De tous les présidents qui ont dirigé le Mali, le général Moussa Traoré se distingue par le fait qu’il ne tolérait le moindre mépris à l’encontre de son régime. Même pendant les conférences régionales qu’il organisait lors de ses tournées à l’intérieur du pays, il ne laissait jamais les intervenants déborder dans leurs déclarations.
En 1986, un jeune diplômé sans emploi, apparemment exacerbé par ses échecs répétés au concours d’entrée dans la Fonction publique, et par le Programme d’Ajustement structurel, profita d’une de ces conférences de cadres pour exprimer sa déception. Disait-il vrai ? C’est sûrement pour s’assurer du bien fondé de ses propos, que le président Moussa Traoré se tourna vers son aide de camp et lui dit : “il ne faut pas qu’il s’échappe”. Deux ans plus tard, dans le même contexte, il stoppa brusquement une dame dans son intervention, en disant qu’il regrette d’avoir juré de l’épargner d’une bonne punition. Ces rappels de notre part ne sont pas fortuits. C’est notre façon de démontrer, d’une part, à quel degré Moussa Traoré avait le sens de l’autorité de l’Etat, d’autre part, de trouver une transition pour signaler que malgré la puissance du régime dictatorial de Moussa Traoré, les comédiens du groupe dramatique sous la houlette du metteur en scène Ousmane Sow, dans leurs pièces de théâtre, dénonçaient les maux du régime. Ils disaient tout haut ce que le peuple n’osait pas murmurer. La rubrique “Que sont-ils devenus ?” est allée à la rencontre d’un acteur de cette troupe théâtrale, en l’occurrence Kariba Dembélé ou “Faso Touloman” dans la pièce “Wari”, ou “Ancien combattant” dans “Féréké Niakamibougou”. Dans ses différents rôles, il balançait des messages qui visaient directement le pouvoir. Quand il nous a reçus à son domicile à Niamakoro, nous ne pouvions tourner autour du pot, par rapport à notre curiosité. Il s’agissait pour nous de savoir si réellement le metteur en scène Ousmane Sow, les acteurs, et l’ensemble des membres du groupe dramatique, mesuraient la portée des actes qu’ils posaient à travers leurs prestations ? Est-ce de façon délibérée qu’ils collaient leurs pièces à l’actualité ou aux maux de la nation ? Comment des fonctionnaires de l’Etat pouvaient-ils se mettre dans la peau d’opposants? Très calmement, notre héros répond que les comédiens ont pour rôle d’éduquer la société, et le pouvoir. C’est dans ce sens qu’ils ont fait leurs études. C’est pourquoi, soutient-il, un artiste est d’office un opposant. En montant une pièce de théâtre, les artistes ne se voient pas en fonctionnaires, mais en éducateurs que l’Etat a formés pour cadrer les choses dans la société. Pour ce qui est de son cas personnel, au-delà de ses interprétations, tout ce qu’il dit est sincère, et vient de son cœur. Dans sa vie, il déteste l’injustice et ne saurait la cautionner.
Dans l’animation de la rubrique ” Que sont-ils devenus ?”, nous avons l’habitude de rencontrer des anciens sportifs, qui s’offusquent du fait que l’Etat ne reconnait pas leur mérite, par des actes plus concrets : pension, décoration, assistance. Mais la colère de notre héros du jour, Kariba Dembélé dit Faso Touloman, est particulière.
Le comédien, un bouffon dans la société
D’emblée, il se dit choqué par le fait que le théâtre ne fait pas grandir ses pratiquants. Ils ont des difficultés parce que le comédien est considéré comme un bouffon. Sinon, il est incompréhensible qu’après avoir fait des études pour être comédien, l’administration n’ait pas le minimum de considération pour lui. A la limite, est ce que Kariba n’a pas regretté d’être parmi les premiers de la promotion de l’Institut National des Arts (INA), qui est sortie en 1979. Les mal classés étaient envoyés dans les régions pour servir comme animateurs de jeunesse. Ceux-ci aussi se permettaient d’ironiser leurs camarades, quand ils vont en tournée dans leurs localités respectives. Ils ne se gênaient pas de mettre en exergue leur statut de comédien, un bouffon. Ce qui l’a beaucoup plu d’ailleurs, c’est la promotion de Diarrah Sanogo dite Bougougnery, comme Conseiller technique au Ministère de la Culture. Là au moins la ministre qui l’a nommée ne l’a pas vue en comédienne, mais en une cadre de l’administration qui peut servir son pays.
