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Charia: les démons du passé

Alors qu’à Bamako on fait prendre un deuxième départ à la transition, les djihadistes maintiennent le cap pour atteindre leur objectif : instaurer un État islamique au Mali. Plusieurs villages des régions du centre et du nord du pays ploient sous le poids de la charia. À l’écart des médias, c’est une population abandonnée à elle-même qui souffre sous le joug des terroristes. 
 
Début mai, des membres présumés de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) ont rassemblé la foule lors du marché hebdomadaire de Tin-Hama, village situé dans le cercle d’Ansongo, région de Gao. Le groupe djihadiste a présenté trois présumés coupeurs de route auxquels il avait coupé la main droite et le pied gauche. Dans la loi islamique, cette amputation croisée symbolise les cas d’extrême banditisme. Et elle rappelle les horreurs de l’interprétation rigoriste de la charia en 2012, dans les régions du nord du Mali, par AQMI ou le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique occidentale).
Cette année-là, Moussa Bouréïma Yoro faisait office d’interface entre la population et les terroristes à Gao. Son mouvement, « les Jeunes patrouilleurs », veillait sur la sécurité des personnes et de leurs biens dans une ville sevrée de toute présence militaire ou administrative et sous le contrôle d’hommes armés appliquant la charia. Avec ses camarades, dont 16 ont été tués, ils ont résisté. « En 2012, c’était une situation exceptionnelle, parce que l’État était carrément absent. Il ne restait que la population face aux djihadistes. La population était unie et c’est cela qui nous a emmené à faire face. Les patrouilleurs ont joué un rôle important. Avant d’imposer la charia, ils nous ont consultés. Nous avons passé toute une journée à en discuter. Parce que, de l’Indépendance à 2012, c’était vraiment la démocratie. Donc, du jour au lendemain, nous imposer la charia était un peu compliqué. Les gens ne comprenaient pas »,
se souvient Moussa Bouréïma Yoro.
Métastases Si l’application rigoriste de la charia est connu pour dater de 2012, 9 ans après, elle réapparaît dans plusieurs localités du pays. Et Tin-Hama n’est pas un cas isolé. Le cancer terroriste s’est métastasé aux cercles de Niono, Bandiagara, Bankass, Douentza, Youwarou, dans le centre du pays et Niafunké, Goundam, Ansongo et Gourma Rharouss dans le nord. « Il y a la présence des djihadistes et l’application de la charia à Koïra Taoua, un village du cercle de Niafunké, dans la région de Tombouctou. L’autre jour, ils sont allé prélever des animaux en guise de zakat. En outre, il y a une femme qui m’a confié qu’elles sont toutes sous un voile de couleur noire. Ma maman m’a fait savoir qu’à Koïra Taoua les femmes se lavent généralement au fleuve. Avec la présence des djihadistes, quand on voit une femme au fleuve on la chicotte», explique une source à Tonka, commune du cercle de Goundam, dans la région de Tombouctou, située à 6 km de Koïra Taoua.
Chez elle, ni la sous-préfecture, ni la gendarmerie ne sont présentes. « Seule la mairie fonctionne, mais de temps en temps. Célébrer les mariages se fait en cachette, dans les maisons des futurs maris. Les cortèges sont interdits. L’école est aussi presqu’inexistante ici. Dernièrement, les djihadistes ont tenu une réunion. Ils ont demandé la fermeture des écoles dans les 27 villages de Tonka. Le lycée est complètement fermé et nos élèves sont partis à Goundam ».
Dans la même zone, à 35 kilomètres de Niafunké, le village de Saraféré est sous le contrôle de la Katiba Macina, dirigée par Amadou Koufa. Selon des confrères du Sahélien.com qui ont mené une enquête sur place, le 9 mai dernier, les terroristes ont investi le village lors d’une de leurs rondes habituelles. Plusieurs habitants ont été punis pour des actes « contraires à l’Islam ».
« On a d’abord réduit en cendres mon poste radio, on m’a ensuite fait avaler ma carte mémoire et interdit de jouer de la musique, puisque c’est proscrit par l’Islam », témoigne au Sahélien.com un jeune habitant trouvé écoutant la musique dans son atelier de couture.
Au centre du pays, un accord de cessez-le-feu conclu le 14 mars dernier entre la Katiba Macina, liée à AQMI, et les chasseurs traditionnels dozos impose le voile aux femmes de Farabougou, dans la région de Ségou, et dans les zones sous contrôle du groupe. Cet accord, conclu avec la bénédiction de l’État malien, a été possible grâce à l’implication du Haut conseil islamique. En outre, les djihadistes ont obtenu d’avoir leur mot à dire dans les décisions de justice traditionnelle des « oulémas locaux ».
Dans le dernier rapport du Secrétaire général de l’ONU sur la situation au Mali, datant de mars dernier, il est relevé dans les régions de Mopti et Ségou « plusieurs cas de mauvais traitements (notamment des flagellations) infligées à des femmes par des éléments de ces groupes pour le soi-disant non respect de la charia, qui selon eux, exige que toutes les femmes portent de longs voiles noirs, qui dépassent leurs chevilles. Par ailleurs, certaines femmes ont subi de mauvais traitements pour avoir quitté leur village sans porter de voiles ou pour avoir écouté de la musique ».
