui ont été conduites suite aux critiques acerbes mettant  en cause la prééminence de la France dans le système ? Ancien Directeur National de la BCEAO pour le Mali, Ancien Conseiller Général du FMI  en République Démocratique du Congo (RDC) Actuel Président du Conseil d’Administration de UBA-Mali, M. Idrissa Traoré apporte un éclairage sur ces sujets majeurs. Il se prononce par ailleurs sur les sanctions financières et commerciales prononcées  contre le Mali et, depuis peu le Niger, par l’UMOA suite à des coups d’Etat militaires. ” Elles ne sont ni légales, ni légitimes, ni appropriées ” assure-t-il. 

Question : Qu’est-ce-que la Zone Franc ?

Idrissa Traoré : La Zone Franc est constituée d’un ensemble de pays, qui ont décidé, au lendemain de leur accession à l’indépendance, de maintenir avec la France, selon des modalités contractuelles, des liens particuliers en matière monétaire sur les bases d’une coopération organique.

Elle est composée de :

-​La France avec ses départements et territoires d’outre-mer,

-​Les pays liés à elle par des conventions monétaires spéciales qui prévoient notamment l’existence d’un compte d’opérations ouvert par le Trésor français aux instituts d’émission de ces pays. Ce sont :

. les 8 pays de l’Afrique de l’Ouest, membres de l’Union Monétaire-Ouest Africaine (UMOA): Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo.

La Guinée-Bissau est admise comme membre pour compter du 1er janvier 1997.

. les 6 pays de l’Afrique Centrale, membres de l’Union Monétaire d’Afrique Centrale : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, Tchad.

La Guinée Equatoriale est devenue membre le 1er janvier 1985.

La République Fédérale Islamique des Comores qui a adhéré à la Zone Franc le 23 novembre 1979 et dont la Banque Centrale émet le franc comorien.

Elle est donc divisée en deux sous-régions, chacune de structure assez homogène. Les huit (8) pays de l’Afrique de l’Ouest sont agricoles et majoritairement exportateurs de produits de base (coton, café, cacao). Les six (6) pays de l’Afrique Centrale sont surtout exportateurs de pétrole, á l’exception de la République Centrafricaine. La spécialisation des pays de la zone franc CFA dans l’exportation des matières premières non transformées demeure une caractéristique commune de ces économies. En conséquence, les fluctuations des cours des matières premières façonnent les performances macroéconomiques de ces deux sous-régions.

S’agissant plus particulièrement de la sous-région Ouest Africaine et à titre de rappel historique, le Dahomey (actuel Bénin), la Côte d’Ivoire, la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Sénégal décidèrent d’instaurer entre eux un pacte de solidarité dans le domaine monétaire.

Par la suite, la République du Mali décida, le 29 juin 1962, de ne plus ratifier le Traité instituant l’UMOA. Elle a créé son propre Institut d’Emission et sa propre monnaie, le franc malien, qui a perdu la garantie du Trésor français. Toutefois, la détérioration de la conjoncture et le déséquilibre du commerce extérieur conduisirent le Mali à demander sa réintégration dans la Zone franc en 1967 : la Banque Centrale du Mali fut créée, avec un Conseil d’Administration paritaire et le franc malien redevenait convertible à l’intérieur de la zone au taux de 1 F malien = 0,01 FF.

Une période préparatoire a débuté par la dévaluation du franc malien, décidé le 6 mai 1967, et a été marquée par diverses mesures d’assainissement des finances publiques (accroissement des ressources et compression des dépenses, notamment par la fermeture d’ambassades, limitation des déplacements ministériels, suppression des frais de mission, réduction du parc automobile…) ainsi que de réorganisation des structures économiques (aménagement des sociétés d’Etat déficitaires et amorce de libération du commerce extérieur en particulier).

Le Mali a, par la suite, adhéré à l’UMOA le 1er  juin 1984.

