L’État islamique cherche un nouvel ancrage géographique. Par Yves Montenay. L’État Islamique avait anticipé ses défaites militaires sur le terrain syro-irakien et adapté son discours en appelant ses sympathisants à le venger partout où ils le pourraient.
Plus d’organisation ? Il suffit d’exciter les volontaires par Internet. C’est ce qui vient d’arriver en France ce 23 mars 2018, et se produit quotidiennement dans le monde, de l’Afghanistan au Nigéria. C’est dans ce contexte que nous allons exposer ici la suite de l’activité de l’EI et de divers groupes djihadistes qui s’inspirent de son action et sont souvent renforcés par des survivants fuyant l’Irak et la Syrie. Nous examinerons deux aspect de cette activité actuelle : le pourrissement du Mali et la finance. Mais parlons d’abord de l’actualité française. Le terroriste est d’origine marocaine, ce qui a amené plusieurs médias à interroger les services marocains. Cet article pourrait vous interesser Terrorisme : surtout ne rien changer
L’AVIS DES SERVICES MAROCAINS
Voici une synthèse de leur analyse : « Bien que d’origine marocaine, c’est chez vous qu’ils se sont radicalisés. Ils ont en général été condamnés pour de la petite criminalité, ce qui montre qu’ils n’étaient pas bien intégrés, puis ils ont été récupérés et endoctrinés en prison. Vous n’avez pas de lois permettant d’interpeller des suspects. Par ailleurs, nous n’avions pas d’informations sur l’action de citoyens de vos pays. Heureusement, ça a changé et nous travaillons maintenant avec nos partenaires occidentaux de façon très efficace. Enfin, et peut-être surtout, les religieux sont beaucoup moins surveillés que chez nous ».
Ce dernier point s’explique : la France est une république laïque, qui n’a pas à intervenir en religion, alors que l’islam est religion d’État au Maroc et que le roi y est commandeur des croyants. Il est donc directement dans sa fonction en contrôlant l’islam de son pays et notamment les prêches. Ce n’est pas le cas du pouvoir français.
Mais ce contrôle du pouvoir marocain n’est pas total : comme en Occident, Internet lui échappe et la propagande islamiste, terrain (pas automatique, mais fréquent) du djihadisme se déverse directement dans les foyers par certaines télévisions orientales.
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Les Marocains s’inquiètent également de la situation au Sahel : « Nous avons une bonne coopération avec les pays de la région et avec ceux qui s’y intéressent (la France au premier chef). Le problème est la non-collaboration des Algériens, notamment avec l’existence d’une zone contrôlée par le Polisario (considéré comme terroriste par le Maroc) depuis 1975 à l’ouest du Sahara algérien. Mais la frontière sud de l’Algérie pose également problème, car ce pays ne veut pas de soldats étrangers chez elle alors qu’elle ne contrôle pas complétement son territoire : Al-Qaida au Maghreb islamique y est présente comme au nord du Mali ».
Or le Mali, c’est important : il ne faut pas que l’EI compense la perte de son territoire syro-irakien en contrôlant un pays entier, surtout s’agissant « d’une autoroute vers l’Europe » via l’Algérie ou le Niger et la Libye pour les migrants, les terroristes, les armes et la drogue. Cette dernière arrive d’Amérique latine par des avions qui atterrissent au Sahara. Outre le danger direct, tout cela est source de revenus et de pouvoir pour ceux qui contrôlent la région.
LE POURRISSEMENT DU MALI
Quand on vient du Sahara et que l’on fonce sur Bamako, capitale du Mali, on passe par Mopti. C’est sur la porte du Mali « utile » (comprendre « agricole » et donc densément peuplé). En janvier 2013, les troupes franco-tchadiennes de l’opération Serval avaient volé au secours du gouvernement malien avec la bénédiction de l’ONU et stoppé la ruée des djihadistes sur Bamako.
Mais le gouvernement malien n’a pas su gérer la suite et les djihadistes sont revenus, menant cette fois des guérillas locales : des dizaines d’écoles ont dû être fermées après avoir été la cible d’attaques, et les enseignants refusent aujourd’hui de rejoindre leurs classes. Les djihadistes les menacent de mort car ils sont « coupables » de scolariser les filles et d’enseigner en français et non en arabe, langue religieuse (les langues parlées non écrites sont variables d’une ethnie à l’autre).
Plus au nord, c’est le Sahara malien où les arabophones et les Touareg berbérophones, de tradition guerrière et esclavagiste, ne supportent pas une administration « noire » (encore chair à esclaves il y a peu). Ralliés aux djihadistes puis plus ou moins séparés d’eux par les Franco-Tchadiens en 1973, ils devaient se voir accorder l’autonomie. Mais le gouvernement malien tergiverse et la situation n’est toujours pas réglée, ni politiquement, ni sécuritairement, ni pour ce qui concerne le fonctionnement administratif quotidien. Et aux rivalités ethniques s’ajoute le fait que l’administration est loin du terrain, voire corrompue à plusieurs niveaux.
