Découvrir le Vieux Domaine, c’est s’offrir un voyage dans le temps. Guidé par Daniel Payet on passe d’une époque à l’autre, découvre des espèces végétales aussi anciennes que rares…Récit d’une visite passionnante !
• Les différents propiétaires
Il est des domaines dont l’histoire est intimement liée à celle de l’île. Le Vieux domaine, niché à La Ravine des Cabris (Saint-Pierre) est de ceux-là. La sienne prend racine en 1802 quand Pierre Hibon Frohen rachète ses terres immenses à la famille de Kerveguen. Les registres retrouvés par les actuels propriétaires font état d’hectares de terres qui s’étendent de la Rivière Saint-Etienne à l’actuelle quatre voies du Tampon et du «battant des lames» aux montagnes. «On y chassait le gibier», explique Daniel Payet, maîtres des lieux, qui gère le domaine avec les membres de l’association Jardin Bourbon et Traditions. Monsieur Hibon fera d’ailleurs construire le relais de chasse qui surplombe ce qui est aujourd’hui le parking. Une belle bâtisse de 20 mètres de long, équipée d’une salle à manger, d’un godon où, dans le temps, on stockait la nourriture et d’une grande cuisine. En 1809, Marie-Céline, sa fille, s’installe au Vieux Domaine. «C’est à elle que l’on doit la construction de la maison principale, des dépendances ainsi que celle des bassins d’ornement et d’usage. A l’origine, elle comptait un étage mais il a été démantelé et posé sur le bord de la route. Il accueille le centre médical désormais. La maison principale, que j’occupe avec mon épouse, a une particularité : ce sont uniquement des filles qui en héritent. On ne sait pas pourquoi », reprend Daniel Payet. « En 1820, à la mort de son époux, Marie-Céline est obligée de vendre des parcelles parce qu’elle a besoin d’argent». Arrivent alors les Burel, en 1872. Albert Burel sera celui qui structurera le domaine. «Il garde quelques hectares pour lui et exploite le reste en y faisant cultiver de la canne à sucre. En 1952, tout est laissé à l’abandon, jusqu’en 1988. «Quand nous avons défriché, nous avons retrouvé des outils, des vestiges de vieilles habitations». Aidés de photographies d’archives et en se basant sur le récit d’anciens du quartier, Jardin Bourbon et Traditions redonne vie au Vieux Domaine.
• Mahavel terre de légende
En entrant dans sur le Vieux Domaine, on arrive à un village entièrement reconstitué. Dans des petites cases en bois, on peut y découvrir des métiers anciens, tel que bardeauteur, tisaneur ou encore forgeron. «Grâce aux archives, nous avons découvert que des engagés avaient été embauchés à la fin de l’esclavage. Bien qu’ils venaient d’Afrique, des Comores et de Madagascar, on les appelait les Malagaches», explique Daniel Payet. Ces ouvriers baptisent l’endroit Mahavel, le pays des bonnes terres, car tout y pousse. Ils ramènent avec eux leurs savoirs, mais aussi leurs rites et traditions, encore méconnus dans l’île. «Ils soignaient avec les plantes, pratiquaient le retournement des morts. De quoi en effrayer plus d’un ! C’est pourquoi, pour les Créoles, Mahavel était la terre des “grateurs de ti bois”, des sorciers». C’est aussi sur ce lieu qu’une légende réunionnaise prendrait source. Eudora, la petite-fille de Pierre Hibon Frohen, raconte à Marguerite-Hélène Mahé son enfance sur le Vieux Domaine. Récits qui seront consignés dans le livre «Eudore, contes et légendes de Mahavel». On peut y lire l’histoire de Kala, l’une des esclaves de Monsieur Hibon. Son fils unique était considéré comme un voleur. Las de son comportement, son maître finit par le tuer. Désespérée, Kala se jette dans un trou profond où, à l’époque, on jetait le corps des esclaves. «Elle a été punie par Dieu et est ressortie sous forme d’oiseau, un pétrel de Barau au cri lugubre. On raconte qu’elle se plaçait sur la branche d’un arbre à midi et à 18 heures pour “souker” les âmes des enfants. C’est ainsi qu’est né le mythe de Grand-Mère Kal», reprend Daniel Payet. Et le guide de rajouter : «Quand j’étais plus jeune, on nous interdisait de passer sous les arbres à ces heures-là. Et dès qu’on entendait les oiseaux, on détalait !». Autre personnage qui a marqué les lieux : Sitarane. On compte parmi ses victimes un monsieur Deltel, qui devait épouser l’une des demoiselles du Domaine. «Elle a fini par ne jamais se marier».
