Avec son entreprise de transformation alimentaire Maya, la Sénégalo-Malienne Seynabou Dieng donne une seconde vie aux denrées locales invendues.
La mise en bouteille vient de s’achever. Sur les plans de travail en inox de Maya, une entreprise de transformation alimentaire basée en périphérie de Bamako, la capitale du Mali, les dizaines de flacons de vinaigrette défilent entre les mains gantées de trois ouvrières maliennes. Chacune y colle une étiquette où est inscrite la date de péremption de ce produit composé d’ail et de fines herbes maliennes. « Tout vient de chez nous, c’est notre fierté », s’enthousiasme Kancou Ballo, la cheffe de production de cette entreprise fondée en 2017 par la Sénégalo-Malienne Seynabou Dieng.
Sauce au piment et gingembre ou à l’ail, jus de baobab instantané, chapelure aux herbes, pâte à crêpes au maïs : sa petite entreprise de treize salariés commercialise une dizaine de produits à partir de fruits et de légumes issus de l’agriculture malienne. De quoi donner une seconde vie à ces aliments fortement périssables et qui finissent souvent dans la poubelle, faute d’être distribués ou choisis sur les étals. Au Mali comme sur le reste du continent, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que 40 % des fruits et légumes sont gâchés, en moyenne.
« De la récolte jusqu’au marché, en Afrique de l’Ouest, les fruits et légumes sont mal conditionnés. L’absence de chaîne du froid, le choc du transport et l’humidité ou la chaleur font que leur durée de vie n’excède pas quelques jours. Transformer ces produits est un enjeu majeur pour lutter contre les pertes post-récoltes », détaille Victoria Bancal, chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).
Sécuriser les revenus des producteurs
Au Mali, les pertes post-récoltes ont représenté en 2019 un gâchis de 1,64 million de tonnes de fruits et de légumes, tandis que 440 000 personnes y souffrent d’insécurité alimentaire, selon l’ONU. « Il suffit d’aller au marché en fin de journée, à Bamako, pour mesurer l’ampleur de la catastrophe », relève Seynabou Dieng. La jeune femme de 33 ans en dresse l’amer constat entre 2015 et 2016, lorsqu’elle rentre s’installer dans la capitale malienne, après des études supérieures de marketing bouclées en France.
Sur les marchés de Sogounikoura et de Woninda qu’elle arpente avec sa cuisinière nommée Maya, elle voit des centaines de piments dans les caniveaux, jetés par les vendeuses, faute d’avoir trouvé preneurs auprès des clients. Choquée par ce gaspillage alimentaire qui fragile les revenus déjà bien maigres des marchandes, Seynabou Dieng commence à leur acheter, en fin de journée, leurs légumes trop mûrs pour être vendus le lendemain : « J’ai commencé à les cuisiner avec Maya, dans ma cuisine, raconte-t-elle. On hachait du persil, de la ciboulette, des piments, que l’on a ensuite eu l’idée de transformer en marinades pour accompagner nos poissons et nos poulets. »
En 2017, ses expérimentations culinaires se muent en entreprise de transformation alimentaire. Les produits Maya commencent à être commercialisés dans les quelques grandes surfaces de la capitale. Récupérer les invendus sur les marchés ne suffit plus. Les quantités disponibles sur les étals en fin de journée fluctuent trop pour permettre à l’entrepreneuse de prévoir et de faire croître sa production. Aussi commence-t-elle à travailler en amont de la chaîne marchande, directement avec les producteurs. « En étudiant le système, on s’est rendu compte que les agriculteurs aussi étaient financièrement très affectés par les pertes post-récoltes car les fruits et légumes invendus sur les marchés ne leur sont pas payés », explique-t-elle.
Pour sécuriser les revenus des producteurs, Maya noue des partenariats avec onze coopératives agricoles à qui elle achète chaque mois des quantités fixes de fruits et légumes. Aujourd’hui, l’entreprise transforme 10 tonnes de denrées périssables par mois et distribue ses produits dans 135 points de vente au Mali.
Mais ce pays où Seynabou Dieng a passé son enfance est « un casse-tête », regrette-elle. « Nos ventes stagnent depuis trois ans. Les acteurs de la grande distribution n’investissent pas au Mali, car le pays ne rassure pas, tant sur le plan politique que sécuritaire », les deux tiers du territoire échappant au contrôle de l’Etat et deux putschs ayant eu lieu entre août 2020 et mai 2021.
Relais de croissance
Ainsi la cheffe d’entreprise a revu ses plans, misant sur l’export et la construction de filières en Afrique de l’Ouest plutôt que sur le marché malien. Burkina Faso, Sénégal, Côte d’Ivoire : Maya exporte actuellement 40 % de sa production. « Nos produits sont maliens, il aurait été logique de concentrer les ventes au Mali, mais cela voudrait dire mettre l’entreprise en péril. » Le Sénégal, son pays de naissance, est devenu le principal relais de croissance de son entreprise. En août, Seynabou Dieng y a ouvert la première filière Maya à l’étranger. Elle compte y recruter cinq salariés dans les mois prochains.
Depuis des années, la Sénégalo-Malienne a fait « le pari de l’Afrique », misant sur l’émergence d’une classe moyenne africaine qu’elle espère capter à travers des produits locaux, vendus entre 500 francs CFA et 1 000 francs CFA (entre 0,80 euro et 1,50 euro). « Faire de grandes études en France et rentrer au pays pour faire des sauces ! » : Seynabou Dieng connaît bien cette diatribe, qu’elle a entendue à diverses reprises de la bouche de son entourage. Mais de ces reproches est née une volonté qui anime aujourd’hui l’entrepreneuse, celle de changer les mentalités.
« Depuis la colonisation, on a mis dans la tête des Africains qu’il faut acheter des produits occidentaux pour avoir de la qualité. Changeons la donne. Il faut que nous nous décomplexions par rapport à ce qui vient d’Europe et que nous comprenions que nous aussi, nous pouvons créer de la valeur », rappelle-t-elle. Et même des produits plus sains. Cette année, Seynabou Dieng a travaillé sur une version africaine et moins chimique du fameux cube suisse Maggi. Composé de légumes séchés maliens et vendu en poudre sous forme de sachets individuels, il devrait débarquer sur les étals des marchés du pays d’ici à la fin de l’année. Et pourquoi pas à Sogounikoura et à Woninda.
Morgane Le Cam(Bamako, envoyée spéciale)
Source: Le Monde.fr