En Afrique, les acteurs de santé regrettent que les mesures prises dans plusieurs pays à l’encontre du commerce et de l’usage de la chicha ne soient pas aussi appliquées aux autres produits du tabac.
Après le Kenya, la Gambie, la Tanzanie, le Rwanda, le Bénin, le Ghana, le Sénégal, la Guinée et, depuis mars 2022, le Cameroun[1], c’est au tour du Mali d’adopter une législation interdisant l’importation, la distribution, la vente et l’usage de la chicha (pipe à eau)[2]. Plusieurs voix, issues des associations ou d’acteurs publics de santé, s’interrogent toutefois sur cette focalisation particulière sur la chicha, tandis que les législations portant sur les autres produits du tabac, cigarette en premier lieu, peinent à être appliquées.
Le poids des conflits d’intérêts au Burkina Faso
Au Burkina Faso, seule la ville de Ouagadougou a interdit l’usage de la chicha, au nom de la protection de la jeunesse. « C’est difficile d’étendre la rigueur de la lutte jusqu’à la cigarette », précise Georges Ouédraogo, chef de l’Unité de sevrage tabagique de Ouagadougou, « ces dernières années, lorsqu’on a voulu durcir la législation contre la cigarette, une marche a été organisée à Bobo Dioulasso, la capitale économique, avec les familles des employés pour dire que nous visons la perte des emplois de leurs maris et enfants »[3]. « Il y a des gens qui en tirent profit et qui sont soutenus par l’industrie du tabac », poursuit-il, afin d’expliquer le manque de soutien de l’Assemblée Nationale à la lutte antitabac, malgré une loi très complète adoptée en 2010[4].
Ménager la susceptibilité des cigarettiers
Au Cameroun, le ministère de la Santé garde le silence quand on lui demande pourquoi les cigarettes et les autres produits du tabac n’ont pas été interdits en même temps que la chicha. Il s’agirait en fait « d’éviter tout conflit avec l’industrie du tabac », selon une source de ce ministère restée anonyme, notamment depuis l’instauration d’avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes en 2019. « En fonction des intérêts, les décisions prises, même au plus haut niveau, sont paradoxales à défaut d’être contradictoires », selon Abakar Mefire, enseignant de sociologie à l’Institut Siantou .
Dans ce pays, selon une source du Ministère de l’Administration Territoriale (MINAT), l’interdiction de la chicha aurait été prononcée suite à des troubles à l’ordre public dans plusieurs villes du pays, perpétrés par des jeunes qui auraient consommé de la chicha, potentiellement additionnée d’autres substances. La prévalence de l’usage de la chicha au Cameroun fait, quant à elle, l’objet d’interprétations diverses, allant de 40 000 jeunes usagers (environ 0,5% de la population urbaine jeune du pays) à 46 % des jeunes en milieu urbain.
Forte toxicité de la chicha, association avec d’autres produits
Si la consommation de chicha inquiète plus spécialement les autorités de différents pays, c’est aussi pour l’effet de mode qu’elle suscite, la pratique se répandant dans les établissements de nuit des grandes villes. L’association entre l’usage de la chicha et la consommation de drogues illicites est ainsi mise en avant pour réguler une pratique souvent perçue comme une simple distraction. En Afrique, il n’est pas rare, en effet, que l’eau de la chicha soit remplacée par de la bière, d’autres alcools ou des substances fruités, parfois en ajoutant du cannabis ou de la cocaïne à la préparation3, [5]. Par ailleurs, la proportion de femmes adeptes de la chicha (un quart des usagers, au Cameroun) augmente rapidement et se situe à un niveau nettement supérieur à celle, très réduite, des femmes fumeuses de tabac.
La forte toxicité de la chicha est en elle-même un sujet de préoccupation. Une seule chicha correspond au volume de fumée inhalée de 40 cigarettes classiques et à la teneur en goudrons de 26 cigarettes. Le fait que la fumée passe par l’eau ou un autre liquide augmente également la concentration en monoxyde de carbone, particulièrement néfaste pour l’organisme. Les usagers de chicha s’exposent ainsi à toutes les pathologies déjà identifiées pour le tabac. La présence de nicotine dans le tabac de la chicha est pour sa part susceptible de favoriser une addiction à cette substance et de conduire ses usagers non-fumeurs à devenir fumeurs de cigarettes. Les mesures d’interdiction prises contre la chicha n’auraient cependant vraiment de portée que si elles s’accompagnaient de mesures plus fortes concernant les autres produits du tabac.