• Un verger extraordinaire
Le Vieux Domaine compte un immense verger, peuplé d’espèces endémiques et indigènes, aussi rares qu’anciennes. Impossible de toutes les citer ! «On dénombre 126 variétés de fruits, tous bio. Il s’agit de l’une des plus grandes collections des Mascareignes», reprend Daniel Payet. Un benjoin deux fois centenaire, arbre calebasse, ananas rouge, cerise de Chine et du Brésil, letchi, jamalac, jamrosat, bilimbi… pour les plus classiques. En avant dans le jardin, Daniel Payet attire l’attention sur un «fruit magique», qui contient de la miraculine. «Vous le mangez, et cela change le goût de tout ce que vous gouterez ensuite». Plus loin, un pied de baboul ou graine bourrique, dont le fruit a les mêmes valeurs nutritives que le pain. En face, du noni aux multiples vertus, pour celui qui peut aller au-delà de son odeur nauséabonde. Tout est dans son nom : qui sent le vomi. En contre-bas, des arbres majestueux, dont le bois d’enchanteur. «Le blanc apporte la chance, le bleu le malheur». Un peu plus loin, le bois de chandelle, qui, dit-on, s’il est placé à gauche du “baro” empêche les mauvais esprits de rentrer. «Monsieur de Kerveguen s’en servait pour délimiter sa propriété. Il utilisait le carré, la mesure militaire et en plaçait un à chaque carré. Quand il se baladait sur ses terres, les habitants s’exclamaient : Monsieur i sava bat karé». Une expression encore bien ancrée dans la langue créole.
• Des pièces uniques
L’ensemble du Domaine est classé à l’inventaire du patrimoine ainsi que certains de ses vestiges, des pièces pour la plupart uniques. Dans ce qui, à l’époque, était le «Parc à esclaves», l’association a aménagé un musée de la vie quotidienne. Dans la salle, un bac en béton dans lequel on broyait le café et son «tamis» dans lequel où filtrait les grains. «Ces deux éléments ainsi que les mortiers datent de l’époque de l’esclavage», explique Daniel Payet. Autre vestige, une fonderie, une pièce unique dans l’île qui servait à la fabrication des marmites en fonte. «On s’en est servi jusqu’en 1960. C’est le dernier de La Réunion qui est d’ailleurs classé au patrimoine». La minoterie suit le même chemin. «C’était le seul broyeur de maïs à être équipé d’un moteur». Là aussi, une pièce unique.
• Une association de passionnés
Le Vieux Domaine doit sa seconde jeunesse à la passion des membres de l’association Jardins Bourbon et Traditions. «Nous avons ouvert en 1991, puis fermé en 2001 avant de rouvrir en 2017 à la demande de la mairie. Hormis le jardinier et un guide que nous avons recruté, nous sommes tous des bénévoles». Le travail effectué sert avant tout un devoir de mémoire. «Nous souhaitons faire découvrir les lieux. D’ailleurs, au mois de février, nous allons ouvrir le Verger de Mahavel, notre lieu de production. Le public pourra alors faire une visite couplée». Daniel Payet et ses collaborateurs n’oublient pas les enfants. «Quand nous en recevons, nous proposons des ateliers et nous ouvrons le Sentier Grand-Mère Kal». Les marmailles cheminent le long d’un petit chemin au son de la comptine “Grand Mère-Kal kel heur i lé?” et débarquent à l’antre de la vieille dame. Frissons garantis !