«Défis de la jeunesse africaine : identité (s), radicalité(s), terrorisme(s)» est le thème de la table ronde, co-organisée par Jean-Marie Bockel, sénateur du Haut-Rhin, de l’UDI (parti politique français du centre droit), ancien ministre, et Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), le 23 juin 2016, dans la salle Champetier de Ribes au Sénat, à Paris.
En introduction, Emmanuel Dupuy a rappelé que si l’Afrique est le continent de la jeunesse, le «risque démographique» existe. En Europe, le nombre moyen d’enfants par femme est de 1,7. En Afrique, il se situe autour de 5 et atteint 7,6 au Niger. La population sahélienne est actuellement de 100 millions d’habitants. À l’horizon 2035, elle sera de 200 millions.
En point d’orgue de la rencontre, Moussa Mara a présenté son 3ème ouvrage «Jeunesse africaine, le grand défi à relever», paru aux éditions Mareuil (France). Moussa Mara, expert-comptable, ancien maire de la commune IV de Bamako, ancien ministre de l’Urbanisme et des Politiques de la ville, ancien Premier ministre du Mali, est l’actuel Président du Parti Yéléma.
Moussa Mara : «L’Afrique est le continent de la jeunesse par excellence…»
«L’Afrique est le continent de la jeunesse par excellence, et le sera de plus en plus. À l’horizon 2030/2040, 80% de la jeunesse mondiale sera africaine. La jeunesse est un sujet de préoccupation pour le monde entier, pour l’Afrique en général, et pour le Mali en particulier. Au moment où toutes les menaces globales qui planent, sous forme de terrorisme ou de conflits armés, liées aux trafics, toutes les violences que nous connaissons, portent l’empreinte de la jeunesse, et de ses frustrations. Les frustrations des jeunes expliquent souvent leur radicalisation, qu’elle soit religieuse ou pas. Et pourtant, jeunesse signifie espérance. Un enfant, c’est l’avenir, c’est l’espoir. Si cet espoir se transforme en menace, il nous appartient de nous demander qui a pu amener cet espoir à devenir menace et source de déstabilisation, voire de destruction.
L’Afrique est un continent dynamique démographiquement. Dans certains de nos pays africains, l’âge médian est de 16 ans, ce qui signifie que la moitié de la population a moins de 16 ans. Les taux de croissance économique de nos pays sont beaucoup plus faibles que ceux de leur croissance démographique. Cela réduit considérablement les chances d’amélioration du bien-être de vie des populations. L’aspect qui ne peut pas être écarté est que la croissance urbaine est encore plus rapide que la croissance démographique. Les gens quittent leurs villages paupérisés, pour s’installer aux périphéries des villes où les opportunités de travail sont insuffisantes. À cela s’ajoutent les questions de formation inadéquate.
La jeunesse, nombreuse, mal ou pas formée, constitue une masse de citoyens sans espoir, et désœuvrée. C’est la frustration qui en découle qui peut faire basculer certains jeunes dans une forme d’extrémisme. La question démographique n’est pas facile à traiter. Outre les tabous d’origine culturelle et religieuse, concernant la régulation des naissances, il est important de ne pas oublier que la jeunesse est une richesse pour un pays. Une population vieillissante impacte les capacités du pays, puisque c’est la jeunesse qui détient le potentiel d’innovation. La jeunesse africaine peut donc se révéler très positive pour le développement du continent si on lui en laisse la possibilité.
Les élites africaines, elles-mêmes, sont sources de frustration pour la jeunesse. Les élites actuelles n’ont pas la volonté d’insérer les jeunes dans le processus. Dans nos sociétés, la jeunesse «ne sait pas», la vieillesse seule est synonyme de responsabilité. Nos sociétés doivent faire confiance aux jeunes, aux plans national, local et même familial. Partout dans le monde, on doit accorder autant de considération aux frustrations des jeunes qu’au réchauffement climatique. Cela aidera dans une certaine mesure à résoudre les questions de radicalisation et de migration.»
Le 2ème intervenant était Pascal Peyrou, Secrétaire général du think tank international «Groupe Initiative africaine» (GIA), basé à Abidjan (Côte d’Ivoire), dont l’une des pistes de réflexion est «Travailler sur le dialogue entre générations et la préparation de la jeunesse au Leadership et à la Responsabilité».
Pascal Peyrou : «Le propre d’un think tank est de faire des recommandations…»
«Le propre d’un think tank est de faire des recommandations… Le GIA juge donc de la nécessité d’un changement de paradigmes en Afrique, et vis-à-vis de l’Afrique. Il faut cesser de parler, et mettre la jeunesse au centre des actions. Il faut aller vers les jeunes, combler les distances intergénérationnelles effrayantes, ouvrir le monde politique aux jeunes citoyens, s’occuper de la formation et de l’emploi des jeunes, afin qu’ils soient les acteurs de leur propre développement, les moteurs du développement de leur pays. Il faut revaloriser les diasporas, leur donner la place qu’elles méritent. Il faut veiller à la transmission des valeurs culturelles. La culture n’est pas un luxe, c’est une urgence. La culture est le vecteur de la confiance en soi. Un jeune ne cherchera pas à s’identifier à une autre culture s’il connaît les valeurs ancestrales de sa propre culture. Le dernier changement absolument nécessaire, mais le plus important pour l’avenir de l’Afrique à l’horizon 2050, c’est le «Made in Africa». La production et la transformation des biens consommés en Afrique doivent être faites en Afrique, et par les Africains. Sinon, l’impact de la mondialisation continuera à être beaucoup plus dramatique et dévastatrice en Afrique qu’ailleurs.