Regrette-t-il d’avoir été comédien ? D’un revers de la main, Kariba rejette toute idée de regret. Seulement, il a juste voulu dénoncer la mauvaise interprétation que la société se fait du comédien. Ce qui fait dire Kariba qu’il s’est tellement plu dans le métier que ses bons souvenirs n’en finissent pas. Entres autres, il retient la découverte du monde à travers ses tournés en France, Italie, Yougoslavie, la notoriété, l’audience du public, son traitement avec dignité partout où il passe.
C’est avec son admission au Diplôme d’Etudes Fondamentales (DEF) en 1975 que Kariba Dembélé s’est retrouvé à l’Institut National des Arts (INA), par la volonté de l’administration scolaire. Après un test à l’interne, il est retenu pour la section théâtre. Et tous ceux qui l’ont connu dans son village natal, Touna, dans le cercle de Bla, ont commenté son orientation à l’INA, et plus précisément dans le théâtre comme justice rendue. Parce que déjà à l’école fondamentale, il s’était distingué dans les sketches, lors des semaines régionales et locales. Ses camarades de promotion les plus connus du public sont Hélène Diarra, Allaye Karambé dit Amady, Dramane Sidibé, Catherine Koné (la vendeuse de brochette dans la pièceWari). En juin 1979, Kariba décroche le diplôme pour intégrer six mois après la Fonction publique. Il est affecté au groupe dramatique du Mali, et commence directement à jouer dans les différentes pièces théâtrales, qui malheureusement ne passaient pas bien parce qu’elles étaient interprétées en français. Le public ne se retrouvait pas et il a fallu une prospection du théâtre traditionnel.
Pour passer le message, le groupe dramatique opta pour le Kotéba qui communie chants et danses, avec des sketchs en bambara (Muso Jugu, Morikè, Coopérative). Ces pièces dans lesquelles Kariba n’a pas joué un grand rôle (il venait juste d’intégrer le groupe) portaient sur l’actualité de tous les jours.
Son premier grand rôle date de 1980, dans la pièce “Angoisse Paysanne ou DjoroNanko”, où le groupe dramatique fera le tour du Mali durant deux ans, pour agrémenter les activités de l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM). A l’issue de ces déplacements à l’intérieur du pays, Kariba soutient que les organisateurs se sont faits beaucoup d’argent. Paradoxalement, les acteurs n’ont rien reçu des retombées, au motif qu’ils sont des agents de l’Etat bénéficiant de salaire.
Abas la censure !
En 1983, le slogan de l’UDPM, “l’homme qu’il faut à la place qu’il faut”, inspira le groupe dramatique pour monter une pièce, qui sera censurée par le ministre de la Jeunesse, des Sports, des Arts et de la Culture, N’Tji Idriss Mariko. Quand il a assisté à sa première production, il a conclu que la pièce est une offense pour le régime. Donc en sa qualité de ministre, il ne saurait cautionner un tel comportement du groupe dramatique. Cette décision de N’Tji Idriss Mariko choqua les comédiens, mais c’est Kariba Dembélé qui prendra son courage à deux mains pour exprimer leur déception. Il profita d’une tournée du Secrétaire à la Culture du Bureau Exécutif Central de l’UDPM, N’Tianzé Bolezogola, pour manifester sa désapprobation. Comment a-t-il a exprimé son état d’âme devant son ministre de tutelle ? Kariba se rappelle : “Je me suis mis dans la peau du paysan pour démontrer que la censure de la pièce n’a pas été une bonne chose. Parce que le théâtre a un rôle à jouer dans la société. Et aucune action ne doit entraver sa progression. Au lieu que N’Tianzé réplique à mes propos, c’est plutôt notre ministre qui a réagi, en disant que nous sommes dans un pays qui a ses règles. Et si elles ne sont pas respectées, il va de soi que le même Etat à travers les dirigeants prenne ses responsabilités. Il est revenu sur les raisons qui l’ont poussé à censurer la pièce. Après la rencontre, des collègues ont eu peur, ils estimaient que j’ai mal agi et que le ministre pourrait penser à un défi. J’étais tranquille avec ma conscience, et je ne savais pas pourquoi je devrais craindre des représailles. Les choses sont restées là et rien ne s’est passé”.
Dans la fourchette des années 1985-1986, Notre héros joue dans deux grandes pièces : “Foukoulan Nafama” (le chapeau magique), et “Buran Muso Djugu” (la méchante belle-mère). Suivra en 1987 “une Hyène en jeun” où il a joué le rôle de Samory.
