Après la brutalité de la conquête, les colonisateurs vont s’attaquer au modelage de l’esprit des peuples vaincus à travers l’ouverture des établissements scolaires. L’entreprise coloniale avait besoin d’auxiliaires. Dans les années 1930, les psycho-pédagogues français, après moult tâtonnements, ont pu affiner des méthodes adaptées à l’Afrique. L’approche était centrée sur la maîtrise des matières de bases : l’élocution, le vocabulaire, l’orthographe, la grammaire et la composition écrite. Le syllabaire a rendu des services inestimables. Et la série « Mamadou et Bineta » en était le fleuron.
L’inspecteur d’Académie Gérard Vigner a exercé en Afrique, pour l’enseignement de la langue française. A ce titre, il a notamment travaillé, théoriquement sur la problématique de l’apprentissage du français à travers un examen approfondi de Mamadou et Bineta, ces fameux manuels qui sont à la base de l’itinéraire scolaire de plusieurs générations d’écoliers africains. Plus qu’une approche pédagogique, il s’est particulièrement intéressé à la « nature et la visée » de ses supports. Il a publié de nombreux écrits comme « le français langue seconde. Comment apprendre le français aux élèves nouvellement arrivés » Hachette éducation, 2008, « Une grammaire scolaire dans l’Afrique coloniale. La grammaire dans la série « Mamadou et Bineta » : grammaire réduite ou grammaire adaptée ? » (Grammaire et enseignement du français langue étrangère et seconde-Permanence et rupture du XVIème au milieu du XIX ème siècle, N° 52, 2014…
« Mamadou et Bineta », déjà dans le titre, était indicatif quant à la mise en œuvre d’un enseignement à travers lequel une bonne partie de l’Afrique de l’Ouest pouvait se reconnaître. En tant que manuel, il a une histoire qui a bien été campée par Gérard Vigner. Il met en lumière les ambitions de la France, sortie littéralement exsangue de la première guerre mondiale. Le pays a renoncé à sa volonté d’être au sommet de la présence dans le monde. Désormais, il va se redonner des forces en mettant en valeur les ressources de son immense empire colonial. Pour l’époque, la pensée coloniale avait le mot juste quand elle parlait « d’école indigène ». C’était sommaire comme programme, mais suffisant pour mouler des esprits à devenir non pas français, mais de bons sujets français. La réorganisation de l’école intervient dans ce cadre.
Le gouverneur général Ernest Roume avait déjà tracé les sillons avec la prise d’un arrêté à la date du 24 novembre 1903. Il s’agissait de conférer des normes à l’enseignement. Cet arrêté va évoluer significativement entre 1924 et 1945 pour renforcer l’offre et la carte scolaire. Désormais, on peut distinguer clairement quatre ordres d’enseignement. Il s’agissait de l’enseignement primaire élémentaire qui correspondait aux écoles de villages, régionales et urbaines. L’enseignement professionnel venait pour les aptitudes techniques. Dans les capitales de chaque colonie, existait un enseignement primaire supérieur. Au sommet de cette pyramide, se trouvait la bien nommée école normale William Ponty. Cette école normale était la pépinière fédérale. On voit bien dans ce dispositif que l’enseignement secondaire, général et universitaire n’était pas une préoccupation.
L’enseignement suppose des enseignants et des manuels. Au départ, les « écoles indigènes » pouvaient s’appuyer sur des méthodes en cours dans la Métropole. Ce qui n’a pas été un exercice facile pour les militaires, qui par la force des choses, étaient devenus moniteurs et instituteurs. Très tôt est apparue la nécessité de trouver des outils et des profils adaptés à l’Afrique. Georges Hardy a supervisé et participé à la production des premiers manuels : « Histoire de l’Afrique occidentale française », « Géographie de l’Afrique Occidentale Française », « le dessin à l’école indigène », « le chant à l’école indigène », « la composition française à l’école indigène ».
Pour le cas spécifique de l’apprentissage de la langue française, les premiers manuels édités le seront en 1916. Il s’agit de « Méthode de lecture et d’écriture de l’écolier africain » et «Moussa et Gigla, histoire de deux petits noirs. Livre de lecture courante», de L. Sonolet et A. Péres, chez Armand Colin. Les titres sont assez illustratifs de la condescendance colonialiste.
