Abdelaziz Bouteflika n’a plus donné le moindre signe de vie depuis sa démission, le 2 avril, après vingt ans à la présidence algérienne.
Le 22 février 2019, la population algérienne est massivement descendue dans la rue, à Alger comme dans le reste du pays, pour protester contre la reconduction du président Bouteflika pour un cinquième mandat. La pression maintenue par les foules mobilisées chaque vendredi, mais aussi lors des cortèges étudiants du mardi, a contraint le chef d’état-major, le général Gaïd Salah, à s’afficher comme le premier des « décideurs » du pays. Le 2 avril, il appelle l’armée à « protéger le peuple d’une poignée de personnes qui s’est indûment accaparée des richesses » du pays. L’allusion à Saïd Bouteflika, le frère du président, ainsi qu’à son entourage affairiste, est limpide. Quelques heures plus tard, le chef de l’Etat annonce sa démission, avec effet immédiat.
LA FIN D’UNE MASCARADE
Le président déchu n’a plus donné le moindre signe de vie depuis sa démission du 2 avril, apparemment décidée sous la contrainte. Ces quatre mois de silence public font suite à un calamiteux quinquennat où les apparitions du chef de l’Etat étaient tellement rares que son portrait était célébré en ses lieu et place lors des cérémonies officielles. C’est d’ailleurs l’humiliation de devoir subir une telle mascarade durant cinq années supplémentaires qui a poussé les Algériennes et les Algériens dans la rue, le 22 février. Le plus frappant est que le sort d’Abdelaziz Bouteflika suscite dorénavant aussi peu d’intérêt, alors que Gaïd Salah a fait jeter Saïd Bouteflika et certains de ses partenaires en prison, le 4 mai, et qu’il pourfend la « bande »corrompue à longueur de discours.
Les rares Algériens à se soucier encore de leur président déchu l’ont imaginé coulant un exil doré aux Emirats arabes unis, où il a déjà vécu une quinzaine d’années, avant son accession à la présidence en 1999. D’autres le signalent en Suisse, en France, ou bien transféré sous haute surveillance dans les environs d’Alger. L’hebdomadaire « Jeune Afrique » affirme que l’ancien chef d’Etat n’a jamais quitté sa résidence médicalisée de Zeralda, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la capitale. Cette résidence ultra-protégée avait été aménagée par les renseignements militaires et mise à la disposition de Bouteflika à l’été 2013, à son retour de France, où un AVC avait entraîné son hospitalisation durant près de trois mois. Gaïd Salah, chef d’état-major depuis 2004, avait alors été promu « vice-ministre » de la Défense, Bouteflika continuant d’entretenir la fiction d’un ministère de la Défense cumulé à sa présidence de la République.
Bouteflika a remis sa démission au président du Conseil constitutionnel, en présence du président du Sénat, Abdelkader Bensalah. Celui-ci a été chargé d’assurer l’intérim de 90 jours prévu dans la constitution pour organiser un scrutin présidentiel, reporté sine die faute de candidats et sous la pression populaire. Cet intérim, arrivé à son terme de trois mois, a été lui aussi prorogé sine die en invoquant « l’esprit » de la constitution pour mieux en violer la lettre. L’Algérie vit donc depuis le 10 juillet dans un régime de fait plutôt que de droit, où l’autorité exécutive émane clairement de Gaïd Salah et de son groupe de« décideurs » militaires. La contestation populaire est ainsi parvenue à briser l’illusion d’un pouvoir « civil », obligeant le chef d’état-major et ses pairs à assumer directement la gestion de la crise.
EN RESIDENCE SURVEILLEE?
Gaïd Salah a beau balayer les slogans opposés à un « régime militaire », c’est désormais lui qui concentre les plus vives critiques des manifestants: « Le peuple et l’armée sont frères, mais Gaïd Salah est avec les traîtres », « Qui vivra verra, Gaïd Salah à El-Harrach », la prison où deux anciens Premiers ministres et de nombreux oligarques sont désormais incarcérés. Face à l’ampleur de cette vague de fond, le sort de l’ancien chef de l’Etat apparaît d’une importance mineure. Gaïd Salah se pose en ennemi acharné de la « bande » de l’ex-président, cherchant ainsi à faire oublier ses vingt années au service d’une telle « bande ». Il pourrait être tenté par un procès à grand spectacle, où Saïd ferait figure de bouc émissaire plutôt que son frère, très diminué et à la santé chancelante.
Quelle que soit l’option qu’adoptera finalement Gaïd Salah, Bouteflika vivrait de fait dans le régime de résidence surveillée qui était celui d’un de ses prédécesseurs, Chadli Bendjedid, renversé par un putsch militaire en 1992. C’est Bouteflika, devenu président en 1999, qui avait rendu sa liberté de mouvement à Bendjedid et c’est lui qui, à la mort de Bendjedid en 2012, avait décrété un deuil national de huit jours et présidé des funérailles d’Etat dans la capitale. Aujourd’hui les protestataires algériens se sentent peu concernés par les règlements de compte au sein de la classe dirigeante. Ils exigent en revanche la libération inconditionnelle des « prisonniers d’opinion » arrêtés ces dernières semaines, au premier rang desquels Lakhdar Bouregaa, un vétéran de la lutte anticolonialiste.
Bouregaa est âgé de 86 ans pour 82 à Bouteflika. Que celui-ci passionne désormais moins les Algériens que celui-là en dit long sur le bouleversement que vit le pays.