Quant à la République Togolaise, elle signa le 29 octobre 1962 une convention avec la BCEAO, confiant à celle-ci la gestion provisoire du service de l’émission monétaire sur son territoire.  Une seconde convention, signée le 27 novembre 1963, mit fin à ce régime provisoire de l’émission monétaire au Togo qui devint membre à part entière de l’UMOA.

Après une décennie de participation, les autorités mauritaniennes notifièrent officiellement le 27 décembre 1972 le retrait de leur pays de l’UMOA. Cette décision prit effet, au terme du délai statutaire, le 1er janvier 1973 et le transfert de l’émission sur ce territoire de la BCEAO à la Banque Centrale de Mauritanie fut réalisé le 9 juillet 1973

Question : Parlez-nous du cadre institutionnel de la politique monétaire de l’UMOA.

I.T: Le dispositif institutionnel de l’UMOA repose d’une part, sur le Traité régissant les relations entre les Etats membres et, d’autre part, sur l’accord de coopération monétaire entre ces Etats et la France dans le cadre de la Zone Franc.

L’Union Monétaire,  instituée par le Traité du 12 mai 1962, et entrée en vigueur le 2 novembre 1962, repose sur les cinq (5) principes fondamentaux ci-après :

-​La reconnaissance d’une unité monétaire commune émise par une Banque Centrale commune ;

Le pouvoir exclusif d’émission des billets et pièces de monnaie dans les Etats membres est confié à la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), en Afrique de l’Ouest et à la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC), en Afrique Centrale. Le franc CFA émis par la BCEAO s’appelle    ” Franc de la Communauté Financière Africaine ” et celui émis par la BEAC s’appelle ” Franc de la Coopération Financière en Afrique “.

Ces monnaies sont arrimées à l’Euro à un taux fixe de 1 Euro = 655,957 FCFA.

Avant 1958, l’acronyme FCFA signifiait ” Franc des Colonies françaises d’Afrique “.

– La centralisation des réserves de changes des états membres ;

Par cette disposition, il est fait obligation aux opérateurs économiques des états membres (y compris les Etats) de céder les devises générées en dehors de l’Union à la Banque Centrale permettant ainsi à cette dernière de constituer un pool commun de devises.

Au niveau de la BCEAO, ces devises étaient déposées à hauteur de 50% dans un compte courant ouvert dans les livres du Trésor Français au nom de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. Par le biais de ce compte, le Trésor Français pouvait consentir à la Banque Centrale en cas de besoin, les moyens de paiement nécessaires à la couverture des transferts hors de l’Union Monétaire Ouest Africaine.

Il s’agit du “Compte d’Opérations”. En contrepartie, de ces concours, la Banque Centrale était tenue de verser dans ce compte, les disponibilités constituées en dehors de la zone d’émission, abstraction faite de sa trésorerie courante, à l’exclusion des obligations contractées par les Etats membres à l’égard du FMI, ainsi qu’à certains placements auprès d’Institutions Financières Internationales décidés par le Conseil d’Administration de la Banque, dans la limite jusqu’à récemment de 50% de ses avoirs extérieurs nets. Le décompte des intérêts créditeurs ou débiteurs sur le compte d’opérations était précisé par l’article 7 de la convention de compte d’opérations.

Il s’agit là d’un pilier important de l’Union symbole de la solidarité entre les Etats. En effet, chaque Etat, quelle que soit sa contribution au pool des devises, peut en disposer autant que nécessaire pour ses besoins en importations dont certaines sont indispensables à leur développement.

Il y a lieu de signaler que dans le cadre de la réforme annoncée en décembre 2019, ce compte a été supprimé en avril 2021et la Banque Centrale gère désormais librement la totalité des devises générées.

– La libre circulation des signes monétaires et la liberté des transferts à l’intérieur de l’Union ;

Les signes monétaires émis dans chacun des Etats membres de l’UMOA par la Banque Centrale ont cours légal, c’est-à-dire que ces valeurs sont reçues comme monnaie légale par les caisses publiques et par les particuliers. Ils ont également pouvoir libératoire, c’est-à-dire que la remise de ces signes monétaires en paiement par un débiteur, éteint sa dette.