Pire, la présence des troupes étrangères, françaises, tchadiennes et d’autres pays africains, appuyées par quelques Allemands et Américains et accueillies au départ en libératrices, ne soulèvent plus autant d’enthousiasme. D’autant que les problèmes exigent une police et une administration irréprochable et non une armée.
Comme l’a montré le voyage du président Macron, et comme le répètent certains sur Internet, il est valorisant de dénoncer « des troupes d’occupation », voire « néocoloniales ». Surtout si elles ne peuvent répondre aux menaces ou si la situation administrative et économique se dégrade. Les populations locales se sentent abandonnées, et peuvent être réceptives à la propagande islamiste : « La solution, c’est le Coran ». Et le pourrissement gagne maintenant le Burkina.
Comme dit plus haut, l’enjeu sahélien et sa composante malienne est aussi financier.
LA SURVIE FINANCIÈRE DE L’ÉTAT ISLAMIQUE
Avec la perte de la quasi-totalité de son territoire, l’État islamique a perdu le gros de ses recettes, celles venant des impôts, de la saisie des réserves des banques, notamment à Mossoul et du racket de la population contrôlée, soit 1,1 milliard de dollars sur un total de 1,5 en 2014, et en chute libre depuis. Il a également perdu les recettes des gisements de pétrole qu’il contrôlait. Ses ventes se faisaient en principe clandestinement en Turquie, en pratique probablement avec tes proches des dirigeants de ce pays.
Il semble qu’il ait sauvegardé à temps ses réserves en les envoyant un peu partout dans le monde, parallèlement au départ d’environ 10 000 combattants qui sont rentrés dans leur pays d’origine ou bien ont rejoint des « filiales » ou des groupes apparentés, notamment en Libye et au Sahel.
Comment ? D’abord de manière légale, en investissant dans des entreprises irakiennes et en achetant de l’or en Turquie. On parle d’au moins 400 millions de dollars. Il est donc difficile de pister cet argent et de le bloquer, d’autant que l’État islamique évite les transferts bancaires et travaille par compensation (ils payent ici et un autre acteur utilise l’argent dans un autre pays). C’est la hawala qui a ses propres intermédiaires « de mise en contact » et utilise par exemple WhatsApp pour échanger des communications cryptées.
À l’avenir on craint qu’avec ses complices l’EI ne réussisse à détourner une partie d’argent que la communauté internationale va donner à l’Irak pour sa reconstruction.
Avec des sommes de cet ordre on peut entretenir un grand nombre de cellules dormantes en Europe pendant des années, et envoyer armes et volontaires au Sahara.
LE PUZZLE DJIHADISTE SE RECONSTITUE
L’État islamique cherche un nouvel ancrage géographique. En Afghanistan, il fait face à ce qui reste des troupes américaines, mais l’administration y est pire qu’au Mali. En Afrique, porte de l’Europe par le sud, le travail revient à une coalition africaine à direction française tant juridiquement (ONU) que du fait des coopérations présentes et passées Nous y bénéficions de l’atout de la francophonie entre alliés et avec la population. En Europe l’EI mobilise ses « vengeurs » et probablement des cellules dormantes.
QUE FAIRE ?
À l’extérieur, pousser leurs anciens sympathisants de la péninsule arabique à couper la propagande télévisée qui entretient leur terrain, ainsi que tout autre appui.
À l’intérieur, adapter notre organisation carcérale, mais surtout veiller aux bonnes relations avec nos 5 millions de musulmans, d’origines et d’opinions très différentes les unes des autres. Cela d’abord pour des raisons de principe et d’intégration, et ensuite pour que les candidats djihadistes soient dénoncés avant leur passage à l’acte. C’est heureusement souvent le cas, ce qui explique les attentats déjoués à temps, dont on parle peu. Malheureusement des dérapages anti-musulmans sont toujours possibles, d’autant que l’EI veille à les provoquer.
Symétriquement, il faut appliquer nos lois sans faiblesse, lois qui viennent d’être renforcées en y intégrant des dispositions de l’état d’urgence.
Arrêtons les vaines querelles sur le multiculturalisme, que les uns rejettent et les autres idéalisent. Hors quelques cas particuliers, il n’existe pas. Notre vrai problème, ce sont les « monoculturalismes » exclusifs, dont le djihadisme est un cas extrême. Il faut en détruire les racines et les propagateurs.