La découverte du système graphique du français par le moyen d’un syllabaire, la lecture courante, les règles de la langue, l’écriture et l’art de la rédaction, étaient les préoccupations véritables. La grammaire était à l’index. Et c’est là, tout le sens du propos du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, M. Gaston Doumergue : « Dans l’enseignement primaire notamment, et pour les élèves qui n’ont pas à apprendre d’autres langues que le français, il conviendra de réduire autant que possible le vocabulaire technique. Les formes grammaticales doivent s’apprendre par des exercices pratiques appropriés et la syntaxe par l’observation méthodique des textes ». (Chervel 1995 : 253).
La grammaire à l’école coloniale
Il faut partir du fait que le français n’est pas la langue des Africains. C’est donc une notion qu’il faut « inculquer » en encourageant ou en imposant le « français parlé ». L’écrit vient après. En France, les enfants pouvaient apprendre à lire pour écrire. En Afrique, c’est le contraire. Telle est la doctrine à la base de l’idéologie coloniale à partir des indications contenues dans « une Conquête morale. L’enseignement en AOF » (Georges Hardy, 1917). « Nous ne pouvons négliger la grammaire, quoi qu’en pensent des esprits superficiels ; il est impossible, en effet, d’écrire une langue sans connaître les règles principales de la syntaxe. Mais on s’applique à diminuer la part de la théorie, on choisit les exemples de telle sorte qu’en dehors même de leur utilité grammaticale ils soient nourrissants, on extrait les règles de l’étude des textes, et ces textes gardent le caractère que nous leur avons indiqué », soutient-t-il. (Ibid. : 153).
André Davesne
Il est un acteur essentiel de « Mamadou et Bineta ». Davesne arrive en Afrique dans les années 1920 en tant qu’instituteur. Il sera inspecteur de l’Enseignement primaire et directeur de l’Enseignement pour l’Afrique équatoriale française. Il va s’illustrer dans la recherche-action et va débuter ses publications à partir de 1930 avec un « complice », le directeur d’école Joseph Gouin. Dans le numéro 73 de « L’éducation africaine » (juillet-décembre 1930), il décline sa vision ; déroule au crible la problématique de l’enseignement du français. Davesne s’est interrogé sur la pertinence des objectifs d’un « enseignement à destination des publics indigènes ». Dans son élan, il a quand même compris qu’il fallait déboucher sur une école qui ne « déracine pas » et qui ne « déstabilise pas ». C’est donc, « naturellement » qu’il a été décidé de mettre en place un enseignement utile, un « enseignement pratique, modeste dans sa visée, aux antipodes de ce que peut être un enseignement livresque et abstrait. » William Ponty, alors gouverneur général de l’AOF le rappelle bien : « Si le but des cours normaux et des écoles régionales est de préparer des maîtres indigènes, des fonctionnaires et des employés pour les maisons de commerce, les autres écoles ne seront vraiment utiles qu’à la condition de rester modestes et de rester adaptées aux milieux de pêcheurs, de pasteurs, de cultivateurs et d’ouvriers auxquels elles s’adressent, c’est-à-dire d’enraciner dans la région et de vivre avec et pour le pays ». (Bulletin de l’Enseignement de l’AOF, n° 10, 1913.)
L’inspecteur Georges Hardy campe cette orientation dans la préface du premier numéro du Bulletin de l’Enseignement de l’Afrique occidentale française (janvier 1913, p. 2), en ces termes : « Nous n’avons pas affaire à un pays d’antique civilisation, où l’école est une institution aussi vieille que les chemins, où tous les systèmes pédagogiques ont été tentés, où les méthodes d’enseignement s’adaptent sans peine à des esprits prédisposés. Nous taillons dans le neuf, comme on dit ; nous connaissons mal encore cette rude étoffe qu’on nous confie, et nos ciseaux, ne craignons pas de l’avouer, hésitent souvent dans nos mains. Nous élaborerons petit à petit une pédagogie indigène, très différente de l’autre, et personne de nous n’oserait assurément soutenir que nous voyons en toute netteté, non seulement les moyens, mais le but même de notre enseignement. ».