S’agissant des transferts, dans la cadre des opérations financières avec l’étranger, ils sont caractérisés par la liberté des paiements courants sur présentation des pièces justificatives à l’intermédiaire chargé d’exécuter le paiement, la liberté des mouvements de capitaux entre les Etats membres de l’Union.

-​La libre convertibilité de l’unité monétaire en Euro, garantie par la France ;

La France apporte son concours aux Etats de l’UMOA pour assurer la convertibilité du franc CFA dans le cadre d’une convention de compte d’opérations.

Au terme de cette convention, la BCEAO avait ouvert un compte dans les livres du Trésor français où elle déposait 50% de ses avoirs en devises hors les montants nécessaires pour sa trésorerie courante.

Du fait de cette convertibilité de la monnaie, les pays ne connaissent pas de difficulté dans le règlement des transactions avec l’extérieur. Le pool commun de devises est à la disposition de chacun des pays. Les Trésors Publics, les opérateurs économiques privés et publics peuvent faire exécuter leurs ordres de transferts sur l’extérieur relatifs aux transactions courantes sans restriction, pour autant qu’elles soient justifiées et que leurs comptes en francs CFA soient approvisionnés dans les banques locales.

Elle constitue le fondement de la crédibilité du système et a favorisé l’ouverture vers l’extérieur des économies des pays africains membres de la zone Franc. Elle a fait du Franc CFA une monnaie utilisée dans les transactions internationales, lui donnant ainsi un attrait par rapport aux autres devises de la sous-région.

-​La mise en œuvre d’une politique commune de la monnaie et du crédit et d’une réglementation des changes harmonisée.

La politique monétaire et de crédit de l’Union est définie par le Conseil des ministres afin d’assurer la sauvegarde de la monnaie commune et de pourvoir au financement de l’activité et du développement économique des Etats membres. La Banque Centrale est chargée de mettre en œuvre cette politique monétaire et de crédit.

La réglementation des changes harmonisée implique la nécessité d’une similitude dans les principes de base, de manière à ce que la réglementation d’un pays donné ne puisse pas être contournée au moyen d’un transit des opérations avec l’étranger par un pays partenaire.

Question : On reproche au système la fixité du taux de change du FCFA vis-à-vis de l’Euro. Qu’en pensez-vous ?

I.T: Je rappelle tout d’abord que le taux de change est le prix d’une unité de monnaie étrangère exprimé en monnaie nationale ou le prix d’une unité de monnaie nationale exprimé en monnaie étrangère. Il exprime également le pouvoir d’achat de la monnaie nationale à l’étranger ou celui d’une monnaie étrangère sur le marché national, l’amélioration de l’un induisant    l’affaiblissement de l’autre.

Pour ces détracteurs, le taux de change est un instrument de politique économique au même titre que le budget et doit donc être utilisé en fonction de l’évolution de la conjoncture pour amortir les chocs au risque de faire porter tout le poids de l’ajustement sur le budget et le crédit. Selon certains, aucun pays au monde ne peut avoir une politique monétaire immuable depuis autant d’années, il est donc désuet.

Je partage cet avis, il faut une dose de flexibilité à la politique de change car le taux de change est un instrument comme un autre et ne pas l’utiliser peut avoir des effets négatifs pour le reste de l’économie au regard de la forte instabilité de l’environnement international.

En effet, la trop grande rigidité du régime de change, liée au maintien de la parité fixe vis-à-vis de l’Euro qui est une monnaie forte, a constitué, au cours des dernières années, une entrave pour les États de la zone dans leur politique de développement. La forte appréciation du franc CFA qui en a résulté affecte négativement le développement du système productif et pénalise les économies de nos pays.