Les dirigeants africains doivent cesser de ne penser qu’à eux-mêmes. Ils doivent s’entendre de façon inter-régionale, et agir pour l’avenir de leurs populations. Il faut que les pouvoirs extérieurs à l’Afrique admettent toutes ces nécessités, et laissent l’Afrique se développer à la mesure de ses propres potentiels. Tout doit être mené simultanément, et par tous. On pourrait dire que cela relève de l’utopie, mais s’il existe une volonté vraie sur le continent et ailleurs, c’est possible. Si on ne veut pas que la jeunesse explose comme une bombe, c’est ce qui doit être fait.»
Le 3ème intervenant était Baba Oumar Konaré, chercheur à l’EHESS, psychologue clinicien, expert du fait religieux et de la psychologie interculturelle. Il a travaillé sur les minorités ethniques. Baba Oumar Konaré a d’abord partagé ses questionnements à l’issue d’un travail au sein du service de psychiatrie de l’Hôpital du Point G à Bamako. D’une part, sur le lien mystique à la religion de beaucoup de jeunes patients, et d’autre part sur le lien entre le parcours passé dans la consommation de drogues de jeunes patients, et leur investissement dans la religion. Les jeunes ne comblent-ils pas leur sentiment d’inadaptation au sein de la société par des comportements déviants ?
En 2012, pendant l’occupation du septentrion malien, de jeunes talibés ont rejoint les groupes armés qui les ont utilisés pour faire régner la loi dans certaines villes. Les talibés sont des enfants confiés par leur famille à des maîtres coraniques qui les mettent à mendier dans la rue. Certains d’entre eux peuvent chercher à compenser leur sentiment de rejet familial et social en adoptant des comportements déviants.
Baba : « Lorsqu’en 2012, les groupes armés du MUJAO sont venus dans la région de Mopti, certains jeunes peulhs, qui partageaient leurs revendications vis-à-vis de l’Etat, les ont rejoints. Cela leur a permis de faire mieux vivre leurs familles. Ce n’était pas une radicalisation religieuse. La radicalisation peut être autre. Lorsque les groupes armés ont été chassés, les jeunes se sont retrouvés stigmatisés et ciblés. Victimes de nombreuses exactions, exclus de toute intégration économique et politique, ils ont un fort sentiment de frustration qui pousse certains vers encore plus de radicalisation. On n’écoute pas ces jeunes. On n’écoute pas ces jeunes hommes, ces jeunes femmes. Tous et toutes ont des choses intéressantes à dire et à proposer. L’Etat a tort. L’Etat doit comprendre que la Démocratie passe par un partage politique et économique équilibré entre toutes les communautés, qu’elles soient sédentaires ou nomades». Baba a fait référence au travail de Boukary Sangaré sur ce sujet.
Jean-Claude Tchicaya, chercheur IPSE, expert de la déradicalisation sur le territoire français, fut le dernier intervenant. «Nés dans un milieu social qui ne peut pas leur assurer le quotidien, nés dans des pays où même un père ou une mère de famille ne sont que des «jeunes» dont les «vieux» n’écoutent ni les suggestions familiales, ni les idées économiques et politiques, les jeunes sont désabusés, sans espoir de progression sociale, déçus par les promesses de l’élite et de l’Etat. Ils rêvent d’un «ailleurs». Ils rêvent de l’ailleurs qu’ils entrevoient à travers les médias, les réseaux sociaux. Certains partent vers des mondes qu’ils croient meilleurs, au péril de leur vie. D’autres se radicalisent, rejoignent des groupes qui leur promettent des missions, qui leur promettent de faire d’eux quelqu’un, eux qui ne sont rien. Ce constat est valable sur le continent, mais aussi ailleurs. On ne ralentira la radicalisation, qu’elle soit religieuse ou pas, que si on s’occupe des jeunes dans leurs individualités. Et il faut faire vite, car la jeunesse est pressée, pressée de vivre.»
Un échange fructueux avec le public a clos la rencontre riche d’idées et de suggestions. Moussa Mara a souligné que dans environ un tiers des 377 pages de son livre, il donne des conseils aux jeunes pour qu’ils deviennent acteurs de leur propre vie, acteurs du développement de leur pays. Son livre se trouve en librairie en France, sur les sites de vente en ligne, et sera très bientôt disponible au Mali, dans toutes les librairies au prix de 6600 Fcfa. Il n’a pas encore été décidé de le rendre accessible en version électronique téléchargeable.
Les défis sont nombreux, toute réflexion sur la jeunesse africaine contribuera à les relever. L’Afrique, c’est la jeunesse. La jeunesse, c’est l’énergie. La jeunesse, c’est demain. Les adultes ne doivent plus la trahir, sinon elle explosera.
Françoise WASSERVOGEL
Source : Le Reporter