Des images partagées sur les réseaux sociaux depuis le 17 septembre montrent un homme se faire agresser dans le village de Krémis, à quelques kilomètres de la frontière avec la Mauritanie. Plusieurs dizaines de personnes l’encerclent alors qu’il est au sol, torse nu, et lui ligotent de force les pieds et les poings.
“Le chef du village n’avait jamais vu un esclave refuser d’obéir”
Mon voisin a fait savoir qu’il n’acceptait pas qu’on le traite en esclave. Le chef du village lui a alors donné deux jours pour quitter les lieux. Mon voisin a répondu que personne ne pouvait le chasser de chez lui et il est parti à Yélimané [la sous-préfecture dont dépend Kremis, NDLR] pour porter plainte.
Pendant son absence, le chef a envoyé un groupe pour vider sa maison. Les gens mettaient toutes ses affaires dehors, donc je suis sorti pour essayer de les en empêcher, puis j’ai filmé la scène avec mon téléphone.
Les gens ont pensé que j’avais sorti mon téléphone pour appeler la police, alors ils se sont rassemblés autour de moi, ils m’ont ligoté et m’ont amené chez le chef du village. Ce dernier m’a dit qu’il n’avait jamais vu un esclave refuser d’obéir. Il a ensuite demandé à ce qu’on m’attache mieux, donc ils ont lié mes pieds et mes poings. C’est ce qu’on voit dans la vidéo.
Lui et son voisin sont désormais réfugiés à Yélimané, où ils ont porté plainte.
Quelle forme prend l’esclavage dans la région ?Dans la région de Kayes, s’il existe des “maîtres” et des “esclaves”, ces premiers ne “possèdent” pas les seconds, à la différence des réprésentations calquées sur la période esclavagiste aux États-Unis.
Selon Marie Rodet, historienne spécialiste de l’esclavage dans la région de Kayes et interrogée par notre rédaction, l’esclavage correspond avant tout à une forme de “violence physique, symbolique et psychologique visant à limiter la liberté d’autrui”, c’est par exemple le fait d’être appelé “esclave” ou “descendant d’esclave”, l’interdiction de se marier avec un membre d’une autre caste, l’impossibilité de devenir chef de village, l’existence de “quartiers des esclaves” dans certains villages soninkés, le travail “volontaire” sur les champs des “maîtres”, etc. “Dans le cas des Soninkés du Sahel, il s’agit de la persistance de relations de domination qui se sont adaptées à un cadre juridique qui a changé, puisque l’esclavage n’est plus admis officiellement”.
Cette dimension symbolique explique qu’il n’y ait pas chiffres fiables disponibles sur le nombre d’esclaves au Mali.
Des militants anti-esclavagistes victimes de violences au Mali
Il existe un mouvement anti-esclavagiste dans les pays du Sahel, symbolisé, entre autres, par la lutte de l’activiste mauritanien Biram Dah Abeid, emprisonné à plusieurs reprises et arrivé deux fois deuxième lors de l’élection présidentielle.
Au Mali, ces militants se battent à la fois pour permettre aux exclus de s’affranchir de leur “condition servile” et pour traduire en justice les prétendus “maîtres” et chefs traditionnels qui appuient leur autorité sur le système de l’esclavage par ascendance.
Mais ces militants maliens sont régulièrement victimes de violences, de tortures ou voient leurs biens confisqués, notamment dans la région de Kayes, où l’esclavage par ascendance est particulièrement ancré.
Selon Marie Rodet, le “sursaut de ce type de violences physiques, inédit dans la région depuis les années 1970”, peut s’expliquer à la fois par l’absence de l’État malien, symbolisée par la dégradation de l’axe Kayes-Bamako et synonyme d’impunité, et par la “caisse de résonnance” qu’offre la diaspora soninké à la cause anti-esclavagiste.
“Nous réclamons une loi criminalisant l’esclavage”
En effet, c’est grâce à la mobilisation du mouvement “Gambana” (“égalité” en soninké) que la vidéo de l’agression de Kremis a pu être diffusée si rapidement. Il s’agit d’un mouvement lancé au Mali et en France par des militants anti-esclavagistes de la diaspora soninké en 2017.
Ses militants s’appuient sur une trentaine de groupes de discussion WhatsApp, composés de membre de la diaspora qui relaient les images et témoignages d’attaques circulant d’abord dans des groupes locaux, à l’échelle des villages maliens.
Pour Sekhou Traoré, membre du bureau exécutif de “Gambana”, résidant en France, leur mobilisation vise surtout à briser le “tabou” de l’esclavage au Mali :
Nous cherchons d’abord à faire comprendre que l’esclavage existe : l’administration de Bamako est trop loin, elle ne sait pas bien ce qu’il se passe et les magistrats locaux ferment les yeux. C’est pour cela que dès qu’il y a un problème dans un village, le référent local de “Gambana” se met en contact avec le bureau exécutif, qui va ensuite diffuser l’information et faire en sorte de porter l’affaire devant l’administration malienne.
Quand on parle d’esclavage, les gens pensent à la “traite”, mais personne n’ose dénoncer l’esclavage par ascendance, qui n’est pas bon pour l’image du Mali.
L’esclavage a été aboli au Mali en 1905 pendant la période coloniale, de même que dans toute l’Afrique occidentale française. Mais aucune loi ne criminalise cette pratique dans le pays, contrairement à la Mauritanie qui, en 2015, a fait de l’esclavage un “crime contre l’humanité” passible de vingt ans de prison.
Nous réclamons une telle loi. Pour l’instant, seule prévaut la Constitution qui déclare que “tous les Maliens naissent libres et égaux” : cela ne permet pas à des juges de faire condamner des esclavagistes.
Article écrit par Pierre Hamdi (@PierreHamdi