Elle a favorisé, au détriment de la production locale, le maintien d’un fort courant d’importations, notamment de consommation courante, non porteuse de développement et surtout néfaste à l’accroissement des productions vivrières locales. Elle a également, du fait de cette surévaluation, entraîné un recours excessif à l’ajustement budgétaire et à des politiques monétaires restrictives qui ont eu pour conséquence de déprimer encore plus les économies de la sous-région.

Dans la logique économique, une monnaie forte dérive d’une économie forte et non l’inverse. En effet, c’est la force de l’économie qui donne à la monnaie sa solidité, et un pays ou un groupe de pays ne peuvent pas reposer la solidité de leur monnaie sur la force économique d’un pays tiers. De surcroît, dans ce cas  où une monnaie extérieure à l’Union européenne est rattachée à l’euro, avec un lien avec le Trésor français.

Une politique de monnaie forte a pour conséquence de renforcer le pouvoir d’achat de cette monnaie à l’étranger, et d’affaiblir le pouvoir d’achat des monnaies étrangères sur le marché national. Elle conduit finalement à soutenir la production et la création d’emplois à l’étranger, au détriment de l’économie nationale et des emplois locaux.

Toutefois, ayant dit cela, c’est la moitié du chemin qui est parcourue, car le choix du taux de change est important et complexe.

En effet, les pays disposent principalement de 2 systèmes de change (fixe et flottant) qui comprennent chacun des variantes avec des avantages et des inconvénients.

Comme les autres instruments de politique économique, le régime de change doit rester suffisamment flexible pour jouer un rôle efficace dans la conduite de politiques susceptibles d’assurer une croissance soutenue et durable. Ainsi, l’adaptation d’un régime de change flexible apparaît comme le complément indispensable des autres réformes qui ont notamment abouti à libéraliser les économies et à doter la Banque Centrale d’instruments d’intervention rapides et efficaces, faisant appel aux mécanismes du marché. Cette flexibilité participe de l’amélioration de la compétitivité.

La recherche d’un système de change alliant souplesse et stabilité conduit à examiner le choix de la monnaie ou du panier de monnaies de rattachement (l’ancrage) sur la base de la répartition géographique des échanges commerciaux ou financiers qui constituent les critères généralement retenus.

Toutefois, l’évolution d’un régime  de change vers plus de flexibilité est un processus délicat, et devrait être soigneusement préparée. Elle nécessite une introduction graduelle et la mise en œuvre, parallèlement, de réformes vigoureuses sur les fondamentaux économiques et financiers ainsi que l’accroissement conséquent du niveau des réserves en devises.

Question : On reproche au système le dépôt dans les livres du Trésor français de 50% des réserves de change générées par la BCEAO alors que les économies ont besoin de liquidité pour financer les investissements. Qu’en pensez-vous ? 

I.T: Il y a lieu tout d’abord d’indiquer qu’il s’agit de la mise en œuvre de l’accord de coopération monétaire et également que ces devises sont la contrepartie de la monnaie qui assure la convertibilité illimitée du FCFA.

Toutefois, même si j’ai des réserves sur la pertinence de ces dépôts, il n’est pas exact de dire que cet argent pouvait être utilisé pour financer les économies au lieu de rester dans le compte d’opérations. Cette critique est une ignorance du fonctionnement de ce système.

En effet, la contrevaleur en FCFA de ces devises est déjà rentrée dans l’économie et ne saurait encore être injectée une seconde fois. Cela équivaudrait à faire fonctionner la planche à billets sans contrepartie réelle avec des conséquences hautement inflationnistes. Enfin, dans tous les systèmes opérant normalement, les devises sont détenues et confiées à l’organe en charge de les gérer, en l’occurrence la Banque Centrale dans l’UMOA.

