La Bulgarie est toujours au centre de trafics qui ravitaillent des groupes liés à Al-Qaïda en Afrique et au Moyen-Orient. De notre envoyé spécial à Sofia.
Longtemps “la main de Moscou”, la Bulgarie reste au centre de trafics, notamment d’armes, qui continuent de ravitailler certains groupes anti-occidentaux en Afrique et au Moyen-Orient liés à Al-Qaïda. Professeur entré dans les services secrets bulgares pour les démocratiser après la chute du communisme, puis devenu un des chefs de l’unité spéciale de police anti-mafia (GDBOP), Miroslav Pisov brosse, preuves à l’appui, ce tableau effarant.
Selon cet ancien agent secret et ex-policier, ce pays des Balkans, – couloir de circulation entre l’Est et l’Ouest, l’Asie et l’Europe, le Nord et le Sud -, joue toujours le rôle de plaque tournante du crime et du terrorismeinternational, servant de puissants intérêts privés liés à la Russie. Aujourd’hui, affirme l’ex-membre des services secrets Miroslav Pisov, les “anciens” du Komitet za Darjavna Sigournost, (Comité de la Sécurité d’Etat), les services bulgares, patentés par le Kremlin, vendent, en Afrique et au Moyen-Orient, des armes aux mouvements islamistes franchisés “Al-Qaïda” qui déstabilisent des gouvernements pro-occidentaux.
Des liens avec Moscou
Du temps de la guerre froide, la Darjavna Sigournost (DS), qui avait conclu un accord officiel de coopération à Moscou, se livrait, avec la couverture de l’Etat, au trafic d’armes et de drogue, notamment pour financer pour le compte du Kremlin les mouvements “révolutionnaires” dans le monde. Du temps du communisme, un slogan était inscrit sur un mur du siège de la DS : “La Darjavna Sigournost est le bouclier et le glaive du Parti et de l’amitié avec l’Union soviétique”.
Ces services secrets ont aussi participé à quelques attentats commandités par l’Est, dont, vraisemblablement, celui contre le Pape Jean-Paul II en 1981. L’affaire la plus célèbre reste celle dite du “parapluie bulgare”. Le dissident bulgare Georgi Markov a été assassiné à Londres en 1978 par la DS grâce une piqure empoisonnée à la ricine prodiguée avec un parapluie trafiqué. La Sécurité d’Etat bulgare a été rebaptisée “DANS” mais n’a jamais été profondément réformée. Elle reste sous la coupe des “anciens” de la DS, qui ont même parfois été promus. Et elle a conservé des liens occultes avec la Russie.
La pieuvre rouge
Relevés de comptes numérotés en Suisse pour prouver ses dires, Miroslav Pisov décrit les tentacules de cette “pieuvre rouge” qui s’étendent encore aujourd’hui aux pays voisins, Turquie, Serbie, mais aussi jusqu’en Amérique latine pour s’alimenter en drogue dure, livrer des armes aux narco-guérilléros marxistes. L’ancien officier de police, en collaboration avec ses collègues espagnols et britanniques, a participé au démantèlement d’un de ses réseaux bulgares, le réseau “Brendo” aux ramifications internationales. Le pilote d’avion Tchavdar Genov a témoigné devant la justice, en avril 2012, avoir convoyé des armes pour ce réseau, notamment en Erythrée, sous embargo international, en échange de drogue. “On se demande pourquoi, ironise l’ex-policier, l’un des premiers soucis du gouvernement actuel a été de dissoudre notre unité de lutte contre le crime organisé”. L’écrivain Ilya Troyanov a résumé les choses : “Des Etats ont une mafia. En Bulgarie, c’est la mafia qui a un Etat”.
