Alors que la situation sécuritaire du pays ne connait guère d’amélioration, la crise humanitaire se profile aussi à l’horizon. Déjà, du fait du conflit en cours dans le pays et ayant débordé dans les pays voisins, on observe un mouvement sans précédent des populations à la recherche de zones plus sûres. Dans cet entretien exclusif qu’il nous a accordé, le porte-parole du HCR au Mali, M. Chadi Ouanes , nous fait le point sur la situation des réfugiés et des déplacés internes que le Mali compte à ce jour. Il revient aussi sur les activités réalisées par le HCR à leur endroit. Sans oublier la préoccupation liée à la pandémie du Coronavirus, qui est aussi une menace pour ces personnes en détresse.
‘Indépendant : Depuis un certain temps, on constate une recrudescence des violences armées au Mali entraînant un déplacement massif de populations. Quel est l’état actuel des Maliens encore réfugiés dans les pays voisins ?
Chadi Ouanes : Au 29 février 2020, plus de 142.000 réfugiés maliens demeurent dans trois pays voisins (58.000 au Niger, 57.000 en Mauritanie et 25.000 au Burkina Faso), où ils bénéficient des programmes de protection et d’assistance du HCR dans ces pays.
Un accord tripartite (Mali-pays d’accueil-HCR) a été signé avec chacun de ces pays d’accueil. Pour ce faire, les commissions se réunissent régulièrement pour échanger sur les conditions et l’encadrement du rapatriement volontaire de ces réfugiés. Un programme de réintégration socio-économique est mis à la disposition des réfugiés qui souhaitent retourner volontairement dans leur patrie.
L’Indépendant : Qu’en est-il de la situation des déplacés internes?
Chadi Ouanes : A ce jour, plus de 218.000 personnes déplacées internes (40.000 ménages) ont été enregistrées et identifiées dans l’ensemble des régions du Mali.
Le Centre et le Nord du Mali sont les régions les plus affectées par les déplacements internes. Les enfants de moins de 18 ans représentent 53% des individus des ménages. Alors que la population des déplacés internes enregistrée est constituée de 54% de femmes.
Le Mali accueille également près de 28.000 réfugiés et demandeurs d’asile de plusieurs nationalités, répartis sur tout le pays.
Parmi ces réfugiés et demandeurs d’asile, le HCR compte la présence de plus de 15. 000 réfugiés mauritaniens de longue date, situés dans la région de Kayes, où un programme d’intégration locale est mis en œuvre pour ceux qui souhaitent opter pour cette solution.
D’autres réfugiés urbains et demandeurs d’asile, originaires principalement de la République Centrafricaine, de la République Démocratique du Congo et de la Côte d’Ivoire, sont présents autour de Bamako et dans la région de Sikasso. Ils bénéficient également des activités d’assistance et de protection du HCR.
Mis à part cela, Gao et Tombouctou, au Nord du Mali, accueillent également plus de 8400 réfugiés burkinabès enregistrés, arrivés en 2018, à la suite des violences au niveau de la frontière Mali-Burkina Faso.
En outre, Ménaka a récemment vu l’arrivée de plus de 5.000 Nigériens en janvier et février 2020, suite à l’attaque d’un village de la région de Tillabéri, à 10 km de la frontière malienne, ainsi que d’autres attaques et opérations militaires. Ces réfugiés s’ajoutent aux 1 000 réfugiés nigériens arrivés en 2018, aussi présents à Ménaka.
L’Indépendant : On parle aussi beaucoup de la présence de personnes en détresse vers la frontière mauritanienne. A quoi est dû cet afflux?
Chadi Ouanes : Le mouvement des personnes fuyant le Mali vers la frontière mauritanienne s’explique par la proximité du centre du Mali, des frontières avec la Mauritanie. Cette région est actuellement la plus affectée par les déplacements internes (plus de 110.000 personnes déplacées internes à Mopti et Ségou seulement, sur un total de 218.000).
Ceci explique, entre autres, la présence de personnes déplacées internes vers la frontière Mali-Mauritanie pour chercher la protection et la sécurité, ainsi que celles de personnes qui franchissent ces frontières vers la Mauritanie pour chercher l’asile.
Par ailleurs, entre le 10 et le 20 février, plus de 1 600 réfugiés maliens sont arrivés en Mauritanie, selon les statistiques du HCR en Mauritanie, qui indiquent que la majorité de ces réfugiés viennent du Centre du Mali.