Prenons l’exemple de la Compagnie Malienne pour le Développement du Textile (CMDT), qui produit et vend à l’extérieur pour 1 million de Dollars US de coton. Conformément à la réglementation des changes, elle rapatrie ses recettes d’exportations à travers la banque chef de file qui cède les devises à la BCEAO contre des francs CFA, après avoir remboursé les banques offshore (banques étrangères) qui ont participé au financement. Ces francs CFA sont ensuite répartis par la CMDT entre les banques locales membres du pool selon une clé de répartition convenue entre toutes les parties. La CMDT utilise cet argent pour faire face à ses dépenses.

La BCEAO, qui est l’organe chargé de gérer les devises générées par les agents économiques (Etat et entreprises) dépose la moitié de ce million de Dollars US dans le compte d’opérations et gère librement l’autre moitié, notamment à travers  des placements auprès d’institutions financières internationales. A l’évidence, cet argent est déjà rentré dans l’économie,  et vouloir injecter la contrevaleur en franc CFA des 50% ou de la totalité de ces devises équivaudrait à les  injecter de nouveau sans aucune contrepartie dans l’économie réelle. Cela équivaut à alimenter l’inflation.

C’est presque la même procédure qui est observée lorsque le Mali, ou tout autre Etat membre, bénéficie d’une aide extérieure. Le partenaire extérieur cède les devises à la BCEAO, qui à son tour loge ces devises dans un compte extérieur et crédite le compte du Trésor Public dans ses livres de la contre-valeur en franc CFA.

Il y a lieu de signaler que c’est la BCEAO qui est chargée de gérer ces devises en bon père de famille pour le compte des Etats. Au cas où des produits sont générés, il viennent consolider les résultats de la Banque Centrale. En cas de distribution de dividendes, ils sont affectés aux Etats membres de façon égalitaire.

A l’évidence, dans les deux cas, l’argent est rentré pour irriguer l’économie. Ce sont les devises qui sont cédées à la Banque Centrale.

Question : On reproche à la BCEAO le niveau faible de son objectif d’inflation (2%), qui est restrictif pour des économies en développement car pénalisant pour le développement du crédit à l’économie. Qu’en pensez-vous ? 

I.T: Cela découle de l’arrimage du FCFA à l’Euro qui nécessite que la BCEAO tienne compte des niveaux de prix dans l’Union Européenne.

La politique du faible taux d’inflation au sein de la BCEAO tient compte du différentiel d’inflation entre la zone Euro et l’Union. En effet, cette cible de 2% est celle retenue par la Banque Centrale Européenne (BCE).

Ceux qui défendent cette thèse partent du principe qu’une certaine dose d’inflation est nécessaire pour accompagner la croissance dans les pays en développement.

Je partage cette critique contre un taux d’inflation faible, dans la mesure où j’estime que les réalités et les défis sont très différents entre nos pays et ceux de la zone Euro. Cet objectif de 2% de cible d’inflation en zone franc CFA pèse sur la masse monétaire et réduit le volume de crédit nécessaire au financement de l’activité économique. Je pense effectivement qu’une certaine dose d’inflation est nécessaire pour accompagner la croissance et favoriser l’emploi dans nos pays en voie de développement.

C’est à ce niveau que les réformes structurelles sont appelées  pour que l’accroissement du crédit, qui va en résulter, profite à l’appareil productif au lieu d’alimenter les importations.

Question : Pourquoi les billets CFA de la BCEAO et de la BEAC n’ont pas cours légal et pouvoir libératoire dans les deux zones ? 

I.T: L’un des principes fondamentaux de la zone franc repose sur la convertibilité des signes monétaires émis par les différents instituts d’émission liés au Trésor français. Cette convertibilité se manifeste d’abord par la possibilité d’échanger les billets CFA des deux zones dans les bureaux de change. Elle peut également se manifester par la capacité à régler les transactions internationales en devises à partir de comptes en monnaie nationale.