Un asile pour Al-Qaïda
L’ancien agent secret affirme aussi que des terroristes islamistes ont bénéficié de l’asile des services bulgares. Selon lui, l’égyptien Ayman Al-Zawahiri, longtemps numéro deux d’Al-Qaïda et devenu son leader depuis la mort de Ben Laden, a longuement séjourné en Bulgarie, dans les Rhodopes, dans la région à majorité de population musulmane de Vélinegrad, en 1995-1996, – quand l’organisation terroriste islamiste s’en prenait déjà aux Etats-Unis -, sous l’œil complaisant des services secrets bulgares. C’est-à-dire, sans doute, avec l’assentiment de la Russie. Car, coïncidence fâcheuse, au même moment, dans la même région, à Yakorouda, séjournait un groupe de trois “anciens” officiers du GRU, les services secrets de l’armée russe, qui ont finalement été expulsés du pays en 1997, après la chute du gouvernement “socialiste” (ex-communiste).
Interrogés à l’époque par la presse pour savoir pourquoi Al-Zawahiri n’avait pas été arrêté alors qu’il était recherché, le secrétaire général du ministère bulgare de l’Intérieur d’alors, Gueorgui Lambov, ainsi que le chef des Renseignements extérieurs (NSS – Service National de Sécurité), Vladimir Manolov, avaient expliqué qu’il n’existait pas de convention judiciaire entre l’Egypte et la Bulgarie et qu’ils ne désiraient pas troubler la population locale musulmane bulgare…
Après son séjour en Bulgarie, Al-Zawahiri semble avoir été récupéré par les Russes. Entre 1996 et 1998, l’actuel terroriste numéro un mondial a été entrainé par le FSB (ex-KGB) au Daghestan, dans le Caucase russe, selon l’ancien agent des services russes, Alexandre Litvinenko. (Interview à Chechenpress en 2005)
Al-Zawahiri en Russie
Après avoir aussi révélé dans un livre que les attentats en Russie de 1999, qui ont propulsé Vladimir Poutine au pouvoir, avaient été organisés par les services russes et non par des “terroristes tchétchènes” (1,2), Alexandre Litvinenko a été assassiné en 2006 à Londres où il s’était réfugié, avec un sushi empoisonné au polonium, radioactif, sans doute par un autre ex-agent du FSB, Andreï Lougovoï, recherché par Scotland Yard mais protégé par la Russie. Les affirmations de Litvinenko ont été confirmées par le défecteur du KGB, Konstantin Preobrazhensky. Selon lui, Alexandre Litvinenko était responsable du caractère secret du séjour de l’égyptien Al-Zawahriri en Russie en tant que chef d’une division anti-terroriste du FSB. C’est après cette “formation” enRussie, que ce dernier aurait été “transféré” en 1998 en Afghanistan auprès d’Oussama Ben Laden. C’est alors qu’Al-Zawahiri a formellement fondu son groupe terroriste, le Djihad Islamique Egyptien, dans Al-Qaïda.
Viktor Bout en Bulgarie
La Bulgarie n’a pas seulement servi de refuge au futur dirigeant d’Al-Qaïda. Longtemps aussi, le plus célèbre trafiquant d’armes international, Viktor Bout, alias le “Marchand de la Mort”, a fait de ce pays sa base logistique mais aussi un de ses principaux fournisseurs. Viktor Bout, qui a admis avoir rencontré le chef des Talibans afghans, le mollah Omar, le protecteur de Ben Laden, est soupçonné d’avoir vendu des armes à Al-Qaïda. Protégé par le Kremlin, ce Russe a été arrêté en Thaïlande en 2008 lors d’un coup monté par les Américains puis jugé aux Etats-Unis et condamné en 2012 à 25 ans de prison, au grand dam de Moscou qui le considère comme un “prisonnier politique” (3).