Mais, le public découvrira réellement Kariba, à trois ans de la chute du régime de Moussa, en 1988, dans la pièce “Wari” où il était porteur d’un vrai message du peuple malien. Surnommé Faso Touloman (le support de la société), dans son interprétation, il a tenu des propos que personne n’osait dire à haute voix au Mali, sous peine d’être traqué par les services secrets de l’Etat.
Kariba Dembélé enchaine dans une autre pièce “Féréké Yakamibougou” en 1990. Après les événements de mars 1991, le théâtre malien prend une douche froide, quitte même le carrefour des Jeunes, pour le palais de la culture. Ce qui a tout changé, surtout que la liberté d’expression a élargi le champ de dénonciation des maux de la société.
Le manque de nouvelles créations plongea le groupe dramatique dans une hibernation, avec le départ de trois ténors, Habib Dembélé dit Guimba, Ousmane Sow, et feu Michel Sangaré. Kariba profita de cette perte de vitesse du groupe dramatique pour mettre en scène cinq pièces : “Ma part” en 1994, “Séjour aux enfers”en 2001, “l’Africain” en 2002, “Enfants sans frontières” en 2004 et “Des expulsés d’Afrique pour l’Afrique” en 2005. Kariba Dembélé, c’est aussi l’acteur de cinéma pour avoir joué dans les films : Makadam Tribu tourné en 1996, Sida Lakari sorti en 1999, Fantan Ni Monè réalisé en 2006.
L’indigent, Faro ou la reine des eaux, et Duel à Dafa, ont été ses derniers films en tant qu’acteur en 2006.
“Maudit celui qui me décorera à titre posthume !”
Il se fixa également des objectifs, entreprendre des études supérieures et servir le théâtre malien, sa passion. Sur concours, il rentre à la Flash en 2001. Muni d’une maîtrise, option mise en scène, il est nommé en 2006 directeur du groupe dramatique.
Hanté par le désir de se rendre utile dans son pays, il démissionne de ce poste au bout d’un an, pour aller enseigner à l’INA. Parce que les enseignants titulaires pour une bonne formation se faisaient rares. Cela ne saurait être sans conséquences, à d’autres niveaux. Etant un fruit de l’établissement, il a décidé d’apporter sa contribution. C’est ainsi qu’il a enseigné à l’INA pendant dix ans, et ce jusqu’à sa retraite en 2017.
Mais pour des raisons personnelles, il demande par écrit à l’administration de ne pas le programmer pour la rentrée scolaire 2017-2018.Parce que, selon lui, les conditions de travail, étaient incompatibles avec sa vision des choses.
Notre insistance sur son désistement nous a permis de comprendre que sa décision est consécutive à un clash. Lequel ? Kariba Dembélé donne les explications pour motiver sa décision de ne plus enseigner à l’INA : “La direction m’a interpellé pour une note de sanction que le jury dont j’étais le président, a donnée à une élève. Laquelle n’était pas un modèle à l’école, par rapport à la bonne conduite. Le comité AEEM s’est mêlé de l’affaire, en saisissant le ministère. Le directeur m’a demandé de justifier la note, chose que j’ai refusée. Le jury est convaincu que le comportement de la fille est incompatible avec les principes du théâtre. Le cabinet du ministère a instruit d’éviter les problèmes. Donc, après analyse de la situation, j’ai pris la lourde responsabilité de ne plus donner cours à l’INA après ma retraite”.
Actuellement, Kariba Dembélé donne des cours de théâtre dans un lycée privé, mais son désir est de s’installer dans son village natal, Touna dans le cercle de Bla, région de Ségou. Il se sent en exil à Bamako, et depuis le 14 avril 1980, date de son installation définitive dans la capitale, il n’a jamais tourné dos à son village. D’ailleurs, il y a construit et compte pratiquer l’élevage.
Conseiller municipal au compte du parti ADEMA de 1992 à 1997, Kariba Dembélé est un véritable conservateur, qui a aussi une connaissance avérée de la culture malienne.
Quand il nous a reçus à son domicile à Niamakoro, nous avons immédiatement flairé en lui le sens des valeurs cardinales de notre société, basée sur le respect de soi, l’amabilité, l’hospitalité.
Kariba Dembélé a aujourd’hui 64 ans, il est marié, a 10 enfants et plusieurs petits fils. Avant de prendre congé de notre héros, il a tenu à laisser un message : “Je ne pardonnerai quiconque qui me décorera à titre posthume”. A bon entendeur, salut !
O. Roger Sissoko
Source: Aujourd’hui-Mali