ANALYSE. L’Algérie, longtemps présentée comme un arbitre régional, ne s’inquiète pas uniquement pour sa frontière avec la Libye, mais aussi pour le Sahel.
Des militaires, le visage fermé, le casque enfoncé sur le visage, sont transportés à bord d’un hélicoptère qui survole de nuit une base pétrolière. D’autres rampent dans le désert avant d’attaquer un ennemi invisible. Dans un clip bien léché de véhicules filant à toute allure vers leur base et de soldats déterminés dans leur tenue de camouflage couleur sable, les images inédites de l’armée algérienne à la frontière avec la Libye, diffusées dimanche à une heure de large audience, disent combien les autorités cherchent à sensibiliser l’opinion sur la situation sécuritaire en Libye. Car Alger, qui rappelle dès qu’elle en a l’occasion sa position contre toute intervention étrangère, voit d’un mauvais œil le déploiement de militaires turcs en Libye en soutien au Gouvernement d’union nationale (GNA) contre le maréchal Haftar.
Le président Abdelmadjid Tebboune, qui a reçu ce lundi Fayez al-Sarraj, le Premier ministre libyen du GNA, aura aussi sans doute plaidé auprès de son interlocuteur pour l’option que défend l’Algérie depuis le début du conflit : la paix négociée avec toutes les parties assises autour de la table.
« Un nouveau souffle à la diplomatie »
Fayez al-Sarraj – arrivé à Alger avec son chef de la diplomatie, Mohamed Taher Siala, et son ministre de l’Intérieur, Fathi Bachagha, désormais célèbre pour sa phrase « Si tripoli tombe, Alger et Tunis tomberont à leur tour » – sait ce qu’il est venu entendre. En 2017, Alger, cherchant à faire oublier l’accord de Skhirat (accord de paix signé sous l’égide de l’ONU au Maroc, rival diplomatique de l’Algérie, le 17 décembre 2015), s’était allié avec Tunis et Le Caire pour mettre au point une « plateforme » de propositions en vue d’un nouvel accord entre les différentes parties libyennes et avait même envisagé un sommet tripartite entre les présidents Abdel Fattah al-Sissi, Béji Caïd Essebsi et Abdelaziz Bouteflika.
Mais ce sommet n’a finalement jamais vu le jour. Des sources sécuritaires algériennes évoquent un refus catégorique des Égyptiens de voir les islamistes armés participer aux négociations – un point de désaccord sur lequel Alger ne voulait pas non plus céder –, et l’arrivée de la nouvelle administration Trump avait demandé à temporiser en annonçant « un nouveau projet de solution politique » qui n’a, lui non plus, jamais abouti.
L’effort diplomatique algérien avait alors baissé en intensité. Mais la vigilance à la frontière était restée à son maximum. Le nombre de soldats déployés sur les quelque 1 000 kilomètres de frontière séparant les 2 pays serait passé, selon des sources sécuritaires, de plus de 30 000 hommes en 2016 à plus de 50 000 aujourd’hui. « Le déploiement de militaires turcs en Libye, source d’inquiétude pour la communauté internationale, pourrait remettre l’Algérie au centre de la médiation », estime un diplomate européen. « D’autant que l’arrivée du président Tebboune pourrait donner un nouveau souffle à la diplomatie algérienne. » Début janvier, le ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, a annoncé que « plusieurs initiatives en faveur d’une solution pacifique à la crise libyenne » allaient être prises.
Militaires et aide humanitaire
Plusieurs raisons motivent cet engagement. En premier lieu, l’inquiétude de voir se développer à sa frontière sud-est une nouvelle instabilité liée à des mouvements d’armes et de combattants. « Les sécuritaires n’oublieront jamais la prise d’otages sur la base gazière de Tiguentourine », souligne un ex-responsable militaire en évoquant l’attaque menée du 16 au 19 janvier 2013 par un groupe affilié à al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), rendue possible grâce à un appui en armes et en hommes basé en Libye.
Cette zone est d’ailleurs devenue avec le temps une sorte de « chasse gardée ». L’Algérie cultive depuis longtemps de bonnes relations avec les tribus touarègues et toboues, entre lesquelles elle fait office de médiatrice lors des affrontements. Elle y entretient encore des réseaux essentiels pour leur lutte contre les djihadistes et envoie régulièrement de l’aide humanitaire. Plus de 100 tonnes de denrées alimentaires, médicaments, vêtements, tentes et groupes électrogènes ont ainsi été envoyées samedi avec l’aide du Croissant-Rouge.
Prévenir une frappe égyptienne
« Mais on aurait tort de croire que l’Algérie se préoccupe seulement de sa frontière avec la Libye : elle appréhende la sécurité de manière globale, car l’armée surveille aussi étroitement la frontière avec la Tunisie. La faiblesse de l’armée tunisienne, incapable d’empêcher les passages de terroristes, est aussi une source d’inquiétude, explique notre source. Elle surveille aussi les frontières avec le Mali et le Niger, où on estime le nombre d’hommes entre 40 000 et 50 000. Et; bien sûr, celle avec le Maroc. »
Alger sait aussi combien le Sahel, ce ventre mou à sa frontière sud, reste instable et générateur de déplacements migratoires malgré la présence militaire française au Mali. En 2016, le Centre africain d’études et de recherche sur le terrorisme (CAERT) relevait déjà « un élargissement du champ d’action des groupes terroristes au nord du Mali et dans des pays du voisinage », une situation rendue encore « plus compliquée par l’arrivée des éléments terroristes armés », comprendre des combattants du groupe État islamique (EI) en déroute venus de Syrie, d’Irak, mais aussi… de Libye. La situation sécuritaire devenue incontrôlable dans les pays du Sahel a malheureusement crédibilisé les scénarios les plus pessimistes.
Même si les combats, localisés autour de Tripoli, sont très éloignés de la frontière avec l’Algérie, une déstabilisation du sud par la Libye ne serait pas un phénomène nouveau. Une redynamisation du comité d’état-major opérationnel conjoint (Cemoc) regroupant les états-majors militaires de l’Algérie, de la Mauritanie, du Mali et du Niger a d’ailleurs été évoquée ces derniers jours.
Autre source d’inquiétude pour Alger : le risque de voir cette guerre par procuration – d’un côté Turquie-Qatar soutenant le GNA, de l’autre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte soutenant Haftar – dégénérer avec une intervention militaire égyptienne.
Là encore, il y a eu un précédent : en mai 2017, les forces égyptiennes avaient frappé un camp d’entraînement pour djihadistes en riposte à une attaque contre un bus de Coptes qui avait fait au moins 29 morts. Une source sécuritaire raconte que Fayez al-Sarraj avait alors demandé aux autorités algériennes d’interférer auprès du Caire pour faire arrêter ces frappes comme il leur avait auparavant demandé d’intervenir pour bloquer les ventes d’armes à Khalifa Haftar.
L’Égypte, qui considère que la situation en Libye relève de sa « sécurité nationale » et a déjà mis en garde contre « les conséquences d’une quelconque intervention militaire en Libye », doit accueillir mercredi une réunion entre ministres des Affaires étrangères français, italien, grec et chypriote.
- Par Adlène Meddi, à Alger
Source: Le Point