Présent en Centrafrique depuis quatre ans, le groupe de mercenaires russe s’est peu à peu implanté dans nombre de secteurs économiques locaux et régionaux, au point d’avoir développé des ramifications au Cameroun. Plongée, en exclusivité, dans une organisation qui ne demande qu’à s’étendre.
Le centre-ville de Bangui n’a plus de secret pour eux. Dans leur pick-up, un véhicule blindé de couleur grise qui n’affiche aucune immatriculation, Dimitri Sytyi et Vitali Perfilev ne passent d’ailleurs pas inaperçus aux yeux des plus attentifs. Certes, les deux hommes changent régulièrement de moyen de transport et de marque de 4×4, mais leurs visages sont bien connus des initiés. L’un, Perfilev, un grand blond, est le chef opérationnel des mercenaires du groupe Wagner en Centrafrique. L’autre, Sytyi, jeune homme aux cheveux bruns ondulés qui vit à Bangui depuis quatre années, en est le maître propagandiste et la tête de pont politique.
Dimitri Sytyi, qui a longtemps été l’assistant de Valery Zakharov, le premier patron de Wagner en terres centrafricaines, est comme chez lui au palais présidentiel. Selon nos informations, il y dirige toujours officieusement une cellule de communication qui se charge de promouvoir les actions du président Faustin-Archange Touadéra, de valoriser la coopération avec la Russie et de mettre à mal les intérêts français ou les effectifs de la mission de l’ONU en Centrafrique (Minusca). Sytyi est aujourd’hui le numéro un « civil » de Wagner à Bangui.
Vitali Perfilev, quant à lui, s’occupe officiellement des questions de sécurité, en liaison avec l’état-major centrafricain, Faustin-Archange Touadéra et son ministre de la Défense, Jean-Claude Rameaux-Bireau. Conseiller à la présidence, comme l’a été Zakharov avant lui, il dispose d’un bureau non loin du palais, même s’il préfère recevoir dans ses locaux situés au camp de Roux, espace où est stockée une partie du matériel de Wagner. Côté loisirs, le commandant est un habitué du bar-restaurant Le Casablanca et de ses karaokés, ainsi qu’un amateur de vin rouge. À eux deux, Perfilev et Sytyi contrôlent l’appareil de Wagner, qui s’étend aujourd’hui de Bangui à Douala.
Café, sucre et mercenaires peuls
Depuis 2018, les mercenaires de Wagner sont implantés dans le secteur minier, notamment dans l’or et le diamant, en particulier à travers la société Lobaye Invest, qui dispose de permis d’exploitation dans plusieurs régions du pays. À partir de cette « maison mère », contrôlée financièrement par une nébuleuse d’entreprises rattachées à l’oligarque Evgueni Prigojine, ils se sont progressivement introduits dans d’autres pans de l’économie locale. Cette année, Wagner a ainsi investi le domaine forestier centrafricain via la société Bois Rouge. Selon nos informations, le groupe travaille également à développer des filiales dans d’autres secteurs.
WAGNER CHERCHE À EXPORTER DU CAFÉ ET, À TERME, DU SUCRE DE CENTRAFRIQUE
Le groupe de mercenariat a ainsi créé, il y a environ un an, la First Industrial Company, une entreprise liée à Lobaye Invest qui déploie des activités dans l’agroalimentaire. Vitali Perfilev et ses hommes – notamment un certain Roman, chargé de cet aspect de l’activité wagnérienne – lorgnent ainsi la production locale de café dans la préfecture de la Lobaye et ambitionnent surtout d’intégrer le business du sucre, en se substituant à l’occasion à la Sucaf, filiale du groupe Somdiaa et du français Castel. Dans certaines zones du nord du pays, Wagner profiterait notamment des attaques d’anciens rebelles de l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC) d’Ali Darassa contre les sites de la compagnie sucrière pour se poser en second terme d’une alternative.
D’après nos informations, Wagner aurait passé des accords avec le ministre de l’Élevage, Hassan Bouba, ancien bras droit d’Ali Darassa. Bouba a conservé des contacts précieux chez les combattants peuls et il est en mesure de recruter parmi ceux ayant récemment quitté l’UPC. Depuis l’enlisement de la guerre en Ukraine et l’implantation du groupe au Mali, Wagner aurait ainsi engagé par son intermédiaire et celui de ses bras droits, Idriss Maloum et Hamadou Tanga, environ 300 ex-upécistes pour remplacer des mercenaires redéployés au Sahel ou dans le Donbass ukrainien. Hassan Bouba est l’une des personnalités qui profitent le plus de la protection des Russes de Wagner à Bangui, alors même qu’il est sous le coup d’une enquête de la justice centrafricaine pour des soupçons de crimes de guerre. Quant à Maloum et Tanga, ils accompagnent fréquemment Perfilev sur le terrain.
Douala, plaque tournante
Comment Wagner parvient-il à toucher les rentes de ce business tentaculaire ? Selon nos informations, les marchandises transitent par le port de Douala. Wagner y a ainsi pris le contrôle d’une société baptisée International Global Logistic (IGL). Fondée par le Centrafricain Anour Madjido, celle-ci a d’abord eu comme « simple » client le groupe de mercenaires, avant de se voir phagocytée par ce dernier plus récemment. À l’heure actuelle, IGL est contrôlée officieusement par un dénommé Nikolaï, qui travaille depuis la capitale économique camerounaise en étroite relation avec Roman et Vitali Perfilev à Bangui. Selon nos sources, l’entreprise assure le transit des marchandises et des conteneurs via le port autonome de Douala, Anour Madjido s’acquittant de toutes les formalités administratives.
Fonctionnant exclusivement avec un système basé sur l’argent liquide, qui transite via des réseaux opaques entre les marchés du PK5 à Bangui et Congo à Douala, l’intermédiaire centrafricain rend compte à Nikolaï. C’est ce dernier qui chapeaute l’organisation au nom de Vitali Perfilev et organise l’approvisionnement. Roman et Nikolaï ont notamment supervisé l’installation, dans la capitale économique camerounaise, d’une usine de torréfaction du café centrafricain. La marchandise transformée devra ensuite être expédiée à l’étranger – notamment en Russie – via le port autonome de Douala.
Cette dernière sert également de plaque tournante pour l’importation de matières premières et de matériel. Outre les engins nécessaires à l’exploitation du bois ou des minerais, Wagner achète ainsi à partir de Douala des produits tels que de l’alcool à bas prix venu du Nigeria. Une fois passé entre les mains de la First Industrial Company et avoir été transformé, celui-ci est ensuite vendu comme de la « vodka » en Centrafrique, notamment dans les rues de Bangui. Sous la forme d’un sachet de 200 millilitres, cette boisson aux effets potentiellement néfastes coûte 200 F CFA (0,30 euro), tandis que la bouteille de 75 centilitres en vaut 7 500. De quoi participer, sans que les consommateurs peu soucieux de leur santé le sachent, à remplir les caisses de Wagner.