Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, donnait une conférence, le week-end dernier, au Musée Dapper à Paris sur le thème «Philosopher en Afrique». Thème auquel il a consacré son dernier ouvrage, L’encre des Savants, paru aux éditions Présence Africaine. Normalien, agrégé de philosophie, celui qui passe pour un des principaux penseurs contemporains du continent africain enseigne à l’université de Columbia à New York.
Souleymane Bachir Diagne, vous dites dans L’Encre des savants que l’enseignement de la philosophie africaine se développe, notamment aux Etats-Unis. Mais qu’entendez-vous par philosophie africaine ?
Souleymane Bachir Diagne : C’est l’enseignement non seulement des grands penseurs africains mais également d’un certain nombre de thèmes sur lesquels les philosophes africains ont travaillé plus particulièrement. Un exemple : il y a une réflexion menée par les philosophes africains autour de l’oralité : que signifie une culture orale ? Est-ce que la philosophie est encore possible dans une société où le régime dominant est un régime d’oralité ? Et qu’est-ce que la transcription écrite apporte ou fait perdre ?
Depuis quand parle-t-on de « philosophie africaine » ? A quand remonte cette notion ?
C’est autour de la Deuxième Guerre mondiale, pour l’essentiel autour du livre d’un Belge, le révérend père Placide Tempels,que se noue cette association entre Afrique et philosophie.
Un Belge installé au Congo ?
Voilà. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, il écrit un livre, La Philosophie bantoue, qui aura un succès extraordinaire – parce que c’était la première fois qu’on associait l’idée de la philosophie avec un peuple africain – si l’on met à part un livre paru quelques années plus tôt, mais qui lui s’intitulait Philosophie primitive.
Jusque-là, on n’associait jamais à l’Afrique l’idée qu’il puisse y avoir une pensée, une philosophie africaine ?
Mais non. Pour deux raisons : d’abord, on estimait que la philosophie était véritablement l’expression ultime de la civilisation européenne. On apprenait que l’histoire de la philosophie était européenne de part en part. Elle commençait avec le monde grec et elle venait jusqu’à notre modernité et notre postmodernité. Ça, c’était une première raison. La deuxième, c’est qu’on n’allait pas à la fois dire que des sociétés primitives qui avaient besoin de recevoir la civilisation européenne étaient porteuses d’une chose aussi sophistiquée qu’une pensée philosophique.
Dans votre livre, vous semblez dire que la philosophie africaine, notamment telle qu’on la présentait après les indépendances, une philosophie qui fait primer le collectif sur l’individu, que cette vision de la philosophie africaine a servi de prétexte aux régimes post-Indépendance pour, en quelque sorte, étouffer les libertés individuelles et les droits de l’homme.
Absolument ! Mobutu Sese Seko n’a pas arrêté de faire appel à la « tradition africaine » pour justifier que le chef soit tout puissant. C’est une sorte de fabrication de la tradition qui a ainsi été utilisée. Et l’un des aspects de cette fabrication, c’est de dire que l’Afrique ignorait les droits individuels, que ce qui était important, c’était la collectivité, et que donc l’individu n’avait pratiquement que des devoirs envers le collectif et pas de droits. Cela est faux. Je pense ici à ce qu’on appelle le « Serment des Chasseurs » ou la « Charte du Mandé ». En Afrique de l’Ouest, les chasseurs mandingues se sont donnés un ensemble de règles au sein de leur confrérie – une sorte de société secrète. Et ces règles affirment l’importance de la vie humaine individuelle et l’importance des droits qui y sont attachés – insistant sur les droits à l’expression, le droit de pouvoir faire ce que l’on pense faire…
A la fin des années 1970 et au début des années 1980, vous êtes rentré à Dakar et, avec d’autres, vous avez créé un enseignement de la philosophie…
De la philosophie des sciences…
C’était aussi l’époque qui a suivi la révolution iranienne…
Oui. Et c’est l’autre enseignement que j’ai créé : l’enseignement de l’histoire de la philosophie dans le monde islamique. L’idée était celle-là : rappeler, dans une société musulmane pour l’essentiel, comme l’est la société sénégalaise, qu’il y a dans l’islam une tradition de pensée critique, une tradition d’un islam de lumière. L’esprit qui pose des questions et qui fait barrage au fanatisme est également interne à l’islam.
Où en est l’enseignement de la philosophie aujourd’hui sur le continent africain ?
L’enseignement ne peut être que dans l’état où les universités sont elles-mêmes. Les universités ont beaucoup de problèmes, la démographie et les infrastructures étant ce qu’elles sont… J’ai moi-même participé dans mon pays à une commission de réforme de l’enseignement supérieur, et j’espère que ces réformes adoptées vont remettre le système sur les rails.
Vous êtes quelques-uns à garder un lien avec le continent. Mais d’après l’Encyclopédie d’Oxford consacrée à la pensée africaine – Oxford Encyclopedia of African Thought -, la plupart des philosophes africains sont basés aujourd’hui notamment aux Etats-Unis…
C’est vrai, il y a des publications importantes de philosophie africaine aux Etats-Unis dont on se dit « Mon dieu, ces publications ne peuvent avoir lieu finalement qu’ici, aux Etats-Unis, avec la concentration de philosophes africains qui s’y retrouvent ». Et bon… C’est un état de choses qui va durer encore un peu. Mais il est important que le lien ne soit jamais rompu avec le continent, que les philosophes installés par force des choses à l’étranger gardent le contact, gardent des enseignements, des thésards et soient toujours dans ce réseau qui tient ensemble l’intelligentsia et le monde académique africain où qu’il se trouve.
rfi