Un État absent L’absence de l’État favorise la mainmise des groupes djihadistes sur des localités sous leur contrôle, où ils imposent la charia. Selon le dernier rapport du Secrétaire général de l’ONU, « au 28 février, 22 administrateurs civils sur 131 (17%), dont des gouverneurs, des préfets et des sous-préfets, étaient physiquement présents sur leur lieu d’affectation dans les régions septentrionales, notamment celles de Gao, de Kidal, de Ménaka, de Taoudenni et de Tombouctou ».
Dans le cercle d’Ansongo, où ont eu lieu les amputations de Tin-Hama, cela inquiète.
« Nous sommes vraiment préoccupés par le fait que le préfet ne soit pas sur place. Il est à Gao depuis plus d’un an. C’est de là-bas qu’il gère le cercle comme il le veut. J’ai tout fait pour qu’on le relève, en vain. L’armée est présente, mais elle ne fait rien. Elle ne bouge pas d’un iota. La gendarmerie et la police sont là aussi mais ne font rien. Mon adjoint a même été enlevé », soupire Hassane Sidi Touré, maire d’Ansongo.
Le rapport poursuit : « la présence des autorités publiques est restée limitée, en dehors des chefs-lieux des régions et des cercles. Dans l’ancienne région de Mopti (aujourd’hui divisée en trois régions: Mopti, Bandiagara et Douentza), seuls 4 préfets sur 8 (50%) et 10 sous-préfets sur 55 (18%) étaient physiquement présents sur leur lieu d’affectation au 28 février. Par ailleurs, 57 maires sur 108 (53%) étaient présents dans leurs communes ». Le vide laissé par l’État malien est exploité par les maitres des lieux, qui infligent une justice barbare aux « prédateurs » de la population civile afin de gagner les cœurs. « L’État étant absent, tous les jours les gens font face à des tueries, des viols, des vols. Les populations apprécient ce que font les djihadistes en majorité, parce qu’au moins il y a un semblant de justice. Cependant, moi je reste dubitatif sur la façon de faire »,
dit Moussa Bouréïma Yoro.
Pour le journaliste Wassim Nasr, spécialiste des mouvements djihadistes, les amputations de Tin-Hama opposent les deux façons de faire de deux groupes djihadistes. Le JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), qui est plus politique pour gagner l’adhésion de la population et l’EIGS, qui est dans une position plus rigoriste.
« Quand il y a application d’une justice, même expéditive, ça contente les gens. Mais est-ce que pour autant ils vont adhérer à l’État islamique ?
Cela, je ne le pense pas. D’où encore le souci de l’autre partie djihadiste, le JNIM, d’y aller d’une autre manière, plus acceptée par les populations locales parce que moins dure. Évidemment le vide étatique des institutions, de l’administration, hormis l’armée et les forces de l’ordre, qui sont beaucoup plutôt dans la pression et même souvent dans la prédation, va pousser certaines franges des populations locales à chercher des solutions ailleurs. Aujourd’hui, la montée en puissance de l’État islamique nous fait entrer dans une dynamique nouvelle, celle où certaines populations qui n’étaient pas concernées par le conflit djihadiste se retrouvent forcées de choisir un camp, celui du JNIM ou celui de l’État islamique, pour survivre. Pas forcément par adhésion idéologique, mais parce que ce sont eux qui tiennent le terrain, de jour comme de nuit », explique-t-il.
Vers un État islamique ? Voir des accords signés avec les djihadistes prospérer comme celui de Farabougou, rendu possible grâce à l’accompagnement de l’État malien, est-il à craindre pour l’instauration d’un futur État islamique ? « Il faut comprendre que les accords qui sont conclus avec les notables locaux ou plus importants sont toujours des accords ponctuels. Le JNIM, AQMI et la Katiba Macina, qui sont d’un même groupe, s’impliquent dans tout ce qui est micro affaires locales. C’est-à-dire régler des conflits locaux, faire des trêves avec les chasseurs dozos par exemple. Mais cela veut-il dire que c’est un État islamique, je ne le pense pas. Après, il faut voir ce qui est négocié, acceptable ou pas. On n’est pas encore dans une situation où les djihadistes sont en train d’instaurer un État islamique. En tout cas, pour le moment, ils n’en ont pas les capacités. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas en train de s’impliquer et de s’imbriquer dans tout le tissu local. Là, je parle surtout du JNIM. Ce n’est pas encore le cas de l’État islamique pour ce qui concerne le Mali, comme c’est en train de le devenir au Niger », répond Wassim Nasr.
Selon Yida Diall, chercheur spécialiste des groupes armés du centre et du nord du Mali, pour parler de l’instauration d’un État islamique au Mali, il faudrait que les groupes djihadistes réunissent certaines conditions. « Trouver un espace géographique sous leur contrôle total, avoir des ressources humaines qualifiées, acceptées et reconnues par toutes les communautés et avoir un pouvoir politique bien structuré ».
Dans un entretien récent au Journal du dimanche (JDD), le Président français Emmanuel Macron a menacé de retirer les troupes françaises de l’Opération Barkhane si le Mali continuait d’aller « dans le sens d’un islamisme radical ». D’ores et déjà, la France a suspendu ses opérations conjointes avec l’armée malienne pour mettre la pression sur les nouvelles autorités militaires. Le nouveau Président Assimi Goïta va-t-il céder ou poursuivre les efforts de négociations avec certains terroristes, comme le recommandent les conclusions du Dialogue national inclusif ?
Source: journaldumali
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