Conformément à ces principes, il n’y avait aucune restriction à la circulation des billets CFA entre les deux zones. C’est ainsi que les deux Banques Centrales rachetaient les billets qui se retrouvaient dans leurs zones respectives. La BCEAO rachetait les billets de son émission qui avaient été acceptés dans la zone de la  BEAC et réciproquement. Un protocole entre la BCEAO et la BEAC avait été conclu entre les deux institutions pour la bonne gestion de ces rachats.

S’agissant des billets de notre émission qui étaient exportés vers les pays non membres de la zone franc qui n’avaient pas conclu des protocoles de rachats de billets avec la BCEAO, ils étaient rachetés par l’intermédiaire de la Banque de France. En effet, ces billets étaient d’abord cédés à cette institution, dans le cadre de leurs relations de correspondance, avant d’être rachetés par la BCEAO par débit de son compte d’opérations.

Toutefois, dans la pratique, on a assisté à une forte augmentation des sorties de capitaux sous forme de billets de banque CFA qui ont atteint par moments un niveau record d’environ 40% de la circulation fiduciaire (les billets et monnaies en circulation dans l’Union). Ces mouvements de billets répondaient certes à des besoins de transactions courantes, mais aussi et surtout à des motifs de spéculation. En effet, la Suisse était la première destination des billets BCEAO exportés, devant la France, principale partenaire. Face à l’ampleur croissante de ces sorties de billets et de son impact négatif sur les réserves de change, un certain nombre de mesures ont été prises par les autorités, notamment l’instauration à compter du 1er janvier 1993 en France d’une commission sur le change manuel de 3% entre le franc français et le franc CFA.

Il y a lieu de signaler que le franc CFA, du fait de sa convertibilité, était devenu, pour les opérateurs économiques des pays voisins à monnaie inconvertible, une monnaie refuge qui faisait l’objet d’une forte spéculation. Les filtres de la lutte contre le blanchiment des capitaux n’étaient pas aux normes actuelles, favorisant les sorties adossées à la corruption.

Ces sorties massives de billets ont facilité des importations de biens et services et entrainé une augmentation de la consommation finale au détriment notamment de l’épargne. Elles ont également nourri les sorties de capitaux vers l’extérieur, et entrainé de fortes ponctions sur les réserves de change de l’Union.

Les réserves de change constituent un bien commun pour les populations de l’Union et les autorités ne pouvaient pas laisser que les avoirs en monnaie nationale soient transformés sans limite en capitaux à l’extérieur au détriment de ses réserves de change.

C’est ainsi que le 2 août 1993, la décision a été prise de mettre fin aux rachats des billets CFA exportés hors des pays africains membres de la zone franc. En clair, les relations avec la CEMAC n’étaient pas concernées. Toutefois, cette zone, arguant d’un déséquilibre important dans les rachats en sa défaveur, n’a pas accepté le maintien du statu quo.

Depuis cette date, les billets ne circulent entre les 2 zones que de façon marginale. Les bureaux de change continuent de prendre les billets de part et d’autre, mais les montants en cause restent relativement faibles. Les discussions entre les deux Banques Centrales n’ont jusqu’ici pas abouti, butant sur l’intransigeance de la BEAC. Les échanges actuels portent plus sur l’utilisation de mécanismes de paiement non fiduciaires, de nature à favoriser le développement des échanges entre les deux zones.

Question : On note sur les billets CFA des lettres d’identification. Pourquoi cette individualisation des signes monétaires ?

I.T: Dans une Union monétaire, du point de vue de la politique monétaire comme du point de vue de la politique économique, il est très important que soit connu, dans chaque Etat, le volume réel de la circulation fiduciaire, c’est-à-dire les billets et monnaies en circulation dans l’économie. Cette connaissance ne peut être obtenue qu’à la condition que l’on puisse distinguer les billets selon le lieu de leur émission. Il y a donc nécessité d’établir pour chaque Etat, une situation distincte de l’émission monétaire et de ses contreparties (article 3 du traité et 15 des Statuts). En effet, il faut concilier cette nécessaire distinction avec la non moins nécessaire libre circulation des signes monétaires dans l’ensemble de l’Union. C’est ainsi que l’individualisation des signes monétaires est assurée selon des modalités particulières dans chacune des 2 zones.