En outre, 90% des 57.000 réfugiés Maliens dans le camp en Mauritanie sont originaires du Nord du Mali, zone de conflit depuis l’éclatement des violences en 2012. Le déplacement de Maliens du Centre vers la Mauritanie est donc un nouveau mouvement suite à l’élargissement vers le Centre du pays des violences et de la persécution des civils.
Il faut aussi prendre en considération qu’ils n’ont nulle part où aller, vu que le Nord du Burkina Faso, frontalier avec le Centre du Mali (du côté Est), est marqué par des violences extrêmes.
Bien qu’en 2019, un grand nombre de réfugiés maliens en Mauritanie (plus de 2 700) soient retournés au Mali, la plupart d’entre eux se sont réinstallés au village de Koigouma, à Tombouctou, et le HCR les a assistés pour se réintégrer à travers l’accès à l’eau, l’éducation et un appui en viatique et en vivres.
L’Indépendant : Parallèlement à cette situation, on nous signale aussi des réfugiés en provenance du Niger et du Burkina Faso qui ont trouvé refuge au Mali. De quoi s’agit-il au juste ? Et quelle réponse le HCR apporte-t-il à ces populations ?
Chadi Ouanes : En ce moment, avec l’accroissement des violences au Sahel central, nous observons divers mouvements de populations du Burkina Faso vers le Mali.
D’un côté, notre monitoring de protection a identifié plus de 4 200 Maliens anciennement réfugiés au Burkina Faso, qui sont retournés au Nord du Mali à cause de l’insécurité. Une partie importante de cette population n’arrive pas se rendre à ses sites d’origine à cause de l’insécurité.
D’autre part, des Burkinabè fuient ces mêmes violences pour demander l’asile, la protection et l’assistance au Mali. D’ailleurs, nos équipes d’enregistrement ont pu recenser plus de 2 000 réfugiés burkinabè à Koro, cercle de Bankass, Mopti, à la date d’aujourd’hui. Ce chiffre est en évolution constante et est susceptible d’augmenter rapidement, en raison de la dégradation de la situation sécuritaire au Burkina Faso.
Des attaques perpétrées contre des civils nigériens vers la frontière avec le Mali, en début d’année, ont aussi généré des déplacements transfrontaliers vers Ménaka et Andéramboukane, au Nord du Mali. Ces réfugiés continuent à affluer, selon les autorités et nos partenaires à Ménaka. A ce jour, on dénombre plus de 5 500 réfugiés nigériens et 10.200 Maliens arrivés à la suite de ces attaques.
Malgré l’accès très difficile, le HCR et ses partenaires sont en train d’enregistrer ces personnes, tout en leur fournissant une assistance en viatique, abris et biens non-alimentaires. D’autres acteurs spécialisés sont également sur place pour assurer une intervention multisectorielle conjointe, à savoir le Programme Alimentaire Mondial (PAM), le CICR, MSF-Espagne.
L’Indépendant : Quelle est la vision du HCR au Mali pour ces populations en détresse ?
Chadi Ouanes : Le HCR au Mali fournit une assistance vitale et protège les droits fondamentaux de ces populations déplacées de force et essaye de leur trouver des solutions durables, soit à travers le rapatriement volontaire, l’intégration locale, ou la réinstallation dans un pays tiers (une solution qui devient de plus en plus difficile).
Au Mali, nous travaillons étroitement avec une panoplie de partenaires Gouvernementaux et d’organisations de la Société civile internationales et nationales pour répondre aux besoins des populations déplacées par les violences et l’insécurité au Mali. Toutes ces interventions se font dans le cadre du mandat de l’organisation et de la Convention de 1951 relative au statut du réfugié.
Par ailleurs, le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, M. Filippo Grandi, a déclaré l’urgence dans quelques pays du Sahel. A l’instar du Burkina Faso (L3) et du Niger, le Centre et le Nord du Mali, zones de conflits, sont inclus dans cette déclaration.
Nous sommes actuellement en pleine activation de cette opération d’urgence, à travers un processus que nous avons appelé un » scale-up », qui va permettre de renforcer la présence du HCR et de ses partenaires sur le terrain afin de mieux répondre aux besoins des personnes que nous servons. Cela se fait malgré les défis de sécurité qui entravent l’accès humanitaire.
Plus précisément, au Mali, le HCR augmentera la réponse aux besoins de protection, d’abris, de bien non alimentaires et de gestion de site pour les populations déplacées internes dans le Centre et dans le Nord.
Quant aux réfugiés, le HCR continuera la gestion de leurs cas (nouveaux et prolongés) à travers la bonne gestion des données sur le terrain, les aides multisectorielles, les solutions de protection et la coordination.
