Le documentaire de Denis Gheerbrant suit un Malien qui défend la polygamie et l’excision.
Depuis les années 1980, Denis Gheerbrant observe la société, seul avec sa caméra. Ses périples l’ont conduit, entre autres, à filmer des jeunes de la Cité des Mille-Mille à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis – Question d’identité (1986). A écouter longuement des enfants malades du cancer – La vie est immense et pleine de dangers(1994). A donner la parole à des femmes précaires mobilisées contre leur employeur – On a grèvé (2014)… « Je suis un homme cinéma qui se plonge dans un milieu et essaie de comprendre le réel. J’y vais seul, c’est une éthique et une esthétique : je suis à égalité avec la personne en face de moi », explique le réalisateur, âgé de 71 ans, dont la silhouette toujours adolescente se reflète de temps à autre à l’écran, caméra à l’épaule, dans un reflet de vitres.
Denis Gheerbrant partageait jusqu’à présent avec ses interlocuteurs « un fonds de valeurs communes » comme la liberté, l’égalité femmes-hommes… Ce n’est plus vraiment le cas avec le personnage de son dernier documentaire, Mallé en son exil : le film suit le quotidien de Mallé Doucara, un immigré malien qui vit dans un foyer à Montreuil, dans le « 93 ». Entre Paris et la proche banlieue, l’homme de ménage, la cinquantaine, nettoie des bureaux, sort les poubelles du matin au soir. Le « roi du tri » côtoie la modernité écologique. Mais pas seulement : Mallé est issu des Soninkés, un peuple de l’Afrique de l’Ouest converti à l’islam et doté d’une organisation très hiérarchisée, divisée entre les hommes libres et les « captifs », dits esclaves. D’emblée, Mallé résume sa schizophrénie. Au Mali, il fait partie de la haute société : « Je suis un esclave ici en France, mais j’ai un esclave au Mali. » Il fait également office d’imam. Les Soninkés pratiquent la polygamie et l’excision. La femme et les filles de Mallé, restées au pays, sont excisées.
Exercice risqué
Au départ, le cinéaste voulait simplement filmer l’un de ces innombrables travailleurs exilés, Noirs pour la plupart, qui font partie du « décor » de la société post-coloniale : le maçon sur l’échafaudage, l’éboueur sur le camion-poubelle, le vigile devant le supermarché. Le profil idéologique de Mallé rend l’exercice beaucoup plus risqué : il n’est pas le « bon » immigré qui va conforter certains spectateurs dans leurs pensées généreuses d’accueil. On préférerait ne pas le voir. Il pourrait même nourrir le discours xénophobe de ceux qui, actuellement, rejettent sur les migrants tous les maux de la société.
Comment le choix du cinéaste s’est-il porté sur Mallé ? Entre 2010 et 2011, Denis Gheerbrant a passé du temps dans une antenne syndicale parisienne qui défend et conseille des travailleurs immigrés. Il espérait entrer en contact avec l’un d’eux, mais aucun ne souhaitait s’exposer dans un film. « J’avais l’impression que les invisibles voulaient rester invisibles. Puis finalement l’un d’eux a accepté : ce fut Mallé. » Le cinéaste défend son projet : « Je propose une expérience, rencontrer quelqu’un qui ne pense pas comme nous. Entre Mallé et moi, il n’a jamais été question de se convaincre. Ecouter l’inacceptable, ce n’est pas l’accepter. S’il y a une leçon du film, c’est : écoutons », poursuit-il.
De 2011 à 2016, le réalisateur a suivi Mallé, l’a laissé parler, tout en exprimant ses désaccords sur l’excision
De 2011 à 2016, le réalisateur a suivi Mallé, l’a laissé parler, tout en exprimant ses désaccords sur l’excision, « ce crime ». Il a noué avec cet homme une relation amicale inédite, tout en installant « une distance ». « Aux yeux du spectateur, il me fallait interroger. Quel est le sens de montrer quelqu’un qui est sympathique et qui dit des horreurs ? Qu’est-ce que l’amitié avec quelqu’un dont vous ne partagez pas les fondamentaux ? »
Mallé en son exil est un document rare sur le quotidien d’un immigré. De la chambre du foyer aux rues parisiennes, le cinéaste questionne l’exilé, obstinément, tandis que la caméra glane des indices sur le personnage, sa solitude, sa relation avec sa femme qui lui obéit à distance, par téléphone… Mallé est un fantôme qui traverse Paris la nuit, aperçoit ses lumières de loin, derrière les vitres d’un bus rempli d’autres « Mallé » solitaires à 5 heures du matin. Tiraillé entre la modernité et la parole des ancêtres, Mallé avoue : « Ma tête va éclater. »
Source: lemonde