Viktor Bout, un ancien traducteur polyglotte et officier de l’armée de l’air soviétique et sans doute aussi un agent du GRU, les services de l’armée russe, “travaillait” en Bulgarie avec la société KAS Engineering, dirigée par le Bulgare Peter Mirchev, dont le siège offshore est maintenant à Gibraltar. Peter Mirchev lui fournissait des armes dont la Bulgarie est un gros producteur. Viktor Bout était lui spécialisé dans le transport, via sa compagnie aérienne, Air Cess, depuis l’aéroport bulgare de Burgas, près de la Mer noire. Il était aussi le spécialiste des faux certificats de destination qui permettent de livrer des armes dans des pays sous embargo international.
KAS Engineering est liée à l’ex-nomenklatura du Parti communiste bulgare (devenu “socialiste”), essentiellement formée à Moscou et qui contrôle toujours l’essentiel de l’économie et de l’appareil d’Etat du pays. L’actuel chef des “socialistes” bulgares, Sergueï Stanichev, né en 1966 en Ukraine (alors en URSS), dans une famille bulgaro-ukrainienne, diplômé de l’Université d’Etat de Moscou, fut même longtemps un citoyen soviétique. Sergueï Stanichev et son parti soutiennent l’actuel gouvernement bulgare, contesté dans la rue depuis plus de 140 jours par des manifestants qui demandent le départ de ce qu’ils appellent la “Mafia rouge”.
Un réseau toujours actif
Si Viktor Bout, qui a inspiré le film “Lord of War”, dort en cellule à New York, Peter Mirchev, son ami, associé et fournisseur bulgare, est toujours à Sofia à la tête de l’entreprise KAS Engineering impliquée dans d’innombrables trafics d’armes dans le monde. Sur le web, la messagerie professionnelle Linkedln de Peter Mirchev est toujours active. Interrogé dans la capitale bulgare en 2012 sur ses “affaires” par Nicholas Schmidle, un reporter du “New Yorker”, Peter Mirchev a répondu : “Mon obligation c’est de mettre les trucs dans l’avion. Après, je me fous d’où l’avion peut aller” (4). Rêvant de se rendre à New York pour un dîner, le patron de KAS Engineering a cependant précisé : “Je n’irai jamais à New York. Ou alors je serais dans la cellule à coté de Viktor”.
Si Viktor Bout est en prison, son frère aîné, Sergueï Bout, lui, est libre. Il est d’ailleurs toujours “en contact”, si ce n’est en “affaires”, avec Peter Mirchev. Sergueï Bout, qui était associé avec son frère Viktor dans le “transport de marchandises”, reste le principal actionnaire de la compagnie aérienne Air Zori, domiciliée à Sofia. Air Zori a été la cible de sanctions internationales en 2005 pour avoir violé l’embargo sur les armes contre l’ex-dictateur du Liberia, Charles Taylor, condamné en 2012 à 50 ans de prison pour “crimes contre l’humanité” par un tribunal international. Mais, selon l’ancien agent et ex-policier anti-mafia Miroslav Pisov, la société Air Zori de Sergueï Bout assure toujours le transport d’armes pour des groupes d’Al-Qaïda au Moyen-Orient et en Afrique ainsi que vers l’Amérique Latine. Interrogé en 2010 à Moscou par la chaine Arte (5), Serguei Bout a simplement répondu : “Il n’y a aucune de preuves que nous avons transporté des armes”.
(1) “Le temps des assassins”, par Alexandre Litvinenko, Iouri Felchtinski, ed. Calmann-Lévy, 2007 (“Blowing Up Russia : The Secret Plot to Bring Back KGB Terror”).
(2) “The Moscow Bombings of September 1999 : Examinations of Russian Terrorist Attacks at the Onset of Vladimir Putin’s Rule”, Par John B. Dunlop.
(3) Le Nouvel Observateur du 23-29 septembre 2010. “L’homme qui fait trembler le Kremlin”, par Vincent Jauvert.
(4) “Viktor Bout and friend”, par Nicholas Schmidle, The New Yorker, 29 février 2012.
(5) Interview de Serguei Bout sur Arte
Source: Le Nouvel Observateur