Le HCR est aussi pleinement conscient des graves conséquences du changement climatique y compris pour les réfugiés et les autres personnes relevant de son mandat. Le Pacte mondial sur les réfugiés, adopté à une large majorité d’Etats à la session de l’Assemblée Générale des Nations Unies, en décembre 2018, répond directement à cette préoccupation croissante.
Ce Pacte reconnaît que » le climat, la dégradation de l’environnement et les catastrophes naturelles interagissent de plus en plus avec les moteurs des mouvements de réfugiés« .
Le HCR est soucieux des questions d’asile liées au changement climatique, surtout dans le Sahel, une région où ce changement commence à se faire sentir.
L’Indépendant : Des menaces pèsent sur le financement des besoins humanitaires. Avez-vous les moyens suffisants pour entretenir ces personnes en détresse afin qu’elles continuent à bénéficier de l’assistance et de la protection souhaitées ?
Chadi Ouanes: Pendant les dernières années, le budget global du HCR n’a cessé de diminuer, entre autres, à cause de la propagation des conflits au niveau mondial.
A la fin de 2018, à la suite de persécutions, de conflits, de violences ou de violations des droits humains, il y avait 70.8 millions de personnes déracinées à travers le monde, un chiffre sans précédent. Nous estimons que ce chiffre s’élèvera pour atteindre 82.5 millions vers la fin de cette année.
Ces chiffres importants expliquent, entre autres, pourquoi des besoins urgents demeurent non satisfaits.
Au Mali, la crise humanitaire, bien qu’elle soit prolongée, elle est aussi imprévisible. L’impact de la diminution des financements a coïncidé avec la multiplication des déplacements internes et transfrontaliers à cause de la situation sécuritaire qui ne cesse de se dégrader au Mali et dans quelques pays voisins.
Actuellement, le HCR opère, grâce notamment à la générosité de quelques donateurs, à savoir l’Union Européenne, le Japon, l’Allemagne, la Suisse et la République tchèque.
Bien que cet appui financier nous permette encore d’assurer la continuité de la réponse en protection, notre rôle de plaidoyer continuera afin d’attirer plus de bailleurs de fonds traditionnels et non-traditionnels, y compris le secteur privé, à la cause des réfugiés, en vue de créer des opportunités de développement.
Toute réponse humanitaire efficace est aussi sujette à la disponibilité de ressources financières.
L’Indépendant : Que fait le HCR face à la pandémie du Coronavirus qui pourrait aussi affecter les personnes qui bénéficient de son assistance ?
Chadi Ouanes : Le HCR s’est engagé à prévenir et à répondre à cette urgence sanitaire internationale. Les mesures de préparation du HCR protégeront les réfugiés, les personnes déplacées et leurs communautés d’accueil avant, pendant et après cette urgence.
Les réfugiés et les personnes déplacées de force doivent faire partie intégrante des systèmes et plans nationaux de lutte contre le Coronavirus. Beaucoup de personnes se retrouvent dans des endroits où les services de santé sont saturés ou inaccessibles.
En effet, ces personnes peuvent être confinées dans des camps, ou vivre dans des sites urbains, où la surpopulation et un assainissement inadéquat augmentent le risque d’exposition.
Quant à ceux qui fuient les guerres ou la persécution, il est essentiel que tout resserrement des contrôles aux frontières, les restrictions de voyage ou celles à la liberté d’aller et venir ne les empêchent pas d’accéder à la sécurité et à la protection.
Par exemple, la Suède a prouvé qu’il était possible d’accueillir des personnes ayant besoin de protection internationale, bien qu’elle ait imposé une interdiction d’entrée dans le pays, comme la plupart des pays touchés par ce virus.
Au Mali, de manière continue et ponctuelle, le HCR travaille étroitement avec les structures et services de santé gouvernementaux dans les régions où il [le HCR] opère, pour répondre aux nouveaux afflux et déplacements de populations.
À cet égard, les mesures sanitaires nationales pour lutter contre la propagation du COVID-19 sont applicables. Il convient également de noter que ces services sont soutenus par l’OMS, une agence sœur de l’ONU, avec laquelle le HCR coopère au quotidien.
Par ailleurs, nous avons lancé un appel urgent pour protéger les réfugiés du Coronavirus. Les détails de cet appel sont disponibles sur le site mondial du HCR et tout le monde peut y contribuer. Les dons permettront de prévenir et d’intervenir en temps opportun.
Interview réalisée par Massiré DIOP
Source: l’Indépendant