Des Ukrainiens prétendument maquillés en blessés pour les photos, des massacres qui seraient des scènes pour le cinéma, un président filmé sur fond vert… La propagande du Kremlin use de toutes les ficelles pour nier les images jugées gênantes.
A croire ceux qui relaient ces rumeurs, rien ne serait vrai. La femme au visage tuméfié, qui fait la « une » du quotidien Libération du 11 octobre ? Une figurante, maquillée pour la photo. Les allocutions de Volodymyr Zelensky ? Des séquences tournées en studio, sur un fond vert. Quant aux vidéos présentant les soldats russes comme des agresseurs, ce serait du cinéma hollywoodien, dans des scènes tournées par le réalisateur américain Sean Penn, croient savoir les plus conspirationnistes.
Depuis le début de l’invasion en Ukraine, le Kremlin et ses relais dans la complosphère francophone contestent l’authenticité des images qui les embarrassent, comme si Kiev était à l’origine d’une gigantesque opération de trucage de la réalité.
A chaque fois, cette thèse s’appuie sur des documents sortis de leur contexte. Une vidéo a ainsi été partagée cet automne afin de prouver que les supposés massacres en Ukraine sont fictifs. On y voit en effet un des « cadavres » allongés sous des bâches soulever fugacement le bras. En réalité, il s’agit d’un happening pour alerter des risques du changement climatique, filmé par la télévision autrichienne. L’extrait avait déjà été détourné par la complosphère pour dénoncer les supposés faux morts du Covid-19 début 2022.
L’aubaine du « président-comédien »
Dans cette guerre qui se joue aussi sur le terrain de la communication, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a la particularité d’avoir été acteur de métier, et même d’avoir joué le rôle d’un président de la République, dans la série Serviteur du peuple, avant d’en revêtir le costume dans la vraie vie.
Peu après son élection en 2019, Vladimir Poutine ironisait sur ses compétences professionnelles : « Il semble que c’est un bon spécialiste dans son domaine. Mais c’est une chose de jouer un rôle, c’en est une autre d’être quelqu’un. » Le président russe continue de surnommer Volodymyr Zelensky « le comédien », en l’accusant de duplicité et de tricherie. Une rhétorique reprise par le conspirationniste français Silvano Trotta, relais de la propagande du Kremlin, qui affirme, à propos des Ukrainiens : « En plus d’être des nazis, c’est aussi des manipulateurs. Leur président étant comédien, ils savent faire. »
Le 11 octobre, un compte Twitter bien connu des complotistes d’extrême droite publie ainsi une vidéo de Volodymyr Zelensky dans un studio d’enregistrement, en expliquant que toutes « les vidéos de #Zelensky en plein air à Kiev sont bidon. En réalité, il tourne derrière un fond vert en Pologne. Il envoie des centaines de milliers de personnes à l’abattoir mais lui se planque tranquillement à Hollywood ». Non seulement il présente un sens très personnel de la géographie, mais surtout, il oublie de préciser que la séquence montre la préparation d’un discours donné en simultané et en hologramme par le président ukrainien dans quatre salons consacrés aux nouvelles technologies, dont VivaTech, à Paris, le 16 juin – et absolument pas ses pastilles vidéo dans les rues de Kiev.
A l’inverse, en mars 2020, l’ancien bras droit de Marine Le Pen, Florian Philippot, s’était scandalisé d’une vidéo où Volodymyr Zelensky tirait sur des députés russes – sans remarquer, ou vouloir remarquer, que l’extrait en question provenait d’une bande-annonce de sa série, en 2017 : pour une fois, il s’agissait bel et bien d’une fiction pour la télévision.
Transformer les massacres en scènes de film
Il est bien sûr possible que certaines images relèvent effectivement de la mise en scène. Par exemple, début octobre, la vidéo un peu trop parfaite d’un blindé russe et de ses occupants se rendant sans résistance a fait lever plus d’un sourcil. Mais le Kremlin et ses relais ne se contentent pas de dénoncer les images suspectes quand elles existent. Ils mettent en doute de manière systématique toutes les images gênantes pour Moscou, même quand la preuve de leur véracité a été apportée.
Le déni a ainsi été total lors de la découverte, en avril, de centaines de corps de civils à Boutcha. Les cercles prorusses ont aussitôt multiplié les thèses accréditant une mise en scène : les morts auraient été placés par l’armée ou par la police ukrainienne, ou bien il s’agissait de figurants, ou encore de mannequins…
Ge genre d’arguments avait déjà été convoqué lors de la guerre en Syrie. En 2017, la Chine affirme que les images virales du petit Omran, enfant syrien rescapé des décombres d’Alep, photographié hébété et couvert de poussière, sont une mise en scène des sauveteurs. En 2018, à partir d’images détournées du tournage d’un long-métrage pro-régime, une attaque chimique contre un quartier de la Ghouta est qualifiée par la Russie de « mise en scène devant les caméras » des casques blancs, une organisation de sauveteurs syriens.
Une stratégie de « désensibilisation »
« Ce type d’intox est produit dans le cadre de la stratégie de l’agresseur, nommée en anglais Darvo [acronyme de “deny, attack and reverse victim and offender”], pour attaquer et décrédibiliser les victimes de violences », expliquait en avril au Monde Stephanie Lamy, autrice d’Agora toxica, la société incivile à l’ère d’Internet (Editions du détour, 2022).
Ce qui peut passer pour des gesticulations grotesques et indignes répond à une véritable stratégie. « L’utilisation de faux et du mensonge a été pensée, estime Dimitri Minic, chercheur à l’Institut français des relations internationales et spécialiste de la culture stratégique russe. Les astuces logiques, l’inversion de la cause et de la conséquence, la manipulation des intentions, tout cela a été théorisé par l’armée russe pour tromper et même reformater l’adversaire au cours de la confrontation psychologico-informationnelle. »
La désinformation russe ne rend pas la guerre irréelle, mais cherche à rendre les victimes ukrainiennes moins crédibles pour l’opinion publique internationale. « C’est une manière de couper toute possibilité d’identification ou d’empathie, un processus de déshumanisation, voire de désensibilisation, analyse Marie Peltier, autrice d’Obsession. Dans les coulisses du récit complotiste (éditions Inculte, 2018). Le but est de nous empêcher d’être touchés par ce qui se passe. »