En Afrique de l’Ouest, les billets émis par la BCEAO sont identiques quant à leur figurinesmais comportent des signes distinctifs par Etat (lettre repère) qui permettent de les identifier.

Il a donc été décidé d’avoir une lettre d’identification pour les billets à émettre par Etat. Un ordre alphabétique des noms des pays, avec des sauts en prévision de nouvelles adhésions, a été retenu. Toutefois, les changements de nom de certains pays (Dahomey et Haute Volta) ont rendu aujourd’hui cette option illisible. Ces lettres d’identification par pays ressortent ci-après : RCI = A , BENIN = B , BURKINA = C , MALI = D , GUINEE BISSAU = S, NIGER = H, SENEGAL = K, TOGO = T.

C’est ainsi que tous les billets portant la lettre ” D ” du Mali sont émis par la Direction Nationale de la BCEAO pour le Mali.

Ces lettres d’identification permettent d’estimer les avoirs et engagements des Etats, les uns vis-à-vis des autres, à partir du coefficient de tri, pris en compte dans l’établissement de la balance des paiements des pays. Par exemple : les avoirs pour le Mali sont des engagements pour la RCI.

La question de la suppression des lettres d’identification a été examinée lors des travaux de la réforme de l’UMOA et la BCEAO. Toutefois, les arguments en faveur du statu quo ont prévalu.

Cette suppression pourrait être envisagée, lorsque la part des billets dans les transactions entre Etats sera insignifiante, comme au niveau de l’Union Economique et monétaire européenne.

En Afrique Centrale, il a été décidé que tous les billets auraient une face commune, l’autre face étant individualisée par Etat.

Question : que pensez-vous des sanctions financières infligées au Mali et, récemment, au Niger à la suite des coups d’Etat intervenus dans ces pays ?

I.T: Je pense qu’aucune des sanctions prévues par les textes légaux de ces institutions n’inclut ces sanctions financières et commerciales. Elles ne sont ni légales, ni légitimes, ni appropriées dans la mesure où elles créent au niveau des populations des sentiments anti-institutions sous-régionales, alimentent l’inflation contrairement à l’objectif principal de la politique monétaire qui est d’assurer la stabilité des prix et, elles fragilisent les Etats dans leur lutte contre le terrorisme. S’agissant des populations, qui vivent souvent dans des conditions d’extrême pauvreté, et qui souffrent à tort le plus de l’impact de ces sanctions, elles n’ont pas été consultées avant l’exécution des coups d’Etat.

En outre, ce qui est également troublant, ces sanctions amènent à s’interroger sur l’indépendance de juré de la Banque Centrale sur laquelle repose la crédibilité de sa politique monétaire. Elles affaiblissent la confiance des marchés et du public dans les décisions prises par les autorités monétaires. Pour la pérennité de nos institutions, il faut éviter de créer de tels dangereux précédents.

Je rappelle ici les dispositions de l’article 4 des Statuts de la BCEAO qui stipule que : ” Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions qui leur sont conférés par le Traité de l’UMOA et par les présents Statuts, la Banque Centrale, ses organes, un membre quelconque de ses organes ou de son personnel ne peuvent solliciter, ni recevoir des directives ou des instructions des institutions ou organes communautaires, des Gouvernements des Etats membres de l’UMOA, de tout autre organisme ou de toute autre personne.

Les institutions et organes communautaires ainsi que les Gouvernements des Etats membres de l’UMOA s’engagent à respecter ce principe “.

Question :  Que pensez-vous de la pratique qui consistait à constituer des dépôts au niveau du compte d’opérations ? 

I.T: C’est à travers ce mécanisme qu’aucune limite n’était imposée à la position débitrice éventuelle  de ce compte. Il en assurait donc la viabilité et la garantie de convertibilité.

