Le conflit qui gangrène le pays depuis 2012 ne cesse de faire toujours plus de victimes civiles. L’année 2020 a été très meurtrière avec plus de 2 845 morts.
Seul le signal de l’électrocardiogramme assure que le soldat est bien vivant, malgré ses plaies béantes. Une première balle a transpercé le biceps gauche. Une seconde a crevé les poumons. « Il est arrivé en situation de détresse respiratoire avec un pneumothorax. C’est la deuxième cause de mortalité chez nos patients », explique à travers son masque le docteur Sidibé, à l’hôpital Somine Dolo de Mopti, au centre du Mali, où défilent les blessés graves.
Ce jeudi 11 février, six sont au bloc. Presque la routine pour l’équipe de treize chirurgiens de guerre qui exercent ici. Certains se rappellent les nuits blanches à réparer les corps, lorsque des dizaines de personnes estropiées et mutilées, amenés en charrettes et ambulances de fortune, remplissaient les couloirs des urgences.
La dernière remonte au 24 janvier, après l’attaque simultanée de deux postes militaires par les djihadistes. Soixante opérations ont dû être menées en quelques heures, nécessitant de trier ceux qui pouvaient être sauvés et les autres.
« L’hôpital de Mopti est l’un des plus sollicités du Mali, car il se trouve à la charnière entre le nord, l’est et le centre du pays, où les combats sont les plus sanglants », lance le docteur Namegabe, arrivé de Gao en renfort il y a tout juste un mois. Les routes nationales qui y mènent sont prisées des poseurs de bombes et les véhicules qui les empruntent se heurtent régulièrement à des mines artisanales ou à des tirs, à l’instar de ce véhicule tout-terrain qui nous conduit aux urgences. Le feutre du plafond garde le sillon d’une balle qui a frôlé la tête d’un passager.
« Bras valides de la nation »
Pour le Mali en guerre, l’année 2020 a été particulièrement funeste avec 2 845 morts recensés contre 544 en 2012, selon l’ONG Acled (Armed Conflict Location and Event Data Project). Mopti, qui subit à la fois les attaques de groupes armés venus du nord et de l’est et les conflits communautaires nés de l’instrumentalisation des tensions entre éleveurs et agriculteurs, est la zone la plus touchée avec 1 593 morts. La flambée de violences a conduit le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à dépêcher sur place une équipe de médecins spécialistes en chirurgie de guerre.
La plupart des blessés sont des civils. Les « bras valides de la nation », souligne le docteur Diassana. Il s’afflige de voir défiler devant lui ces jeunes, défigurés, aux corps brisés, désormais incapables de marcher et de retourner la terre. « Ma première année ici, en 2013, nous avons reçu une cinquantaine de blessés par balles. En 2020, nous avons dépassé les 500 », note le médecin, qui mesure l’aggravation du conflit par les lésions qu’il traite : brûlures et perforations par explosion, lacérations à la machette, plaies de calibres militaires, de grenaille rouillée, « des nouvelles apparaissent, et toutes augmentent ».
Lui qui se destinait à la chirurgie orthopédique a été forcé de devenir traumatologue. Deux formations dispensées par le CICR lui ont appris à retirer la terre, les morceaux de métal et d’os fracassés ; à poser des pansements au sucre ; à faire « bourgeonner » les chairs à l’air libre, pendant cinq jours, afin que les tissus morts pourrissent avant de les « débrider », puis de suturer.
Sur une table d’opération, un autre soldat bouge, à peine conscient, le fémur broyé par une rafale de mitrailleuse. Il a été victime de l’attaque du camp de Boni, la plus mortelle depuis le début de l’année. Le 3 février, dix militaires maliens ont été tués, et huit autres blessés lors d’un assaut mené dans un blindé volé par les combattants du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida.
Impartialité humanitaire
Les chirurgiens de Mopti soignent aussi les djihadistes. « Civil ou combattant, on ne fait pas de distinction, balaie le docteur Diassana. On ne connaît pas l’identité des malades, on ne leur demande rien. Nous nous concentrons sur les lésions à soigner, c’est tout. » Personne ici n’a cherché à savoir si les deux blessés venus de Bounti, cible d’un bombardement français controversé, il y a un mois, étaient des combattants. Les traitements sont intégralement pris en charge par le CICR, qui applique le principe d’impartialité humanitaire.
A l’accueil des urgences, trente personnes s’affaissent sous des ventilateurs qui peinent à disperser la chaleur. « Notre problème, c’est le manque de place », s’exclame le docteur Traoré, chef du service de chirurgie. « Les 46 lits du service ne suffisent pas », déplore-t-il. Les médecins n’ont parfois plus la possibilité de séparer, dans différentes chambres, victimes et assaillants d’une même attaque.
Dans l’une d’elles, bondée, un jeune homme à l’allure adolescente cherche son souffle depuis neuf jours. « J’ai senti la balle me traverser et me suis écroulé dans un fossé. Je croyais être mort », murmure-t-il. Le projectile est entré par le poumon, sorti par l’abdomen, traversant la rate, l’estomac et le colon. Des « hommes enturbannés » sont arrivés dans six véhicules et ont ouvert le feu sans distinction sur les habitants de son village de Bourkouma, tuant plusieurs personnes, raconte-t-il. « Ils ont pris le bétail, brûlé nos récoltes et nos maisons. Aujourd’hui, je n’ai plus rien. »
Dans la cour de l’hôpital, des éclopés réapprennent à marcher au déambulateur sous les regards inquiets de leurs familles. Elles sont plusieurs dizaines à loger sur place, dormant sur des nattes jusqu’au rétablissement d’un proche.
« Le conflit est partout »
L’affluence est telle que des tentes dévolues aux malades du Covid-19 ont été réaffectées à l’accueil des nouveaux blessés. Sous l’une d’elles, un jeune homme raconte comment, sur le chemin du marché, il a surpris une cache terroriste. Son frère est tombé sous les tirs. Il l’a traîné, s’est effondré à son tour. Son village a beau être cerné d’engins explosifs enterrés dans le sol, il ne pense qu’à y retourner. « Je suis né là-bas comme mes ancêtres. Je ne peux pas abandonner ma maison aux forces maléfiques. De toute façon, où aller ? Au Mali, le conflit est partout. »
L’hôpital n’est pas seul à se remplir au rythme des attaques. Les abords de la ville sont couverts de tentes des rescapés de villages rasés. La région de Mopti accueille le plus grand nombre de déplacés : 137 845 sur les 332 957 du Mali en décembre 2020. Il y a trois ans, ils n’étaient que 38 172 dans le pays. Mopti est aujourd’hui entouré par dix camps où demeurent les blessés qui n’ont pu rentrer chez eux.
Dans celui de Sokoura, des jeunes claudiquent tels des vieillards. Certains ont réchappé au pire massacre de l’histoire récente du Mali, celui d’Ogossagou, le 23 mars 2019, au cours duquel 157 civils ont été assassinés. La jeune Assa*, rescapée de 14 ans, raconte l’horreur d’une voix fluette. Alors qu’elle était recroquevillée dans une case contre ses proches, le tueur a mitraillé dans le tas. Sa mère est morte avec cinq autres personnes. Assa aurait perdu ses deux jambes si les chirurgiens n’étaient pas intervenus à temps. Ils ont sauvé sa vie, non son avenir. Ses blessures l’empêchent désormais de marcher jusqu’à l’école.
Source: lemonde