ANALYSE. En se lançant dans le rapt d’enseignants, comme récemment au centre du Mali, les djihadistes veulent dynamiter les esprits, au propre comme au figuré.
Par Patrick Forestier
Désormais, le message est clair : l’enseignement du français est interdit par les djihadistes au Mali. Ils ont ainsi déboulé à moto vers neuf heures du matin dans le groupe scolaire de Korientzé, situé à 150 kilomètres au nord de Mopti, « la Venise du Mali », au confluent du fleuve Niger et de la rivière Bani. À peine arrivés, terroristes maliens et étrangers, selon des témoins, foncent vers deux salles de classe. En voyant ces inconnus armés, les élèves comprennent le danger. Ils s’enfuient en courant entre les bâtiments. Les enseignants, eux, sont pris au piège. Deux, puis trois sont arrêtés, rejoints par deux autres qui sont sortis manu militari. Livres et cahiers, si précieux dans les villages démunis de brousse, sont jetés par terre au milieu d’une allée, puis enflammés par les djihadistes qui emportent avec eux leurs otages. Dans la localité voisine de N’Gorodia, un sixième enseignant est aussi enlevé. Le message est clair : l’enseignement du français est désormais prohibé dans les écoles.
Les enseignants, cette nouvelle cible des djihadistes
Le ministère malien de la Communication a beau s’insurger, dénonçant « des attaques obscurantistes aussi lâches que barbares qui n’entameront en rien la volonté et la détermination du monde scolaire à poursuivre sa mission exaltante d’apprentissage et d’éducation au service du Mali de demain », le gouvernement reste impuissant devant cette nouvelle stratégie des groupes islamistes qui imposent leurs lois à des territoires de plus en plus vastes. Jusqu’ici, ils menaçaient les enseignants, lesquels partaient se réfugier en ville. Les récalcitrants étaient abattus. Le kidnapping est désormais le nouveau moyen d’action, jusqu’ici peu utilisé par les terroristes. Dans le centre du Mali, ils se sentent assez à l’aise pour garder des otages alors que l’armée est à leurs trousses. Difficile pour elle de briser l’omerta qui règne parmi la population, souvent prise entre la menace djihadiste et les forces gouvernementales, qui la soupçonnent de soutenir en catimini les groupes armés.
Du coup, cet enlèvement risque de provoquer un vent de panique chez les enseignants, et plus largement chez les fonctionnaires, qui déguerpissent des zones rurales, au Mali, mais aussi au Burkina Faso, par peur d’être assassinés.
Plus de 9 272 écoles fermées
En avril 2019, plus de la moitié des 900 écoles fermées à cause de l’insécurité étaient déjà dans la région de Mopti, selon l’Unicef, l’agence des Nations unies chargée de l’éducation. Cent cinquante mille élèves n’étaient pas scolarisés. En août, plus de 2 000 écoles accueillant 400 000 enfants étaient fermées au Burkina Faso. Si on compte les autres pays de la région, le Niger, le Cameroun, le Nigeria, la RCA, le Tchad et la RDC où se déroulent des conflits, ce sont 9 272 écoles qui, en juin, étaient fermées, affectant 1,9 million d’enfants et 44 000 enseignants. Depuis, ces chiffres ont probablement dû augmenter. En mars dernier, sur 160 civils tués dans le massacre d’Ogossagou, le plus meurtrier du pays, 46 étaient des enfants. Ils ne sont pas épargnés par les groupes armés.
Les enseignants vraiment menacés
Devenir otage terrorise peut-être encore davantage les enseignants, car ils savent les supplices qu’ils pourraient endurer s’ils tombent entre les mains de chefs fanatiques. Pour eux, professeurs et instituteurs sont des collaborateurs du gouvernement, des apostats qu’il faut éliminer au même titre que les soldats qui défendent, à leurs yeux, un régime impie. Demander une rançon, comme cela a été le cas pour des otages européens, semble peu probable. Les familles des otages africains sont démunies et leur gouvernement n’est pas habitué à négocier sur ce terrain. Reste la libération à Bamako de prisonniers terroristes pour un échange, qui s’est déjà produit par le passé au cours d’une négociation « globale » concernant la libération d’otages occidentaux. Une méthodologie déjà employée par les autorités françaises qui n’a pas eu cours jusqu’ici pour Sophie Pétronin, détenue au Mali depuis le 24 décembre 2016, soit depuis bientôt trois ans.
Une culture de rapts s’installe doucement
Âgée de 76 ans, cette humanitaire, peut-être trop confiante, qui dirigeait une modeste association d’aide aux orphelins n’a pas, il est vrai, le soutien emblématique d’une grosse entreprise, pas plus qu’elle ne semble bénéficier de l’important dispositif et des libéralités accordés jadis aux négociateurs par l’État français. Sur sa dernière vidéo diffusée par ses ravisseurs est présente une religieuse colombienne, enlevée en février 2017, qui s’adresse, en français, au pape François. Comme elles, aujourd’hui, les enseignants maliens sont des victimes de la guerre sans pitié qui se déroule au Sahel. Pour les djihadistes, abolir l’enseignement du français, c’est isoler un peu plus les Maliens de leurs voisins francophones, enfoncer un coin dans leurs rapports avec l’extérieur. Comme l’exigent les talibans en Afghanistan, Boko Haram au Nigeria, les groupes d’Al-Qaïda et de Daech au Sahel interdisent l’apprentissage des langues étrangères. En fait, ils ne tolèrent pas l’enseignement de la République, en particulier pour les filles. Seule l’école coranique trouve grâce à leurs yeux. Un prétexte qui permet de garder sous leur influence une jeunesse toujours plus nombreuse, majoritaire sur le continent. Les groupes terroristes espèrent ainsi enrôler plus facilement dans un djihad fantasmé, cette jeunesse en désarroi, qui serait, escomptent-ils en brûlant les écoles, maintenue dans l’ignorance du monde.
Source: lepoint