Toutefois, il faut se poser la question de la pertinence de cette garantie.

Tout d’abord, elle est assise sur des dispositions dissuasives dont l’objet est de donner à une telle situation un caractère exceptionnel. Il en est ainsi des mesures relatives à la procédure de décision du Conseil d’administration de la Banque Centrale lorsque le niveau des devises en compte d’opérations s’amenuise.

En outre, elle relève un peu de l’illusion dans la mesure où elle n’est mise en jeu qu’en cas d’insuffisance des réserves de change, et cela ne s’est produit que très rarement durant toute l’histoire de la zone franc. En 1993, la dernière fois où les réserves de la BCEAO ont été à un niveau inférieur au seuil plancher de 20% prévu par les accords, la France a imposé une dévaluation de 50% en janvier 1993 pour corriger cette tendance. Cette mesure a permis une remontée confortable du taux des réserves qui a atteint 80% à la fin de la même année.

On peut légitimement se demander pourquoi les pays membres doivent déposer leurs réserves de change au Trésor français si tout est mis en œuvre pour que la garantie ne joue pas.

A l’évidence, la garantie de la France est une garantie de fourniture de devises aux pays de la zone franc, en cas d’épuisement de leurs réserves de change. Ce sont les capacités propres des pays de la zone Franc à disposer en permanence de réserves de change suffisantes qui assurent la garantie de convertibilité du  franc CFA.

Question : Les nombreuses critiques et interrogations  dont la zone franc CFA a fait l’objet durant ces dernières années, ont amené les autorités de cette institution à procéder à des réformes en réponse à ces critiques. Que pensez-vous de ces critiques et surtout de ces réformes ? 

I.T:  Les critiques sont, en grande partie, fondées et je pense avoir déjà donné mon point de vue sur certaines d’entre elles. Du reste, c’est ce qui explique cette évolution.

Toutefois, il ne faut pas tout mettre sur le dos de la monnaie. Une monnaie déchargée de tous les symboles coloniaux, au service de la croissance et du développement, est certes hautement souhaitable, mais l’assainissement du cadre macro-économique et la mise en œuvre rapide des réformes structurelles qui relèvent en grande partie des Etats sont tout aussi indispensables pour éviter la marginalisation de nos pays des courants commerciaux  et financiers et éliminer                                                                                 la pauvreté.

Par rapport aux récentes réformes, elles sont cosmétiques et ont été mises en œuvre beaucoup plus pour calmer la rue que pour faire des réformes en profondeur. En effet, elles portent sur la modification de certaines dispositions, notamment, le changement de dénomination de franc CFA à Eco, la suppression du compte d’opérations auprès de Trésor français, et la fin de la présence de représentants français dans les instances de la BCEAO. La réforme maintient en revanche la fixité de parité du franc CFA à l’euro (qui constitue un gros handicap pour notre compétitivité), et la garantie de convertibilité de la France, qui, me semble-t-il, sont les dispositions fondamentales au cœur du système, et doivent être supprimées pour couper définitivement le cordon ombilical.

En outre, la France a remplacé la participation de ses représentants aux instances de la BCEAO par une participation indirecte, à travers une personnalité indépendante qu’elle fera nommer au Comité de politique monétaire. Le compte d’opérations auprès du Trésor français est supprimé, mais il est remplacé par un autre compte, toujours ouvert dans les livres du Trésor français, dénommé ” ligne de trésorerie DFT ” (Dépôt de Fonds au Trésor). On peut s’interroger sur la pertinence de ces changements.

Enfin, l’Eco de l’UMOA a créé une certaine confusion par rapport au projet du même nom de la CEDAO et soulève ainsi  beaucoup de questions qui restent sans réponse.

” Les récentes réformes sont cosmétiques et ont été mises en œuvre beaucoup plus pour calmer la rue que pour faire des réformes en profondeur “

 

Idrissa Traoré, Ancien Directeur National de la BCEAO pour le Mali

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