La pensée de cet inspecteur d’académie est encore plus claire quant aux objectifs véritables de cet enseignement : « Pour les grands élèves, nous ne nous soucions pas de les initier aux beautés de notre littérature classique, dont l’intelligence suppose en même temps qu’un grand nombre de connaissances accessoires lentement acquises, un sens certain de la langue française ; nous préférons les voir lire du Jules Verne ou du Labiche, ce qui, du reste, leur plaît infiniment et les garde d’une grandiloquence peu désirable. […]. En composition française, nous exigeons avant tout des phrases courtes, exactes, des précisions justes, et nous luttons férocement contre l’abus des images, l’amphigourisme, l’enflure et les mots qui ne veulent rien dire. Les sujets de devoir sont empruntés à des circonstances locales ; ils obligent à observer, à regarder de près, et ne favorisent nullement les belles envolées. Nous réservons une large place aussi aux lettres d’affaires, aux comptes rendus, aux rapports. Tout cela ne développe pas l’imagination littéraire de nos élèves, mais elle n’a que trop de tendances à se développer sans nous. […]. On trouvera certainement que cet enseignement manque d’ampleur et qu’il sacrifie une bonne part de son charme. Mais il ne faut pas oublier que les défauts d’esprit que nous devons combattre ont, durant des siècles, maintenu dans un abîme de sauvagerie des races qui, par ailleurs, ne sont dénuées ni d’intelligence ni de qualités morales. Un enseignement à tendances purement littéraires donnerait à ces défauts un nouvel aliment, il griserait les élèves comme une musique, il leur ferait perdre de vue le reste de notre programme, dont l’utilité est notoirement supérieure. » (Hardy, la conquête morale, 1917 : 193-194)
Le ministre des Colonies, Albert Sarrault, dans la circulaire ministérielle sur le développement de l’éducation indigène, du 10 octobre 1920, donne des instructions : « Vous devrez donc […] prendre à tâche d’organiser partout, dans le domaine placé sous votre autorité, la diffusion de l’enseignement en adaptant, dans chaque colonie, au caractère des besoins locaux comme aux mentalités des races différentes, la variété de programmes et de méthodes pédagogiques dont une application identique et uniforme en tout lieu est une lourde erreur condamnée par l’expérience ». (J.O.A.E.F., 13 décembre 1920).
André Davesne a décrypté le message et a proposé de réformer le système. Il a préconisé que les « maîtres » reçoivent une formation appropriée. La création d’une « école normale rurale » dans chacune des colonies procède de cette volonté. Celle du Soudan sera basée à Katibougou. C’est « l’école Normale Supérieure Frédéric Assomption », en 1934. Il justifie cette création par le fait qu’il faut « simplifier l’enseignement général donné à l’école normale et accorder une place large à l’effort personnel de l’élève-maître ». Il propose de renforcer la « pédagogie pratique », en organisant des stages dans les stations agricoles, les hôpitaux… C’est dire que le maître d’école devra être au cœur de la vie rurale… On comprend donc pourquoi les Africains n’ont eu accès à l’enseignement supérieure, sur le continent, véritablement que vers la fin des années 50. L’Université de Dakar date de cette époque. Avant, on parlait de « médecins africains », de « sage-femmes africaines », de « vétérinaires africains »
Tel est le cadre dans lequel va évoluer l’enseignement colonial : réussir l’intégration des élèves indigènes dans l’espace colonial et faire de la langue un vecteur des savoirs présentés et diffusés par l’école. Voilà l’école qui a déshumanisé l’Afrique. Voilà l’école qui a fait que nous ne pensons plus dans nos réalités mais selon le bon vouloir de nos maîtres d’avant. Cette école a été quand même d’une grande efficacité. Que dire aujourd’hui de nos errements, cinq décennies après les indépendances. Il s’est trouvé, sans doute avec beaucoup de raisons, de grands esprits pour dénoncer le syllabaire au profit de méthodes dites actives avec le résultat que l’on voit aujourd’hui. Certaines écoles ont juste remis « Mamadou et Bineta » au goût du jour.
Source : L’Essor